chemise

Comme la pho­to du petit enfant syrien mort échoué sur une plage, celles des deux cadres d’Air France à la che­mise déchi­rée par quelques sala­riés venus expri­mer leur désar­roi au comi­té cen­tral d’en­tre­prise d’Air France après l’an­nonce de mil­liers de licen­cie­ments, jouent le rôle de révé­la­teur, au sens propre du terme.

Mais de quoi exactement ?

D’a­bord du cynisme mani­pu­la­teur d’un gou­ver­ne­ment trop content d’ex­ploi­ter l’in­ci­dent pour mon­trer ses muscles, confir­mer ses ten­dances auto­ri­taires, illus­trer sa  vision ultra libé­rale d’une socié­té où deux che­mises déchi­rées seraient  sym­bo­liques d’une vio­lence sociale into­lé­rable mais où des mil­liers de licen­cie­ments déci­dés par une direc­tion qui n’a jamais brillé par son sens du dia­logue sont des actes de saine ges­tion… dans une entre­prise d’in­té­rêt national.

La mise en garde à vue de cinq sala­riés pour le cas pré­sent était évi­dem­ment abu­sive (non risque de fuite et de non com­pa­ru­tion, non risque de des­truc­tion de preuves, non risque d’en­trave à l’en­quête…). Elle rele­vait déjà d’un sce­na­rio de « mise au pas » et de « pour l’exemple » mais est sur­tout révé­la­trice  la vision socié­tale pro­po­sée par la puis­sance publique par le choix des bases légales rete­nues pour pour­suivre au pénal les cinq sala­riés incriminés.

Le recours à la qua­li­fi­ca­tion pénale de « vio­lence en réunion », de « vio­lence aggra­vée », et donc très pro­ba­ble­ment à l’ar­ticle 222 – 13 du code pénal, n’est pas neutre.

L’ar­ticle pré­voit  pour les cas de « vio­lences en réunion » de lourdes peines de pri­son et (non où) d’a­mende pour 15 chefs pos­sibles d’in­cul­pa­tion différents.

Mais que dit la liste des motifs d’in­cri­mi­na­tion visés  par l’ar­ticle du code pénal?

Rele­vant en appa­rence plu­tôt de Pré­vert que de la rigueur juri­dique, les motifs énu­mé­rés de pour­suites pénales pos­sibles pour ce délit  sont en fait tous  lourds de sens et de repré­sen­ta­tions des phan­tasmes et peurs majeurs de notre société:

« vio­lence sur mineur de quinze ans, sur per­sonne vul­né­rable, sur per­sonnes dépo­si­taires de l’au­to­ri­té publique, sur cer­taines caté­go­ries de fonc­tion­naires, sur conjoints et ascen­dants, sur  per­sonnes appe­lées à témoi­gner en jus­tice, sur des per­sonnes appar­te­nant à une race, une eth­nie par­ti­cu­lière, en rai­son d’une orien­ta­tion sexuelle, sur des per­sonnes refu­sant un mariage ou pour les y contraindre, avec guet – apens, avec usage ou menace d’une arme, dans un moyen de trans­port col­lec­tif, en état d’i­vresse ou sous l’emprise de stu­pé­fiants, par une per­sonne dis­si­mu­lant son visage. ».. et le cas n°8 sur les 15 de l’ar­ticle qui devrait ser­vir de base aux incri­mi­na­tions des cinq sala­riés, « par plu­sieurs per­sonnes agis­sant en qua­li­té d’au­teur ou de complice ».

Les cinq sont  donc ran­gés dans une  liste de délin­quants spé­ci­fiques qu’en d’autres temps on aurait qua­li­fié d’a­nar­chistes, de mar­gi­naux, d’a­so­ciaux, ayant agi, cir­cons­tance aggra­vante, en « réunion »: délin­quants par leurs menaces sur l’ordre, la famille, des valeurs de  réfé­rences socié­tales, délin­quants qui  menacent des agents dépo­si­taires de l’au­to­ri­té publique, voire menacent la marche de la justice…

Par le recours à ces qua­li­fi­ca­tions pénales on écarte de fait  toute notre  réa­li­té sociale et éco­no­mique col­lec­tive, com­plexe, contra­dic­toire, révé­la­trice de ten­sions et de conflits, d’in­té­rêts, d’en­jeux de groupes, de clans, de classes, dif­fé­rents par essence mais coexis­tant par choix, contrainte, inté­rêts liés, valeurs partagées.

Sur­tout on éva­cue  l’i­dée même de réelle négo­cia­tion col­lec­tive et d’un ordre public social, base d’un Code du tra­vail et d’une légis­la­tion sociale pro­tec­trice.

On com­prend dès lors mieux pour­quoi le recours à cette qua­li­fi­ca­tion pénale pré­cise où toute la logique des évo­lu­tions  légis­la­tives récentes  du droit social pous­sées par ce gou­ver­ne­ment – d’autres avant lui –  tend d’a­bord à res­treindre la pos­si­bi­li­té même de la négo­cia­tion col­lec­tive pro­fes­sion­nelle et sociale – de la loi Macron à la récente loi sur le « dia­logue social », des  pistes de tra­vail struc­tu­rant la Confé­rence sociale à la refonte annon­cée du Code du travail.

Ayant  affaire à des « voyous » (Manuel Valls), on ne serait donc pas dans un exer­cice col­lec­tif et citoyen, c.q.f.d.

Ren­ver­ser la hié­rar­chie juri­dique des normes en rédui­sant à peu la loi sociale avec sa force  de socle public social incon­tour­nable, mar­gi­na­li­ser les négo­cia­tions sec­to­rielles de branches pro­fes­sion­nelles, subor­don­ner demain tous les accords d’en­tre­prise à l’ad­di­tion de  choix indi­vi­duels des sala­rié, relèvent de cette vision pseu­do – démo­cra­tique des rela­tions sociales où  le sala­rié seul serait habi­li­té à s’en­ga­ger, à déci­der, où la négo­cia­tion revien­drait au « à prendre ou à laisser ».

Vieux rêve d’un sala­rié  libre et sou­ve­rain, pour son bien, celui de son entre­prise, celui de l’é­co­no­mie natio­nale, celui du P.I.B, celui du CAC 40…et haro sur les déviants!

Vieille lune d’une vision où l’es­clave négo­cie avec le maître, l’oc­cu­pé avec l’oc­cu­pant, celui qui a le bâton avec celui qui n’en a pas et où ceux qui regroupent, qui portent l’in­té­rêt col­lec­tif – certes sous contrôle de leurs man­dants – , sont répu­tés fau­teurs de troubles, empê­cheurs de tour­ner en rond, où le syn­di­ca­lisme n’est vu que comme entrave à la marche de l’en­tre­prise et han­di­cap  dans la com­pé­ti­tion éco­no­mique, où ceux qui ne croient pas que dia­logue social se résume à  simu­lacre et accep­ta­tion sans condi­tion sont répu­tés irresponsables.

Les cinq font par­tie de ce que nombre de sala­riés consi­dè­re­raient comme des sala­riés pri­vi­lé­giés: tout le monde n’a pas un contrat de tra­vail à durée indé­ter­mi­née dans une des socié­tés fran­çaises les plus pres­ti­gieuses et par­tie contrô­lée par l’E­tat fran­çais de surcroît.

Mais ces sala­riés, chô­meurs pro­gram­més et récla­més par la jus­tice pénale pour l’exemple, sont désor­mais  pré­su­més délin­quants et mar­gi­naux vio­lents, dési­gnés a prio­ri comme tels par les plus hautes ins­tances de l’Etat.

Aujourd’­hui ils sont bien plus les enfants des Canuts révol­tés de 1831, ceux que chan­tait  Aris­tide Bruant en 1894, en hom­mage aux arti­sans et ouvriers lyon­nais pous­sés à la révolte par la misère sociale et qui, comme dit la chan­son, « n’a­vaient pas de che­mise » et étaient « tout nus »… comme les deux cadres bous­cu­lés – moles­tés  en somme…

Aujourd’­hui ce ne sont pas leurs actes et les deux che­mises déchi­rées qui « font du mal à la France » et si voyous il y a ce ne sont pas eux.

Les défendre c’est d’a­bord ne pas confondre les causes et les conséquences.

Les défendre c’est sur­tout  pro­po­ser  une vision équi­li­brée des rela­tions  sociales et socié­tales dans un pays où la loi du plus fort s’im­pose avec arro­gance, d’où l’on veut chas­ser le res­pect de la négo­cia­tion sociale réelle, où s’af­fai­blit la  pro­tec­tion sociale, où gran­dit la menace  sur une liber­té publique fon­da­men­tale – celle d’adhé­rer à un syn­di­cat qui ait encore quelques pou­voirs et  des moyens d’ac­tions réels dans le champ éco­no­mique et social.

Il faut sou­te­nir les cinq!

Incon­di­tion­nel­le­ment.

 Chris­tian Rubechi