Douzième manifestation, depuis le mois d’octobre, à Dresde, lundi dernier (12 janvier 2015) : 25 000 manifestants avec le mouvement des «Patriotes européens contre l’islamisation de l’Occident» (Pegida) qui avait appelé ses partisans non seulement à défiler comme tous les lundis mais aussi à rendre hommage aux victimes des attentats de Charlie Hebdo en faisant de leur promenade une marche silencieuse. Précisons d’emblée que cela n’a pas fonctionné. A cause du silence ou parce qu’ils n’avaient pas l’intention de s’associer au Nous sommes Charlie de la Chancelière allemande venue le dire à Paris puis à Berlin ? Elle avait déclaré quelques jours avant que l’Islam est partie intégrante de la culture allemande, ce qui est vrai depuis Lessing et Nathan le sage. Cette phrase, elle la répète quasi à l’identique depuis cinq ans. Le problème est qu’entre temps elle avait aussi annoncé l’échec du multiculturalisme («multikulti»).
En réaction au défilé de Dresde, des contre-manifestations ont eu lieu dans plusieurs villes d’Allemagne : Leipzig 30.000, Munich 20.000, Hannovre 19.000, Saarbrücken 9000, Düsseldorf 5000, Berlin 4000 auquel il convient d’ajouter les 100 000 de mardi dernier à l’initiative des musulmans de Berlin avec Angela Merkel et l’ensemble du gouvernement.
Sortons cependant très vite de cette comptabilité qui finit par avoir des allures de tableau de championnat de football. Il y a peu encore on pouvait relever le paradoxe qu’il y avait plus de manifestants anti-pediga là où il n’y avait pas d’anti-islamistes et inversement. La situation est évolutive. Et même si les manifestations s’estompent, les idées s’installent.
Il n’a pas fallu beaucoup de temps pour que l’aile dure de l’Alternative pour l’Allemagne n’exploite le massacre perpétré dans les locaux de Charlie Hebdo. Elle affirme qu’il apporte de l’eau au moulin de pegida et permet de justifier le rapprochement entre les deux formations qui ferait de l’AfD le relais politique du mouvement de masse sur fond de remise à l’honneur des thèses de Samuel Huntington sur le «choc des civilisations». C’est au point que le candidat tête de liste AfD à Hambourg a lancé la campagne électorale avec un lapsus freudien : «c’est arrivé [l’attentat] plus tôt que j’espérais» (voulant dire craignais)
Nous nous concentrerons sur Dresde où l’on assiste à une montée en puissance du mouvement. Ils étaient 25 000, après avoir été la semaine précédente 18 000, la fois d’avant 14 000, encore avant 10 000. Ils avaient commencé à quelques centaines.
Qu’est-ce qui se focalise sur Dresde ? Y a‑t-il une raison particulière qui expliquerait le phénomène ? Nous suivrons aussi une hypothèse, celle de savoir s’il ne s’expérimente en Saxe un rapprochement entre un mouvement de masse et ce qui pourrait devenir son bras politique. Et pour tout dire si l’on n’assiste pas clairement à la naissance d’un Front national allemand.
PEGIDA est l’abréviation de Patriotische Europäer gegen die Islamisierung des Abendlandes qui se traduit par Européens patriotes contre l’islamisation de l’occident. L’intitulé même du mouvement exprime la confusion dans laquelle il baigne. On ne sait pas très bien s’ils sont patriotes allemands et européens ou patriotes d’une Europe allemande qu’ils confondent allègrement avec un occident sans doute hérité d’Oswald Spengler.
Dans d’autre endroits, les premières lettres sont remplacées par les initiales des villes (Lediga = Leipzig contre l’islamisation de l’occident). Quant à «l’islamisation», leur point commun, on ne sait pas très bien ce que cela veut dire ni surtout à quelle peur cela fait référence. Elle disparaît d’ailleurs dans les sondages déclaratifs.
Les manifestants charrient beaucoup de peurs irrationnelles. On y distingue cependant trois grands boucs émissaires : les demandeurs d’asile, la presse et les partis politiques. On perçoit la thématique du tous pourris, de l’établissement, ainsi que des propos que l’on a pu entendre chez nous dans les manifestations contre le mariage pour tous. Ils auraient aussi la nostalgie d’une culture de l’occident judéo-chrétien. On se demande bien ce qu’ils entendent par là.
Pour le sociologue Dieter Rucht, les slogans sont ambivalents et ils le sont volontairement :
«Les messages de pegida sont ambivalents, c’est irritant et peut-être aussi habile de la part des organisateurs. D’un côté, ils disent nous sommes des citoyens tout à fait ordinaires, paisibles (…), nous ne sommes pas du tout hostiles aux étrangers, nous ne voulons que mieux réglementer tout cela». C’est un aspect des choses, poursuit-il. On pourrait même pour certaines revendications comme plus de referendum dire OK, pourquoi pas. «Mais il y aussi des messages qui vont dans une toute autre direction. Je crois que cette ambivalence n’est pas due au hasard mais que l’on cherche à attirer d’un côté des gens qui appartiennent à la droite et à la mouvance xénophobe sans effrayer les citoyens ordinaires ».
(Source)
La distinction peut s’avérer difficile à faire. Par exemple : proposer un permis à point, permis de séjour s’entend, c’est de l’ordinaire ou du racisme ? A moins que ce ne soit du racisme ordinaire.
Nous sommes dans le Land de Saxe dans l’ancienne Allemagne de l’Est. On y votait le 31 août dernier. Le nouvel arrivant l’Alternative pour l’Allemagne, AfD, parti «national (ultra)conservateur» ou parti «national (ultra)libéral», à droite de la droite, obtenait 9,7 %, les néonazis du NPD avec 4,95 % (moins 0,7) ont été dans leur bastion victime du succès de l’AfD et ont perdu de peu leur présence au Landtag. La participation électorale était de 49,2 % .
Il fallait sans doute un tel creuset pour garder le ventre fécond comme disait Brecht. Spiegel-online cite un politologue de l’Université de Dresde selon lequel un tel mouvement de masse avait besoin d’une grand ville conservatrice dans un environnement lui-même très conservateur. La Saxe est un bastion de la droite depuis la Chute du mur de Berlin avec une active présence néonazie. Ce qui ne signifie pas que la majorité des manifestants le soient. Il serait même extrêmement contre productif de les qualifier ainsi. Peut-être peut-on dire que le vers est dans le fruit. Ils ont récupéré au grand dam de ceux-ci le slogan des opposants de la RDA, «nous sommes le peuple» qu’ils renvoient aux partis établis d’aujourd’hui et à la chancelière qu’ils brandissent voilée.
Quant à l’AfD, je l’avais présenté dès sa création, comme une sorte de Tea Party des professeurs.
Selon le sociologue Andreas Kemper, beaucoup de membres de l’AfD se vivent comme des bons pères de famille porteurs de valeurs morales et se considèrent comme une majorité trop longtemps restée silencieuse qui doit maintenant commencer à montrer leurs limites aux pauvres, aux étrangers, aux homosexuels etc..
Deux tendances s’y affrontent actuellement, en gros les bon chic bon genre et ceux qui hésitent moins avec le politiquement incorrect. Il y a un petit conflit aussi, semble-t-il, entre ceux qui sont pour un rapport direct avec pegida et ceux qui veulent garder leurs distances, ne serait-ce que parce qu’ils pensent que le gros du phénomène est localisé et ne se généralisera pas. N’oublions pas aussi que l’économie allemande a besoin de l’immigration.
La politique TINA (= qui consiste à dire qu’il n’y a pas d’alternative) d’Angela Merkel qu’elle partage avec quelques nuances avec le parti social-démocrate organise la fin du politique au sens ou elle interdit tout débat possible sur des choix qui ne sont plus que «techniques» et donc en apparence neutres. Il ouvre de l’espace à droite qui occupe dangereusement la notion d’alternative pour de fausses alternatives. Le phénomène s’étend à toute l’Europe.
A suivre donc…
Bernard Umbrecht