Ah ces fai­néants, ces tri­cheurs, ces cor­rom­pus, ces cigales, révol­tées contre la juste puni­tion pour leurs fautes ! Les réseaux sociaux, les blogs, cer­tains édi­to­riaux (celui de Ray­mond Cour­raud pour « L’ALSACE »), débordent ce matin de ce type de consi­dé­ra­tions après la vic­toire de SYRIZA en Grèce. Il y en a qui « suintent » lit­té­ra­le­ment de dépit, trai­tant d’idéologues « rouges » leurs contra­dic­teurs, tout en cla­mant leur atta­che­ment à la démocratie.

Il me semble que cer­taines mises au point doivent être faites, tant l’usage de l’expression « dette abys­sale » a brouillé la réa­li­té, et per­tur­bé l’esprit des commentateurs.

La Grèce, c’est 11 mil­lions d’habitants, et 2,3% du PIB de la zone euro. C’est aus­si un bud­get infé­rieur à celui du dépar­te­ment des Hauts-de-Seine. C’est enfin 319 mil­liards d’euros de dette publique cumu­lée, soit 3% de celle de l’ensemble de la zone euro, qui se mon­tait à 9.055,5 mil­liards d’euros au 1er tri­mestre 2014 selon Eurostat.

Les man­que­ments, les tri­che­ries, la fraude, les gabe­gies, le clien­té­lisme, péchés capi­taux de ce pays, dit-on, sont à rame­ner à cet ordre de gran­deur. Lors de son admis­sion à la mon­naie unique, en 2001, ces tares, qui exis­taient déjà, ne pou­vaient être igno­rées. Sauf à consi­dé­rer les res­pon­sables euro­péens comme des incons­cients, des naïfs et des incom­pé­tents, inca­pables de sur­croît d’enquêter sur les agis­se­ments de la Gold­man-Sachs, qui a four­ni les moyens de la fal­si­fi­ca­tion des comptes(…)

Les mul­ti­na­tio­nales et le capi­ta­lisme finan­cier se sont nour­ris de la dette

La réponse tient en grande par­tie dans les consta­ta­tions sui­vantes : source de mar­chés juteux pour les entre­prises et les mul­ti­na­tio­nales occi­den­tales, les Jeux Olym­piques se pro­fi­laient à l’horizon 2004. Autre gise­ment à pros­pec­ter : un bud­get mili­taire hyper­tro­phié par l’entretien d’une ten­sion per­ma­nente avec le voi­sin turc. Sie­mens, entre autres, a four­ni moyen­nant pots de vin et cor­rup­tion, beau­coup d’armement, ain­si que quatre sous-marins à pro­pul­sion conven­tion­nelle, affaire qui a com­pro­mis jusqu’à le conduire en pri­son le ministre Akis Tso­chat­zo­pou­los. L’explosion tou­ris­tique, ren­for­cée par l’adhésion, a ouvert d’autres pos­si­bi­li­tés, tels les prêts ban­caires accor­dés à tout va, pous­sant des entre­prises bien de chez nous comme le Cré­dit Agri­cole à par­ti­ci­per au fes­tin. L’équipement des ménages, des hôtels et tavernes se com­pose mas­si­ve­ment de pro­duits de marques Bosch, Miele, Sie­mens  tan­dis que cette der­nière mul­ti­na­tio­nale a long­temps eu un qua­si-mono­pole sur la four­ni­ture des tableaux élec­triques pour les bâti­ments pri­vés et par­ti­cu­liers. Le tout por­té par un taux de crois­sance supé­rieur à 4% l’an jusqu’à la crise ban­caire de 2008.

Les spé­cu­la­teurs s’engraissent, le peuple trinque

Celle-ci n’est pas née en Grèce, elle est issue de l’avidité, et de l’aventurisme des requins de la haute finance glo­ba­li­sée. Elle a ouvert la voie à une attaque spé­cu­la­tive de grande ampleur contre la mon­naie com­mune, qui s’est faite par le biais de l’état le plus fra­gile et le plus faible de la zone euro. Alors, on a volé au secours de cette bre­bis galeuse dont jusque-là on s’était accom­mo­dé sans pro­blème. Pas pour ses beaux yeux, mais parce que son impé­ri­tie mena­çait dans son entier un édi­fice hâti­ve­ment conçu, mal pro­té­gé, sans le moindre début d’harmonisation fis­cale, coif­fé d’une BCE inter­dite d’intervention directe, fai­sant la part belle aux banques pri­vées, construit par ailleurs sur des cri­tères de conver­gence irréa­listes et bafoués par la plu­part de ceux-là mêmes qui les avaient ima­gi­nés. Ce que l’on n’aurait pas osé faire à des Etats membres de plus de poids éco­no­mique, on se l’est auto­ri­sé pour la Grèce. La «troï­ka », « bun­ké­ri­sée » à l’hôtel Hil­ton à Athènes, a usé et abu­sé du mépris, de la menace, de l’irrespect, exi­geant tou­jours davan­tage de sacri­fices, pré­ci­pi­tant le pays dans la dépres­sion, une par­tie des classes moyennes dans la pau­vre­té et les pauvres dans la misère, prin­ci­pa­le­ment dans les grandes agglo­mé­ra­tion dans les­quelles le niveau des prix était proche du nôtre pour le loge­ment, la san­té, l’éducation etc…  mais épar­gnant les plus riches et les lob­bies. On se sou­vien­dra éga­le­ment de l’insolence d’un cer­tain Sar­ko­zy, à Cannes, trai­tant le pre­mier ministre Papan­dréou comme un vul­gaire polis­son, cou­pable d’avoir vou­lu orga­ni­ser dans un pays sou­ve­rain une consul­ta­tion réfé­ren­daire. Au final, on a accru méca­ni­que­ment le poids de la dette publique, on a humi­lié un peuple tout entier, et on a aujourd’hui la vic­toire d’Alexis Tsi­pras comme un retour de boomerang.

Madame Lagarde elle-même, qui ne « suinte » guère l’idéologie « rouge » s’est émue des limites et des effets secon­daires de cette poli­tique de la « schlague », tan­dis que les « ultras » de l’équilibre des finances publiques dans un monde « ultra » libé­ral ne ces­sant de récla­mer la fin de toute contrainte se rai­dis­saient dans leurs dis­cours et « chauf­faient » leur opi­nion per­sua­dée d’avoir à payer pour un peuple « voyou ».

On a trou­vé moyen de faire pire, en lais­sant entendre récem­ment ne plus craindre un « GREXIT », grâce aux méca­nismes de pro­tec­tion de l’euro mis en place dans l’urgence. Le cynisme de ces consi­dé­ra­tions a ache­vé d’éclairer les Grecs sur les rai­sons pour les­quelles on était venu les sau­ver de la faillite quelque temps auparavant.

Un peuple humi­lié redresse la tête

Il me semble néces­saire de faire ici d’autres consta­ta­tions. Accu­ser un peuple d’être com­po­sé de tri­cheurs ata­viques revient à insi­nuer que d’autres seraient des paran­gons d’honnêteté, même en face d’un envi­ron­ne­ment admi­nis­tra­tif favo­rable à la fraude. C’est plus qu’une erreur, une insulte. Récem­ment, un arti­san bien de chez nous m’a deman­dé de le payer en liquide, arguant du fait que fis­ca­le­ment, il était au « taquet ». Oppo­ser fron­ta­le­ment la cigale à la four­mi revient à igno­rer la dis­tinc­tion entre tra­vail et pro­duc­ti­vi­té, ain­si que l’héritage cultu­rel et envi­ron­ne­men­tal.  Deman­dons-nous si les 10 mil­lions de « four­mis » alle­mandes payées au lance-pierre sont heu­reuses de leur condi­tion de four­mi, et à toutes les autres four­mis de ce pays si elles seraient prêtes à tra­vailler par 40 à l’ombre quatre mois par an, ou jusque tard dans la nuit. N’oublions pas non plus que notre bon Jean de La Fon­taine était bien gras et bien nour­ri quand il conseillait au labou­reur de « prendre de la peine ».

Oser trai­ter de « PIGS » (acro­nyme de Por­tu­gal-Ire­land-Greece-Spain, signi­fiant en anglais les « porcs ») les pays du sud est une autre for­fai­ture. Com­ment alors qua­li­fier le Luxem­bourg de l’actuel pré­sident de la Com­mis­sion Jean-Claude Jun­cker, qui a cou­vert des cen­taines d’accords d’évasion fis­cale avec des mul­ti­na­tio­nales? Que dire du chancre fis­cal qu’est aus­si l’Irlande, dans ce domaine ? A com­bien de mil­liers de mil­liards d’euros se chiffre le manque à gagner fis­cal dans la zone euro ?

Dénon­cer le com­por­te­ment des arma­teurs grecs et de l’Eglise ortho­doxe est par­fai­te­ment légi­time, car il s’agit d’un scan­dale. Mais quelle part de leurs pro­fits nombre de grands fleu­rons de notre éco­no­mie versent-ils au fisc, usant pour se sous­traire à leurs obli­ga­tions de dis­po­si­tions légales hors de por­tée du com­mun des mortels ?

Pour conclure, la zone euro semble bien avoir raté l’occasion d’être enfin exem­plaire, à com­men­cer par l’Allemagne qui s’est sous­traite dès qu’elle le pou­vait à l’obligation d’indemniser pour les des­truc­tions et pillages com­mis par la folie nazie(1). La Grèce n’a‑t-elle pas été vic­time de ce déni, en la per­sonne des grands-parents et parents de ce Tsi­pras qu’un article du jour­nal L’Alsace pré­sente comme « un déma­gogue et un beau par­leur, vivant, comble du comble, en concu­bi­nage » (mer­ci pour tous les lec­teurs dans le même cas).

 En s’autorisant l’usage du fouet sur le dos d’un petit, l’Europe de la mon­naie com­mune a igno­ré les ver­tus de la péda­go­gie. Au lieu d’être ferme sur cer­tains points (les mêmes que ceux sur les­quels elle est prise en faute), elle a fait état d’exigences, avec morgue et hau­teur. Elle a pous­sé au dépe­çage des struc­tures éta­tiques alors qu’il aurait fal­lu les aider à se réfor­mer. Elle a impo­sé la ces­sion de pans entiers de l’autorité et du domaine public au sec­teur pri­vé, quand il aurait fal­lu créer, au contraire, les condi­tions de sa remise en ordre, seul moyen de lui per­mettre de satis­faire aux exi­gences d’une démo­cra­tie réel­le­ment vivante. Elle a siphon­né la matière grise de mil­liers de diplô­més de ce pays obli­gés de s’exiler pour vivre. La vic­toire de Syri­za est le résul­tat de cet aveu­gle­ment, le sur­saut néces­saire, qu’il serait erro­né de consi­dé­rer comme un simple caprice de gens aux­quels on dénie à prio­ri la capa­ci­té d’assumer tout ou par­tie de leurs erreurs.

MICHEL SERVE (TURCKHEIM)

(1) Note de la rédac­tion de L’Al­ter­presse 68 :

Au sujet de la dette de l’Al­le­magne à la Grèce, vous trou­ve­rez à l’aide de ce lien un extrait d’un texte rédi­gé en 2011 par un his­to­rien alle­mand (Karl Heinz Roth) et paru dans le numé­ro 236bis de la revue « A Contre Cou­rant » (août 2012).