En 2007, un article que j’avais écrit pour le bul­le­tin syn­di­cal du Sfa-Cgt (Syn­di­cat Fran­çais des Artistes-Inter­prètes), inti­tu­lé « le spec­tacle vivant ama­teur en Alsace », avait atter­ri sur le bureau du Direc­teur Régio­nal des Affaires Cultu­relles, relayé à son inten­tion par le Minis­tère de la Culture et de la Com­mu­ni­ca­tion. Le direc­teur en ques­tion convo­qua alors une réunion asso­ciant les conseillers de la DRAC, les repré­sen­tants régio­naux et dépar­te­men­taux du Minis­tère du Tra­vail, un res­pon­sable de l’Agence Cultu­relle d’Alsace et moi-même.

Au fil de la dis­cus­sion, j’évoquais à titre d’exemple le cas d’un spec­tacle qui venait de tour­ner dans toute la région, une opé­rette d’Offenbach, mon­tée par une troupe lyrique d’amateurs d’Obernai, avec le sou­tien du Conseil Régio­nal et dont la dif­fu­sion s’était effec­tuée à grand ren­fort de publi­ci­té pro­fes­sion­nelle, les tarifs pra­ti­qués l’étant tout autant. Le conseiller musique de la Drac qui me deman­da, nar­quois, ce que j’avais à l’encontre de l’opérette, fut mou­ché par son direc­teur qui avait, lui, bien com­pris qu’une pro­duc­tion pro­fes­sion­nelle ne pou­vait en aucun cas riva­li­ser avec une telle opération.

Quelques jours plus tard, j’appris par le res­pon­sable de l’Agence cultu­relle d’Alsace (ACA) par­ti­ci­pant à la réunion, mais res­té muet, que les musi­ciens de l’orchestre du spec­tacle avaient tou­ché des petites     enveloppes …

Anec­dote qui illustre à quel point la ques­tion des pra­tiques en ama­teur des arts du spec­tacle vivant et celle du tra­vail dis­si­mu­lé, tout en étant dis­tinctes, se che­vauchent volontiers.

Le texte en ques­tion figure en tant que tel en fin de celui-ci, car il reste (hélas !) per­ti­nent dans son ensemble, et plu­tôt que de l’amender à la marge, il me semble pré­fé­rable de le com­plé­ter aupa­ra­vant par quelques réflexions sup­plé­men­taires en la matière cou­vrant la période qui s’est écou­lée depuis sa rédaction.

Et en pre­mier lieu, cette remarque : bien loin d’être réglé, le pro­blème se pose huit ans après avec encore plus d’acuité.

UN AFFRONTEMENT PROFESSIONNEL – AMATEUR ?

La reprise de l’élaboration de la loi sur la créa­tion artis­tique – après un temps d’arrêt d’une année qui avait un par­fum d’enterrement – remet la ques­tion à l’ordre du jour, car le point est l’endroit d’une vive confron­ta­tion entre les orga­ni­sa­teurs de gros fes­ti­vals et de grands spec­tacles (Fes­ti­val Inter­cel­tique de Lorient, Le Puy du Fou, pour ne citer que ceux-ci) d’une part, et les orga­ni­sa­tions syn­di­cales, CGT en tête, cette der­nière forte d’un accord avec la COFAC (coor­di­na­tion de 23 fédé­ra­tions, confé­dé­ra­tions et unions natio­nales se consa­crant aux acti­vi­tés cultu­relles essen­tiel­le­ment non-professionnelles).

Par la bouche du conseiller juri­dique de la foire poi­te­vine à spec­tacles chère à de Vil­liers – et qui exerce éga­le­ment cet office pour l’association « Manif pour tous » –  les pre­miers ne reven­diquent rien moins qu’un « sta­tut du béné­vo­lat » que Jean-Pierre Raf­fa­rin avait éga­le­ment appe­lé de ses vœux en son temps.

La posi­tion de la Cgt repose, elle, sur deux prin­cipes : la légi­ti­mi­té pleine et entière de l’exposition au public des spec­tacles non-pro­fes­sion­nels, voire la néces­si­té de la sou­te­nir et de l’encourager, d’une part, le refus de voir uti­li­ser les artistes non-pro­fes­sion­nels dans un contexte lucra­tif sans qu’ils soient dans ce cas  léga­le­ment rému­né­rés, d’autre part.

L’affrontement ne se situe donc pas entre pro­fes­sion­nels et ama­teurs, mais oppose en fait et objec­ti­ve­ment les orga­ni­sa­teurs de spec­tacles aux deux der­niers simul­ta­né­ment, car il est éga­le­ment dans l’intérêt des non-pro­fes­sion­nels que le carac­tère béné­vole de leurs pra­tiques    ne soit pas dévoyé par une exploi­ta­tion commerciale.

Il serait d’ailleurs judi­cieux, pour plus de clar­té, de pré­fé­rer le binôme pro­fes­sion­nel/­non-pro­fes­sion­nel à celui de professionnel/amateur, pour débar­ras­ser ce der­nier vocable de la conno­ta­tion néga­tive qui s’est sub­sti­tué à son sens étymologique.

En tout état de cause, il ne sau­rait avoir d’autre signi­fi­ca­tion que celle-ci : est dénom­mée artiste ama­teur, dans le domaine de la créa­tion artis­tique, toute per­sonne qui pra­tique, seule ou en groupe, une acti­vi­té artis­tique à titre non pro­fes­sion­nel, et qui n’en tire aucune rémunération.

Le débat sous-jacent porte en fait sur la réac­tua­li­sa­tion du conte­nu d’un décret datant de 1953 qui déjà enca­drait les repré­sen­ta­tions de spec­tacles ama­teurs, décret tom­bé en désué­tude car inadap­té aux situa­tions nou­velles, mais dont l’existence signale que la ques­tion ne date pas d’aujourd’hui.

AMATORAT, BENEVOLAT, UNE MÊME AUBAINE BUDGETAIRE

Ce qui pré­cède est sans doute quelque peu théo­rique, et il y a sans nul doute une réelle dif­fi­cul­té à faire com­prendre la nature du pro­blème, tant les pra­tiques artis­tiques sont indis­tinc­te­ment per­çues comme acti­vi­tés de loi­sir autant, voire davan­tage, que lieu d’exercice pro­fes­sion­nel. En cela, il n’y a guère que le sport qui pré­sente une situa­tion ana­logue, ou encore le phé­no­mène des béné­voles sou­vent retrai­tés qui prennent en charge les petites biblio­thèques et média­thèques de petites com­munes, alors que des biblio­thé­caires, diplômes (et for­ma­tion adé­quate) en poche, affluent aux gui­chets de Pôle-Emploi.

On peut aus­si tirer un paral­lèle avec le phé­no­mène sur­ve­nant dans d’autres branches éco­no­miques du recours abu­sif à des sta­giaires, peu ou pas rémunérés.

Quelques exemples locaux per­met­tront d’y voir plus clair et de mettre à jour la confu­sion qui règne dans les notions évoquées.

- Le direc­teur d’un relais cultu­rel haut-rhi­nois annonce, à l’occasion de la pré­sen­ta­tion de sai­son 2011, que la pro­gram­ma­tion s’ouvre davan­tage aux ama­teurs, et en donne la rai­son : les dif­fi­cul­tés finan­cières de la struc­ture. C’est l’aveu (naïf) qu’il ne s’agit nul­le­ment de pro­mou­voir les pra­tiques ama­teurs, mais bien de les uti­li­ser comme pis-aller en place de spec­tacles professionnels.

- Les deux orchestres d’Alsace de l’Opéra du Rhin font régu­liè­re­ment appel à des chœurs entiè­re­ment ou par­tiel­le­ment ama­teurs, alors que les artistes lyriques souffrent d’un manque d’emploi galo­pant : l’aubaine finan­cière est évidente.

La ren­contre d’ensembles ama­teurs et pro­fes­sion­nels est bien enten­du tout à fait sou­hai­table, mais doit être dûment règle­men­tée pour évi­ter toute concur­rence déloyale.

  – Un adjoint au maire d’Eguisheim lan­çait en 2012 un appel à des groupes musi­caux en leur pro­po­sant un « cachet » d’une hau­teur inva­riable de 160 euros. Un cachet, faut-il le rap­pe­ler, n’est rien d’autre qu’un salaire for­fai­ti­sé. La rému­né­ra­tion pro­po­sée ici cor­res­pond à peine à un salaire indi­vi­duel conven­tion­nel expri­mé en brut. Or, il s’agit d’ensembles, aux effec­tifs en outre dif­fé­rents. Sans doute que cet édile ne se doute pas qu’il lui faut léga­le­ment éta­blir une fiche de paie.

Si la plu­part des artistes qui exercent leur art en ama­teurs le font sans cher­cher à en tirer rému­né­ra­tion, une bonne part du tra­vail dis­si­mu­lé, dans le sec­teur du spec­tacle, et notam­ment dans le domaine de la musique, est le fait d’amateurs, cette acti­vi­té étant secon­daire par rap­port à une autre étran­gère aux pra­tiques artis­tiques et qui leur assure une pro­tec­tion sociale.

Il y a, en fait, deux types de tra­vail illé­gal, l’un subi, et dont sont vic­times au pre­mier chef les pro­fes­sion­nels, l’autre consen­ti, voire recherché.

CONVICTIONS, CODE DU TRAVAIL ET CONTRADICTIONS

Ain­si, tel ensei­gnant, par ailleurs musi­cien, pour­tant syn­di­qué et encar­té à la gauche de gauche, qui accepte (et, dans les faits, encou­rage et sus­cite) des rému­né­ra­tions illé­gales, per­met­tant à ses employeurs de se déro­ber aux obli­ga­tions sociales et se sous­trayant aux siennes fis­cales. Inter­pe­lé à ce sujet à mon ins­ti­ga­tion, il reven­dique cette pra­tique en rai­son de l’appoint qu’elle four­nit à ses reve­nus trop faibles, ali­men­tant au pas­sage la détes­table idée qu’éthique et poli­tique n’ont rien en com­mun. Mais c’est un adhé­rent à jour de coti­sa­tions et, par ces temps de disette mili­tante, on ne le cha­touille­ra pas davan­tage sur le sujet…

Et quand une chan­teuse « enga­gée » ama­teur pro­pose de chan­ter gra­tui­te­ment à un fes­ti­val asso­ciant verts et « alter­na­tifs » sou­cieux de « social », tout en sug­gé­rant un pas­sage de cha­peau à titre d’indemnisations, per­sonne n’y voit malice, et sur­tout pas qu’il s’agit d’une rému­né­ra­tion illé­gale, puisqu’elle n’est ni for­cé­ment à hau­teur du mini­mum conven­tion­nel ni sou­mise à coti­sa­tions sociales.

La vitesse avec laquelle des défen­seurs pré­su­més du Code du tra­vail se trans­forment en ses démo­lis­seurs objec­tifs est sidérante.

Ces entorses légales ne concernent pas que les artistes, mais à l’occasion éga­le­ment les tech­ni­ciens du spec­tacle : ain­si, les jeunes gens ren­con­trés sur un site de fes­ti­val jeune public à Thann, convo­qués et pré­sents depuis le matin (indice fla­grant d’une pré­somp­tion de sala­riat !), tra­vaillant gra­tui­te­ment au mon­tage et démon­tage des spec­tacles, dans l’espoir de se faire remar­quer et de pou­voir ain­si entrer dans la profession.

Les orga­ni­sa­tions de gauche et leurs mili­tants sont inéga­le­ment conscients des enjeux inhé­rents à cette pro­blé­ma­tique. Ne par­lons pas de la gauche dite « de gou­ver­ne­ment », qui, déci­dé­ment, n’a rien com­pris des attentes tant des ama­teurs que des pro­fes­sion­nels, quand le conseiller Musiques Actuelles de la DGCA (Direc­tion Géné­rale de la Créa­tion Artis­tique) annonce la consti­tu­tion d’une enve­loppe de 2 mil­lions d’euros, consa­crés à l’aide à la rému­né­ra­tion des 40 000 artistes-inter­prètes ama­teurs dans le dis­po­si­tif « Cafés-culture » ( ?!?).

La gauche et sa gauche ne fait for­cé­ment mieux que les autres dans le domaine : que signi­fie le choix de Jean-Luc Mélen­chon en pré-cam­pagne pré­si­den­tielle d’assister en Avi­gnon à un spec­tacle … amateur ?

AVIGNON AUSSI

Les spec­tacles ama­teurs ont fait irrup­tion en Avi­gnon depuis plu­sieurs années sur le grand « mar­ché aux bes­tiaux » que consti­tue le fes­ti­val « off » sans qu’on ne com­prenne très bien dans quel but : une sorte de consé­cra­tion du tra­vail ou posi­tion­ne­ment en tant qu’objet de vente, acte com­mer­cial qui de ce fait les met en porte-à-faux avec l’esprit de gra­tui­té propre à l’amatoriat ain­si qu’avec la loi ? Au pas­sage, ils accen­tuent par leur nombre crois­sant les coûts déjà exor­bi­tants de loca­tion de lieux pour les com­pa­gnies dont la sur­vie dépend impé­ra­ti­ve­ment des ventes réa­li­sées lors du festival.

Pour­tant, cette gauche-là sait d’habitude recon­naître un plom­bier, quand il est polo­nais, et les dan­gers de la déré­gle­men­ta­tion n’échappent pas d’ordinaire à sa pers­pi­ca­ci­té.  Là, non : « quel mal y‑a-t-il à ce que des ama­teurs montent sur scène, y com­pris les plus pres­ti­gieuses et les plus valo­ri­santes ? » Et d’assimiler l’exigence de règle­men­ta­tion des pro­fes­sion­nels à un pur réflexe cor­po­ra­tiste de défense de pri­vi­lèges et d’un pré car­ré auquel les ama­teurs, iden­ti­fiés comme por­teurs de l’expression « popu­laire » auraient éga­le­ment droit. La presse régio­nale choi­sit éga­le­ment le camp de ses clients majo­ri­taires, quand, en 2008, un pro­jet de loi – vite aban­don­né – remet la ques­tion sur le tapis et que les DNA du 15 août publient un article inti­tu­lé « Atten­tion à la fausse note ! » qui cari­ca­ture au pas­sage en les muti­lant, pour les besoins de la déma­go­gie, les pro­pos du rédac­teur signa­taire du pré­sent papier.

C’est la ministre alsa­cienne de la culture, Cathe­rine Traut­mann, qui intro­dui­sit en son temps l’accompagnement des pra­tiques ama­teurs (non-pro­fes­sion­nelles) dans le cahier des charges des struc­tures label­li­sées (CDN, Scènes natio­nales, etc.).

Contin­gen­tées, situées en marge de la sai­son, exemptes de billet­te­rie, les repré­sen­ta­tions ama­teurs ne posent dans ces condi­tions aucun problème.

On assiste cepen­dant dans ces éta­blis­se­ments à des phé­no­mènes très dif­fé­rents, celui de com­pa­gnies (res­treintes à un met­teur en scène et son équipe admi­nis­tra­tive) repre­nant en pleine sai­son d’une struc­ture à l’autre le même spec­tacle avec à chaque fois des comé­diens ama­teurs (non-rému­né­rés) du cru : l’économie réa­li­sée sur les salaires artis­tiques est sub­stan­tielle et patente.

Où com­mence la lucra­ti­vi­té  qui nous per­met­trait de des­si­ner les fron­tières accep­tables d’une expo­si­tion au public des spec­tacles ama­teur, sans que ceux-ci fassent l’objet d’une exploi­ta­tion com­mer­ciale ? Avec la seule billet­te­rie ?  La fon­taine à bière débite tou­jours davan­tage quand les notes égre­nées par un musi­cien retiennent et sti­mulent les consommateurs.

UNE DELIQUESCENCE DU RESEAU SOCIO-CULTUREL

Il reste encore à poin­ter la déli­ques­cence du réseau socio-cultu­rel de ces der­nières décen­nies, qui a long­temps consti­tué le lieu d’accueil par excel­lence des pra­tiques artis­tiques ama­teurs : leur redy­na­mi­sa­tion serait à même de résoudre en bonne part le problème.

Il faut prendre conscience que l’exposition même « ver­tueuse » de spec­tacles ama­teurs implique néan­moins néces­sai­re­ment une déro­ga­tion au code du tra­vail (à l’article L8221‑4, en l’occurrence).

A défaut de règle­men­ta­tion pré­cise et détaillée, ce qui est en jeu n’est rien moins que le sta­tut du sala­riat dans la branche, et dans lequel en géné­ral pour­rait s’ouvrir une brèche de taille.

 « La culture doit être ren­table ! » avait pro­cla­mé en 2003 Guy Bron­ner, pré­sident de la Socié­té pour la conser­va­tion des monu­ments his­to­riques d’Al­sace, et d’ajouter : « La culture est une indus­trie qui doit être ren­table. Si elle ne l’est pas, elle n’a pas de place dans notre socié­té. Ce qui ne se vend pas n’a pas de rai­son d’être. »

Or, le spec­tacle vivant est, selon la loi dite de Bau­mol et la for­mule employée par cet éco­no­miste, un sec­teur « archaïque », soit irré­duc­tible à toute « ratio­na­li­sa­tion » éco­no­mique en terme de coûts sala­riaux : en clair, il est impos­sible de réduire en la méca­ni­sant la part humaine que néces­site la pro­duc­tion d’un opé­ra ou d’une pièce de théâtre.

Bien évi­dem­ment, nous ne sous­cri­vons pas à cette vision mar­chande de la culture dont le spec­tacle vivant  est consti­tu­tif. Mais elle pré­vaut aujourd’hui et sous-tend les poli­tiques cultu­relles actuel­le­ment à l’œuvre.

Et si nous n’y pre­nons garde, le recours aux artistes non-pro­fes­sion­nels pour­rait per­mettre de cor­ri­ger ce que le libé­ra­lisme per­çoit comme une aber­ra­tion économique.

Daniel MURINGER

Mars 2015

 


 

ETAT DES LIEUX ANTÉRIEUR

LE SPECTACLE VIVANT AMATEUR EN ALSACE

S’il fal­lait déter­mi­ner un moment dans l’histoire de l’Alsace où les pra­tiques artis­tiques asso­cia­tives prennent leur essor, on le situe­rait aisé­ment dans la période de l’annexion alle­mande de 1871 à 1918. Troupes de théâtre et socié­tés de musique revêtent alors une signi­fi­ca­tion poli­tique et deviennent le refuge de la répro­ba­tion popu­laire face à la rigueur du « Kul­tur­kampf » prus­sien, qu’elles soient d’initiative ouvrière ou parois­siale. Le théâtre dia­lec­tal notam­ment sou­ligne impli­ci­te­ment la dif­fé­rence lin­guis­tique avec la langue des nou­veaux admi­nis­tra­teurs venus de Berlin.

C’est bien sûr le théâtre en dia­lecte qui consti­tue la par­ti­cu­la­ri­té régio­nale majeure et jusqu’à aujourd’hui, même si l’on constate un effri­te­ment récent tant en terme de recru­te­ment d’acteurs que de public, qui fait tout sim­ple­ment écho à celui de la langue vernaculaire.

Mais il ne faut pas négli­ger l’étonnante viva­ci­té des socié­tés de musique, har­mo­nies, cho­rales, clubs de man­do­lines, d’accordéons, de cithares (!), de « cha­lu­meaux » (schal­mei) qui per­durent depuis, très sou­vent – du moins dans la pre­mière moi­tié du XXè siècle – en lien  avec le mou­ve­ment ouvrier.

Et ce n’est pas un hasard si la ville de Stras­bourg est rete­nue par le Komin­tern pour l’organisation de l’une des deux (?) édi­tions des Muzik-Olym­pia­den en 1935 aux­quelles par­ti­cipent de nom­breux ensembles ama­teurs (ain­si que quelques pro­fes­sion­nels) sous l’égide du com­po­si­teur Hans Eiss­ler, du chan­teur et comé­dien Ernst Busch (chan­teur et comé­dien anti-nazi), et dont le comi­té d’organisation fait figu­rer les noms de Paul Vaillant-Cou­tu­rier, Hen­ri Bar­busse et… André Malraux.

Aujourd’hui, et notam­ment à l’aune des dif­fi­cul­tés d’emploi des pro­fes­sion­nels, la situa­tion s’apprécie dif­fé­rem­ment. Elle s’apprécie dif­fé­rem­ment selon que l’on soit comé­dien ou musi­cien.  Elle est éga­le­ment per­çue dif­fé­rem­ment – à l’intérieur de la sec­tion régio­nale du SFA – entre le nord et le sud de l’Alsace : les pro­fes­sion­nels de nos métiers qui résident pour plus de ¾ d’entre eux à  Stras­bourg ou dans les envi­rons, soit dans le Bas-Rhin, sont bien moins sen­sibles à la ques­tion des ama­teurs que leurs col­lègues haut-rhi­nois, et l’on est en droit de se deman­der, à défaut d’une autre expli­ca­tion, si la rare­té des pro­fes­sion­nels dans ce der­nier dépar­te­ment ne consti­tue pas un encou­ra­ge­ment aux ama­teurs à « com­bler le vide », en quelque sorte.

Tou­jours est-il qu’en matière de théâtre – dia­lec­tal ou non – on assiste, paral­lè­le­ment aux troupes qui se restreignent à un champ local et qui par­ti­cipent indé­nia­ble­ment et posi­ti­ve­ment à l’animation cultu­relle de leurs com­munes, à une irrup­tion de com­pa­gnies ama­teurs qui empiètent le ter­rain pro­fes­sion­nel. Ain­si, la Fédé­ra­tion Dépar­te­men­tale du Théâtre Ama­teur du Haut-Rhin a signé récem­ment une conven­tion avec les lieux de dif­fu­sion, nom­breux en Alsace en rai­son d’une pros­pé­ri­té éco­no­mique aujourd’hui bru­ta­le­ment révo­lue. Des troupes vendent des spec­tacles, font des tour­nées, inter­viennent en milieu sco­laire. C’est en fait à une struc­tu­ra­tion offen­sive des ensembles ama­teurs que nous sommes confrontés.

En musique, la ques­tion revêt des formes dif­fé­rentes, notam­ment celle d’un tui­lage récur­rent entre la pro­blé­ma­tique ama­teurs et tra­vail illé­gal. Pré­ci­sé­ment en rai­son de la mul­ti­pli­ci­té des socié­tés de musique – sans doute un autre trait propre à la région – dis­pen­sa­trices de for­ma­tion musi­cale, il existe un grand nombre de pra­ti­ciens ama­teurs dont beau­coup sont enclins à cher­cher un com­plé­ment de reve­nus dans l’animation musi­cale publique ou pri­vée sans exi­ger de cou­ver­ture sociale, jugée super­flue et dont le coût serait sous­trait à la rému­né­ra­tion effective.

Au-delà de cas d’espèce tels le recours à des ama­teurs dans les Chœurs de l’Opéra du Rhin ou la mani­fes­ta­tion annuelle « Rêve d’une nuit d’été » dans le val de Vil­lé, qui met en scène pen­dant dix jours 600 ama­teurs pour 5000 spec­ta­teurs avec le concours d’un affi­chage pro­fes­sion­nel dans tout le Grand Est et l’appui de voya­gistes, nous sommes confron­tés à un pul­lu­le­ment de situa­tions qu’il est sou­vent dif­fi­cile d’apprécier, par manque d’informations pré­cises. Le concert des pro­fes­seurs de telle  école muni­ci­pale fait-il l’objet de rému­né­ra­tions ? Et si oui, légales ? La recherche d’une ani­ma­tion musi­cale par tel super­mar­ché à des condi­tions infé­rieures au salaire mini­mum a‑t-elle abou­ti à la pro­bable embauche d’un ama­teur accep­tant des condi­tions illégales ?

L’Inspection du Tra­vail n’a ni l’envie (« parce c’est com­pli­qué ») ni les moyens de véri­fier. Mais la même Ins­pec­tion du Tra­vail (vécu per­son­nel) n’hésite pas à don­ner suite à une plainte éma­nant de musi­ciens ama­teurs (adeptes plus que pro­bables du tra­vail au noir) et à deman­der des expli­ca­tions, certes sans trop de convic­tion, à un ensemble de musi­ciens pro­fes­sion­nels offrant leurs ser­vices dans un jour­nal de petites annonces, paru­tion jugée illé­gi­time par les ama­teurs sus-nom­més. Nous étions de fait dans la situa­tion cocasse où des ama­teurs por­taient plainte à l’encontre de pro­fes­sion­nels pour concur­rence déloyale! L’Inspecteur du Tra­vail com­prend bien vite qu’il se trom­pait de cible dans son inves­ti­ga­tion et en est res­té là. Est-il allé au bout ? Les employeurs de ces ama­teurs (sou­vent des occa­sion­nels) se trouvent dans l’illégalité, mais par igno­rance, igno­rance confor­tée par ces musi­ciens du dimanche qui se gardent bien, quand ils le savent, d’informer leurs employeurs sur leurs obligations.

Il n’est en outre pas aisé de des­si­ner la fron­tière au-delà de laquelle les troupes ama­teurs entrent en concur­rence avec des spec­tacles pro­fes­sion­nels. Même quand elles se can­tonnent à un espace géo­gra­phique res­treint, on peut esti­mer qu’elles rem­plissent une fonc­tion dis­pen­sant les col­lec­ti­vi­tés ter­ri­to­riales concer­nées de s’interroger sur leurs poli­tiques cultu­relles et les moyens bud­gé­taires y affé­rant. Quelle néces­si­té d’accueillir des spec­tacles pro­fes­sion­nels quand la troupe de théâtre ama­teur locale et l’harmonie muni­ci­pale (dont la pres­ta­tion s’est au demeu­rant net­te­ment amé­lio­rée en une ving­taine grâce à une poli­tique de for­ma­tion éner­gique dans le Haut-Rhin notam­ment) font avan­ta­geu­se­ment l’affaire ?

Le Conseil Régio­nal d’Alsace ne nous aide pas à démê­ler ces fils quand il décide récem­ment d’aider les troupes ama­teurs à la condi­tion pour elles de trou­ver trois lieux de diffusion.

Les pro­fes­sion­nels eux-mêmes ne mesurent pas les enjeux quand ils se bornent à esti­mer que les ama­teurs leur four­nissent du tra­vail (certes, mais uni­que­ment de for­ma­tion et d’encadrement, et non de plateau).

La DRAC, après un démar­rage dif­fi­cile, nous donne l’impression de  s’emparer un tant soit peu de la ques­tion. Il n’est en effet pas cohé­rent de se conten­ter de réper­cu­ter le dis­cours minis­té­riel sur le déve­lop­pe­ment de l’emploi cultu­rel en ne s’attaquant pas à tout ce qui sur le ter­rain lui fait obstacle.

Ain­si, la sec­tion régio­nale avait rédi­gé il y a deux ou trois ans un cour­rier à l’attention des maires de la région (qui détient le record natio­nal en nombre de com­munes !) sur les ques­tions ama­teurs et tra­vail illé­gal. Dans l’incapacité maté­rielle d’acheminer ce cour­rier, nous avons deman­dé le concours de la DRAC : elle a – par­tiel­le­ment – don­né suite à notre demande en fai­sant par­ve­nir un cour­rier de teneur simi­laire mais réduite, et uni­que­ment aux pré­si­dents d’associations de maires des deux départements.

Néan­moins, nous devons peut-être à ce cour­rier l’apparition, dans le pro­gramme de mani­fes­ta­tions d’une petite com­mune de la men­tion amateurs/professionnels asso­ciée à chaque troupe. C’est déjà ça.

La DRAC vient aus­si de nous avi­ser qu’elle reti­rait son sou­tien finan­cier à une lettre élec­tro­nique (« Info-Culture ») d’annonces de spec­tacles, de stages, de concours et de recru­te­ment artis­tique et admi­nis­tra­tif, suite à une inter­ven­tion de notre part concer­nant un appel d’offres éma­nant d’une com­pa­gnie ama­teur recher­chant des spec­tacles à des­ti­na­tion du pri­maire et des col­lègues. L’appel s’adressait à toutes les com­pa­gnies, même « éven­tuel­le­ment pro­fes­sion­nelles » (!). La posi­tion du Rec­to­rat sur cette affaire n’est, quant à elle, pas encore très claire…

Les offres de recru­te­ment ama­teur de cette lettre élec­tro­nique excèdent d’ailleurs de loin celles des­ti­nées aux professionnels.

Reste à éta­blir des rap­ports, pour l’heure inexis­tants, avec les grou­pe­ments d’amateurs. Nous ne pou­vons en res­ter à un seul affron­te­ment légal, un échange des points de vue et une recherche d’intelligence mutuelle est indis­pen­sable, en pro­lon­ge­ment à un décret dont tout laisse à pen­ser que sa pleine appli­ca­tion et sa mise en œuvre seront dif­fi­ciles et impar­faites. Il nous appar­tient d’approcher ce pro­blème avec une volon­té de péda­go­gie, en direc­tion des ama­teurs comme du public.

Gar­dons-nous aus­si de crier haro sur le bau­det. Pour peu qu’elle revienne à ses fon­da­men­taux, la pra­tique ama­teur du spec­tacle vivant est peut-être un des der­niers lieux de convi­via­li­té,  de béné­vo­lat, des valeurs de géné­ro­si­té et de gra­tui­té, dont asso­cia­tions, par­tis poli­tiques et syn­di­cats déplorent aujourd’hui la déliquescence.

Daniel MURINGER

Avril 2007