2. La déli­cate ques­tion de l’autonomie et du peuple « alsacien »

 En grande part, nombre de mili­tants régio­naux du PCF doivent par­ta­ger l’analyse réduc­trice faite par le Par­ti de Gauche, pour eux comme pour lui, toute évo­ca­tion d’autonomisme (ou de régio­na­lisme) étant empreinte de relents sul­fu­reux et ils sont éga­le­ment plus prompts aux pro­cès en sor­cel­le­rie qu’à une conver­gence limi­tée et réflé­chie sur un point qui relève toute de même d’une sérieuse atteinte à la démocratie.

 La contes­ta­tion est auto­no­miste, et l’autonomisme est de droite, voire pire, puisqu’elle n’est pas de gauche.

 « Plus » de gauche …

 Car, en cela, nos cama­rades font preuve, ou de mau­vaise foi, ou d’amnésie col­lec­tive, ou les deux à la fois, car l’histoire du Par­ti com­mu­niste en Alsace est en fait inti­me­ment liée à la reven­di­ca­tion autonomiste.

Libre à eux de jeter aux orties une dimen­sion essen­tielle du com­bat de leurs aînés, il n’est pas néces­saire pour autant de les insul­ter en affu­blant cette part de leurs convic­tions des ori­peaux du fas­cisme que ces mêmes aînés ont pour­tant combattu.

 Dans un article de « Sai­sons d’Alsace » (n°114, 1991–92) Jean-Marie DUPUY évoque Georges WODLI, che­mi­not, com­mu­niste et résis­tant, et son « rêve : une Alsace autonome ».

Nous lui savons gré de ne pas avoir mis sous le tapis cet aspect des choses alors que d’autres, tout en conser­vant le béné­fice de l’icône, et le bran­dis­sant comme cau­tion, l’ont  toi­let­té et ont eu soin de faire dis­pa­raître ce qui  embar­rasse aujourd’hui.

 Il est néan­moins un peu leste de qua­li­fier de doux rêveur quelqu’un qui est par­ve­nu à créer un réseau régio­nal dans les pires condi­tions qui étaient celles de l’Alsace d’alors, cou­pée à la fois des anti­fas­cistes alle­mands (si, si ! il y en avait !) et de la résis­tance française.

Un « rêve » en outre non per­son­nel, mais par­ta­gé et ce, depuis les conseils de sol­dats et d’ouvriers de novembre 1918 qui reven­diquent une Alsace « ni fran­çaise, ni alle­mande, ni neutre » (une « non-neu­tra­li­té » liée à la récente révo­lu­tion en Russie ?)

 « Rêve » par­ta­gé au-delà des rangs des com­mu­nistes, puisque 12 des 16 dépu­tés alsa­ciens en 1936, de tous les bords poli­tiques (sauf la SFIO, par­ti des fonc­tion­naires de vieille France,  ancêtre du PS et du Par­ti de Gauche) l’étaient sur des bases autonomistes.

Jean-Marie DUPUY pose aus­si, pru­dem­ment et avec ména­ge­ment, cette ques­tion : « mais y a‑t-il un peuple d’Alsace-Lorraine ? » (Quand on parle ici de Lor­raine, elle se limite à sa par­tie « thioise », cad la Moselle germanophone).

Jean-Louis DOLFUS[i] affir­me­ra vingt ans après, en 2013 et plus péremp­toi­re­ment qu’ « il n’y a pas de peuple alsa­cien », s’appuyant sur l’idée que la popu­la­tion alsa­cienne est aujourd’hui dis­pa­rate. Manuel VALLS ne dit pas autre chose.[ii]

Jean-Marie DUPUY, dans les notes de son article, à l’appui de l’idée d’une ins­crip­tion de longue date de l’Alsace dans l’espace poli­tique fran­çais que WODLI et ses cama­rades auraient « sous-esti­mée », convoque Gau­thier HEUMANN et sa « Guerre des Pay­sans » (1976, Edi­tions Sociales).

 Or, pour avoir relu récem­ment l’ouvrage, j’ai été à nou­veau confron­té à l’étrange rac­cour­ci auquel cet auteur, par ailleurs méri­toire, s’est livré et qui m’avait déjà trou­blé la pre­mière   fois : en effet il nous fait la juste démons­tra­tion que, pen­dant le sou­lè­ve­ment popu­laire qui embrase l’Alsace en 1525 comme tout le sud de l’Allemagne, la bour­geoi­sie urbaine de la Déca­pole, se sen­tant aban­don­né par l’Empereur face aux grands féo­daux avides de lui reprendre ses pri­vi­lèges, va faire à ce moment-là le choix de la France, où la monar­chie avait déjà gagné du ter­rain sur l’aristocratie (la mise au pas défi­ni­tive a lieu après la Fronde). Puis, il conclut plus loin que le choix de la France par les Alsa­ciens – y incluant ain­si les sur­vi­vants du mas­sacre de dizaines de mil­liers d’insurgés par le « fran­çais » et bon duc Antoine de Lor­raine – date de ce moment-là.

 Cette confu­sion et amal­game entre bour­geoi­sie et « peuple » n’est non seule­ment pas très ortho­doxe d’un point de vue mar­xiste, mais pro­cède éga­le­ment d’une conclu­sion un peu hâtive et qui relève de la contor­sion intellectuelle.

C’est cette même bour­geoi­sie, prin­ci­pale béné­fi­ciaire de la vente des biens natio­naux en 1790, qui est le fer de lance de la fran­co­phi­lie pen­dant l’annexion alle­mande de 1870–1918, étant – bour­geoi­sie oblige – éga­le­ment la classe sociale la plus francophone.

Les argu­ments avan­cés de Jean-Louis DOLFUS pour reti­rer aux Alsa­ciens le label de « peuple » qui ouvri­rait droit à une recon­nais­sance légale, sinon à quelques égards, méritent qu’on s’y attarde : le pre­mier – dans le désordre – est que la pra­tique de la langue régio­nale est deve­nue mino­ri­taire. C’est indé­niable, en effet, et on aura tout fait pour : l’extrémité de mes doigts se sou­vient encore des coups de règle admi­nis­trées par mon ins­ti­tu­teur, trau­ma­ti­sé – me racon­te­ra plus tard son fils – par son expé­rience de « mal­gré-nous » sur le front russe (de qui ou de quoi se ven­geait-il sur moi ?). On mesure ici entre autres la part de l’autocensure dans le déclin de la langue régio­nale : les Tyro­liens du sud, ger­ma­no­phones qui ont acquis une large auto­no­mie en Ita­lie, parlent de « Verelsäs­se­rung » pour dési­gner le phé­no­mène de renon­ce­ment consen­ti à la per­son­na­li­té régionale.

Le deuxième argu­ment est que la popu­la­tion alsa­cienne est aujourd’hui dis­pa­rate et « mul­ti-cultu­relle ». Outre qu’on aurait pu en dire autant de l’Algérie d’avant 1962 ain­si que de la plu­part des « peuples » recon­nus et avé­rés, il y a deux choses à ajou­ter à cela.

Il objecte aux … habi­tants d’Alsace (je réa­lise que si on prend à son compte le déni oppo­sé aux Alsa­ciens à un titre de peuple, on ne peut plus écrire « Alsa­ciens » puisque le terme est de ce fait dénué de signi­fi­ca­tion) le manque d’unicité d’origine, 30% des res­sor­tis­sants n’étant pas nés dans la région, ce qui la ren­drait inéli­gible à l’appellation « peuple ». Un défi­cit d’unicité eth­nique donc ?

Nous n’aurons pas la cruau­té de rap­pe­ler à Jean-Louis DOLFUS qu’un bon triage eth­nique tel celui opé­ré par l’administration fran­çaise en 1918–19 qui abou­tit à l’expulsion manu mili­ta­ri de plus de 100 000 per­sonnes, « Alt-Deut­schen » autant qu’Alsaciens de « souche » soup­çon­nés de manque de fer­veur fran­co­phile, pour­rait aisé­ment régler le pro­blème de défaut de « Ras­sen­rein­heit » (pure­té de race). Non seule­ment la pente est savon­neuse, mais pous­sé jusqu’au bout, l’argument exclu­rait au même titre du « peuple » de France tous ceux qui ne sont pas nés, ou alors celui-ci n’en serait plus un pour les mêmes rai­sons, puisqu’il recèle en son sein des corps « étrangers » …

Et que dire alors, pour ne citer que ce seul exemple, de la Nou­velle-Calé­do­nie, et de son droit à l’indépendance contre­car­ré par la pré­sence majo­ri­taire de « cal­doches » (ce qui n’empêche heu­reu­se­ment pas cer­tains d’entre eux, dont un ami, de prendre fait et cause pour les Kanaks).

Quelqu’un vient de me rap­pe­ler que le texte de réfé­rence sur la défi­ni­tion de nation est celui d’Ernest Renan : texte inté­res­sant, où celui-ci, éga­le­ment inven­teur du racisme anti­sé­mite (terme dési­gnant à juste titre à la fois les juifs et arabes) sur une argu­men­ta­tion por­tant sur les insuf­fi­sances lin­guis­tiques ren­dant leurs uti­li­sa­teurs inca­pables d’atteindre des som­mets en matière de phi­lo­so­phie et de poé­sie, à l’inverse des langues aryennes ( !) Renan donne – entre autres – comme fon­de­ment à la nation l’oubli de la vio­lence qu’il a fal­lu pour la créer …

Quelles sont les cri­tères qui per­mettent de dis­cri­mi­ner un « peuple » d’un « non-peuple », cette der­nière appel­la­tion deve­nant en creux la seule pos­sible pour dési­gner la popu­la­tion d’une aire géo­gra­phique don­née et qui la plonge, dépour­vue de la pre­mière, dans un néant définitif.

Le déni de « popu­li­tude » a évi­dem­ment comme fin de cou­per court à toute reven­di­ca­tion au fameux « droit des peuples à dis­po­ser d’eux-mêmes », que ce soit sous forme de sépa­ra­tisme, ou même d’autonomie, aus­si limi­tée soit-elle,  à laquelle la qua­li­té de « peuple » peut per­mettre de pré­tendre, dans l’esprit de 1848 comme de celui des Qua­torze Points de Wil­son (ce der­nier n’ayant fina­le­ment été appli­qué que là où ils affai­blis­saient les vain­cus de 1918).

On ne peut s’empêcher aus­si de rap­pe­ler ici l’acharnement mis par Gol­da Meir en son temps, à nier l’existence d’un peuple pales­ti­nien, jusqu’à réfu­ter le bien-fon­dé du nom lui-même.

 Qui décerne le label « peuple » ?

Qui décide de qui est un peuple ou non ? Qu’est-ce qui défi­nit un peuple ? Une his­toire com­mune, le nombre de sa population ?

Et si les Alsa­ciens ne sont pas un peuple, ils sont quoi, alors ? Il ne reste plus qu’à dire : rien.

Pour­tant, par­ler d’ « Alsa­ciens » est inves­ti de plus de sens que de « Cham­pe­nois » ou d’ « Arden­nais », sans vou­loir offen­ser ceux-ci.

Je reste pour ma part très atta­ché à la brève et simple défi­ni­tion de « peuple » qu’avait don­né un auteur irlan­dais mar­xiste d’origine bri­tan­nique, dans un ouvrage inti­tu­lé « Ire­land, my own » en l’occurrence : « un peuple, c’est quand des gens habitent long­temps au même endroit ». Il expli­quait dans son livre pour­quoi en tant qu’anglo-irlandais, pro­tes­tant de sur­croît, il se sen­tait aus­si Irlan­dais qu’un « celte » de souche. Impos­sible de don­ner davan­tage de réfé­rence : c’est un livre acquis pen­dant mes études d’anglais, prê­té et jamais récu­pé­ré comme il arrive sou­vent aux livres qu’on a aimé. L’auteur por­tait le nom de Jack­son, je crois, mais je ne trouve nulle trace sur internet.

 « Nation », « peuple » sont des concepts extrê­me­ment confus, et il est fort pro­bable que leur nébu­lo­si­té n’est pas près de se dis­si­per. On est éga­le­ment dans un tir croi­sé où se mêlent des idées dont les fon­de­ments ne sont sou­vent ni ration­nels, ni sou­mis à l’examen le plus élé­men­taire. Cha­cun puise dans les textes de réfé­rence, y com­pris dans les clas­siques du mar­xisme, ce qui l’arrange, allant jusqu’à appe­ler à la res­cousse (encore mes Par­ti de Gauche favo­ris) des « sou­ve­rai­nistes » de gauche molle ou pire.

 Bien sûr que Marx et Engels ont por­té la « nation » fran­çaise aux nues, notam­ment parce qu’ils rêvaient (comme Wodli, ils avaient eux aus­si des « rêves ») d’un des­tin simi­laire pour l’Allemagne, apte à ren­ver­ser les aris­to­cra­ties ados­sées au mor­cel­le­ment poli­tique d’alors. Une « nation » fran­çaise issue d’une révo­lu­tion qui s’est bien tarie depuis.

 En France, on n’a d’ailleurs pas trop aimé, cette « nation » alle­mande uni­fiée, quand elle s’est créé, puisqu’elle contra­riait les anciennes ambi­tions ter­ri­to­riales de conquête de la rive gauche du Rhin qui ont per­du­ré jusqu’en 1914, et dont l’annexion de l’Alsace par Louis XIV ne consti­tuait qu’une étape. L’entrée en guerre de Napo­léon III en 1870 a notam­ment eu pour cause sa volon­té d’empêcher l’unification allemande.

 « Mais la Répu­blique, Daniel, la Répu­blique ! » me disait récem­ment un impor­tant fonc­tion­naire de la culture   région, en évo­quant les mani­fes­ta­tions en ques­tion plus haut, et dont la femme par­ti­cipe par ailleurs, dans une fonc­tion non moins impor­tante au détri­co­tage du maillage cultu­rel natio­nal et du prin­cipe consti­tu­tion­nel d’égal accès à la culture pour tous.

Il en était res­té là, lais­sant la phrase sans suite, révé­lant par l’incapacité de la déve­lop­per son rôle d’incantation para-reli­gieuse et d’écran à son manque crois­sant de signi­fi­ca­tion réelle, puisque, comme a pu le dire Phi­lippe Mar­tel, tout le monde aujourd’hui est « républicain ».

La Répu­blique, oui … et alors ? A force de sacra­li­ser sans dis­cer­ne­ment 1789, on oublie que celle de 1792 – hor­mis le bref épi­sode de la Mon­tagne au pou­voir –  est avant tout le triomphe du libé­ra­lisme éco­no­mique (cf. Robert Cas­tel, « Méta­mor­phose de la ques­tion sociale ») qui étouffe aujourd’hui la planète.

On oublie ce que la France cen­tra­li­sée d’aujourd’hui doit à la monar­chie abso­lue de l’Ancien Régime et en est le prolongement.

On oublie aus­si que la pre­mière appa­ri­tion de l’autonomisme poli­tique en Alsace, à l’instigation d’Auguste Schnee­gans en 1875, est vive­ment applau­die en France, … puisqu’elle est alors diri­gée contre l’Allemagne.

 Il convien­drait que les cama­rades du PCF creusent au-delà des idées issues de la sim­pli­fi­ca­tion de l’histoire à usage du mili­tant de base – ça ne l’aidera pas à gran­dir de lui occul­ter des pans entiers de son pas­sé col­lec­tif – de dépas­ser la sys­té­ma­tique sus­pi­cion à l’encontre de tout ce qui n’est pas né en son sein ou qui en a été dis­crè­te­ment expul­sé, de faire la part des choses entre ce qui relève de la mys­tique natio­nale et du seul pro­grès social et démo­cra­tique, d’éviter le cata­lo­gage som­maire en guise d’argument poli­tique, et sur­tout de ne pas se lais­ser conta­mi­ner par la psy­cho-rigi­di­té du Par­ti de Gauche en la matière. Je suis gen­til : on devrait par­ler d’hystérie para­noïde. Un tel est allé jusqu’à vou­loir éta­blir un lien entre les mani­fes­ta­tions en Alsace et celle des anti-isla­mistes réel­le­ment néo-nazis, eux, de Dresden.

 D’autant que ce manque d’analyse vient contre­dire la posi­tion qui consiste à sou­te­nir et à auréo­ler de pro­gres­sisme la plu­part des luttes pour l’autonomie dès lors qu’elles sont exté­rieures à l’hexagone, tel le peuple kurde, comme si la cau­tion offerte par pré­sence du mar­teau et de la fau­cille sur les dra­peaux des com­bat­tants confé­rait ipso fac­to à leur lutte la légi­ti­mi­té requise.

 Dans la même veine, on peut se deman­der si Jean-Louis DOLFUS s’aventurerait à remettre en ques­tion la qua­li­té de peuple que Domi­nique BUCCHINI reven­dique pour celui de Corse et si la tenace pré­do­mi­nance de la droite en Alsace n’a pas contri­bué au déni de « popu­li­tude » qu’il oppose aux Alsaciens.

 Il pour­rait me rétor­quer – ce que je ferais à sa place – qu’il n’a pas à se pro­non­cer sur une réa­li­té qu’il ne connaît pas, ou pas assez bien, ce qui per­met­trait de lui répondre, non sans une mali­cieuse satis­fac­tion, que c’est pré­ci­sé­ment là que pour­rait se situer l’intérêt d’une auto­no­mie régio­nale, à savoir une meilleure appré­hen­sion des besoins de ter­rain (à l’intérieur d’une soli­da­ri­té plus large, bien évi­dem­ment, natio­nale en atten­dant, et, un jour on l’espère, universelle).

 Autant qu’il m’en sou­vienne, le (supra-) peuple sovié­tique n’empêchait pas l’existence des peuples ouz­beks, armé­niens, kir­ghize, et autres, dont cer­tains étaient consti­tués en répu­bliques dites « auto­nomes », précisément.

Pour­quoi l’alibi de l’unité et de l’indivisibilité de la République/Nation  ne pour­rait pas être légi­ti­me­ment bran­die à son tour par la Tur­quie pour s’opposer au sépa­ra­tisme kurde ?  Il y a comme une pré­somp­tueuse ombre d’exception et de supé­rio­ri­té poli­tique à la française.

Daniel MURINGER

A suivre 3.  L’autonomie a une légitimité

Vers la par­tie 1

[i]http://blogs.mediapart.fr/blog/jean-louis-dolfus/170213/non-lautonomie-institutionnelle-de-lalsace

Lire aus­si la réac­tion à cet article de Jean-Claude MEYER :

http://la-feuille-de-chou.fr/archives/47360

http://67.pcf.fr/64081