Maire d’Ingersheim pen­dant 19 ans, il est pré­sident-fon­da­teur de l’Association des élus du Haut-Rhin pour la pro­mo­tion de la langue et de la culture alsa­ciennes. Gérard Cro­nen­ber­ger, 74 ans, parle sans langue de bois, car il n’aime ni les mots à la con ni le repli sur qui entraîne le rejet de l’autre. Il défend depuis long­temps l’identité alsa­cienne avec sa double culture qu’il veut ouverte sur le monde : c’est grâce à lui que les pre­mières classes bilingues pri­vées (ABCM) ont été ouvertes en 1991 en même temps à Inger­sheim, à Lut­ter­bach et à Saverne, parce que l’Éducation natio­nale refu­sait d’ouvrir en Alsace ces classes pari­taires qui exis­taient en Bre­tagne et au Pays basque.

Son père a été résis­tant à l’occupation nazie en Alsace. Il a été dénon­cé en 1941, dépor­té au camp de Schir­meck en même temps que Joseph Rey, qui devien­dra maire de Col­mar, et qui appar­te­nait au même réseau Mar­tial, diri­gé par le Col­ma­rien Eugène Huss­mann, qui fai­sait pas­ser dès 1940 des par­ti­sans fuyant le IIIe Reich.

Cela a sans doute don­né aus­si à Gérard Cro­nen­ber­ger son côté rebelle à toute forme de dik­tat et de tout ce qui s’en prend à l’identité alsa­cienne. Il voit celle-ci avec un œil ouvert sur le vaste espace ger­ma­no­phone et l’autre sur le grand espace latin. Pour lui, cette iden­ti­té alsa­cienne va bien au-delà que le folk­lore pit­to­resque, sym­pa­thique, hum­pa­pa mais super­fi­ciel, avec les cinq C – chou­croute, cigogne, colom­bages, cathé­drale et cho­les­té­rol- auquel il a rajou­té le « Chéranium ».

« Quand l’Alsace est deve­nue fran­çaise en 1648 par les trai­tés de West­pha­lie à l’issue de la guerre de Trente ans, son annexion par Louis XIV ne s’est pas faite dans la dou­ceur ni dans la grande tolé­rance », remarque-t-il.

En 1964 il a enle­vé les pan­neaux « Il est chic de par­ler français »

« Par la suite, on s’est tou­jours fait taper sur les doigts à l’école quand on par­lait l’alsacien, conti­nue Gérard Cro­nen­ber­ger. Avec les jaco­bins de la Révo­lu­tion fran­çaise, à laquelle pour­tant les Alsa­ciens avaient été ravis de par­ti­ci­per pour la jus­tice et pour la liber­té, le slo­gan était “une nation, une langue“ avec à la clé une répres­sion de toutes les langues régio­nales. Le dépu­té Bar­rère a fait noyer dans le Rhin ou pas­ser à la guillo­tine ceux qui résis­taient à la fran­ci­li­sa­tion, comme on disait à l’époque. En 1871, au retour de l’Alsace à l’Allemagne, c’était “une langue, une nation“ accom­pa­gnée d’une défran­ci­sa­tion. La période la plus ter­rible a été après l’annexion en 1940 de l’Alsace par le IIIe Reich, assor­tie d’une véri­table répres­sion cultu­relle et lin­guis­tique. Les Alsa­ciens n’avaient même plus le droit de par­ler l’alsacien, une langue pour­tant ger­ma­no­phone. Et quand l’Alsace est rede­ve­nue fran­çaise en 1945, il ne fal­lait par­ler que le fran­çais à l’école.

Gérard Cro­nen­ber­ger a com­men­cé sa car­rière de pro­fes­seur en 1964 au lycée Bar­thol­di à Col­mar. Il raconte : « Il y avait dans les cou­loirs des grands pan­neaux “ Il est chic de par­ler fran­çais“. Je les ai enle­vés. Le pro­vi­seur a écrit au rec­to­rat en me stig­ma­ti­sant comme quelqu’un de dan­ge­reux. Comme je n’étais pas encore titu­laire, je n’ai pas eu de poste à la ren­trée sui­vante à cause de cela. J’ai été sau­vé par le syn­di­cat SGEN-CFDT de l’Éducation natio­nale. » Cin­quante ans plus tard, notre défen­seur de l’identité alsa­cienne se bagar­rait tou­jours dans cette bataille avec le rec­teur de l’académie de Stras­bourg alors en poste, Armande Le Pel­lec Mul­ler, hos­tile au bilin­guisme, qu’il sur­nom­mait La rectueuse.

« J’en veux au sys­tème édu­ca­tif français »

« Jamais, dit-il, on n’a ensei­gné à nos enfants dans nos écoles la lit­té­ra­ture alsa­cienne ni l’histoire de l’Alsace, même lorsque sont arri­vés les cours de langue et de culture régio­nales. Les ensei­gnants qui les fai­saient ne connais­saient plus les grands auteurs alsa­ciens depuis le Moyen Âge à aujourd’hui, de Sébas­tien Brandt à André Weck­mann, en pas­sant par Nathan Katz, Émile Storck, Albert Schweit­zer, Ger­main Mul­ler et Jean-Paul Sorg, qui était un de mes col­lègues quand j’enseignais au lycée Alfred-Kast­ler à Guebwiller.»

Il remarque d’ailleurs que les jeunes Fran­çais ignorent tout autant ce qu’était la rafle du Vel d’hiv pen­dant la Seconde Guerre mon­diale, et en Alsace ils ne savent pas non plus ce qu’étaient les incor­po­rés de force : « J’en veux beau­coup au sys­tème édu­ca­tif. Quand on ne sait plus d’où on vient on a du mal à savoir où on va. On a besoin de racines et les racines donnent des ailes. Pour moi, la culture est un élé­ment essen­tiel de la concorde entre les hommes. À Inger­sheim, on a créé la semaine cultu­relle en 1984, tou­jours en élar­gis­sant : l’Alsace et la Rus­sie, l’Alsace et le Qué­bec, le Japon, la Hon­grie, des pays qui ont un lien avec notre belle pro­vince. On a eu l’Alsace et le Bré­sil, car il y a énor­mé­ment d’Alsaciens au Bré­sil. Nous sommes aus­si un peuple de la dia­spo­ra. N’oublions pas que l’humanisme est né dans la val­lée du Rhin. »

Deux autres traits d’union que Gérard Cro­nen­ber­ger a ren­for­cés quand il était maire d’Ingersheim sont le jume­lage avec Mau­riac, dans le Can­tal, qui a adop­té en 1945 sa ville et ses enfants après sa des­truc­tion lors des com­bats de la poche de Col­mar durant l’hiver 1944/45, et celui avec la com­mune alle­mande du Bade-Wur­tem­berg qui s’appelle pareille­ment Ingersheim.

« Je vois remon­ter des vieux démons en Alsace » 

Il y a déjà quelques années, Gérard Cro­nen­ber­ger a écrit que si les gens à Inger­sheim comme dans toute l’Alsace votent mas­si­ve­ment à droite c’est typi­que­ment un réflexe du Hans im Schno­cka­loch qui ne veut plus ce qu’il pos­sède et qui exige ce qu’il n’a pas. Il a ensuite opi­né que si dans cer­taines com­munes alsa­ciennes le vote pour l’extrême droite a dépas­sé celui pour l’UMP, ce n’est plus un vote de pro­tes­ta­tion mais que c’est deve­nu un vote d’adhésion : « Je vois remon­ter des vieux démons en Alsace. Cela pré­cède une forme de natio­na­lisme, et les natio­na­lismes débouchent sur des exclu­sions de toutes sortes. Ce qui m’inquiète plus que les vieux nos­tal­giques de l’Ord­nung, c’est l’adhésion des jeunes aux idées de la famille Le Pen. »

Aux der­nières élec­tions dépar­te­men­tales, Gérard Cro­nen­ber­ger était can­di­dat dans le can­ton de Col­mar Ouest pour le mou­ve­ment auto­no­miste alsa­cien Unser Land. Le binôme qu’il for­mait avec Nadia Hoog a frô­lé les 16%, comme un peu la moyenne d’Unser Land au pre­mier tour en Alsace. À Inger­sheim il avait fait jeu égal avec le can­di­dat de l’UMP, avec exac­te­ment 500 voix cha­cun, en tête. Aux élec­tions régio­nales de décembre, Nadia Hoog sera tête de liste pour le Haut-Rhin d’Unser Land.

« L’Anschluss » déci­dé par les jaco­bins parisiens

Com­ment ce défen­seur vété­ran de l’Alsace voit-il le futur de ce mou­ve­ment alsa­cien ? « Je pense que Unser Land a un ave­nir, répond-il. Les gens se détournent des par­tis de droite et de gauche. Je suis d’accord avec sa ligne poli­tique qui défend d’abord l’Alsace. Cela fait long­temps que je me déclare contre ce que j’ai appe­lé l’Anschluss. Cette annexion for­cée de l’Alsace dans la grande région a été déci­dée par les jaco­bins pari­siens. C’est une aber­ra­tion, une conne­rie monumentale. »

Com­ment ana­lyse-t-il l’évolution de la posi­tion de Phi­lippe Richert qui après s’être ramas­sé sur le conseil unique d’Alsace s’est ensuite mon­tré hos­tile à l’idée d’un réfé­ren­dum sur la grande région, car il espère pas­ser de duc d’Alsace à grand-duc de cette méga région ? « Richert joue sa car­rière, frus­tré d’avoir raté la fusion du Haut-Rhin et du Bas-Rhin avec le conseil unique. J’entends dire main­te­nant que si on avait fait le conseil unique d’Alsace on n’en serait pas là. Mais qu’on ait fusion­né ou pas, cela n’a rien à voir avec la réforme ter­ri­to­riale déci­dée à Paris. Richert, paraît-il, veut sau­ver les meubles, seule­ment quand on veut sau­ver les meubles c’est qu’on a déjà ven­du la maison. »

Ce que Gérard Cro­nen­ber­ger déplore, c’est la pas­si­vi­té des Alsa­ciens et de ses élus : « Quand le Pre­mier ministre Manuel Valls nie à l’Assemblée natio­nale l’existence d’un peuple alsa­cien, il n’aurait jamais osé tenir les mêmes pro­pos devant des Cata­lans, des Bre­tons, des Basques ou des Corses. Comme depuis long­temps, nos élus ont cour­bé l’échine et le peuple a sui­vi. Sauf le jeune par­ti Unser Land. »

Pro­pos recueillis par Jean-Marie Stoerkel