Une salle du parc expo de Mulhouse, emplie par environ 500 personnes en cette fin mai 2016. Alain Juppé y tenait son meeting de candidature en vue des primaires du parti « Les républicains » (ex-UMP), prévues en novembre 2016. On s’y est invité pour le plaisir de sonder et d’observer. Ne serait-ce point là une occasion privilégiée d’approcher en captivité l’archétype du véritable brontosaure de la vie politique française, dont la persistance est l’une des caractéristiques les plus remarquables ? Haut fonctionnaire en charge depuis 1972, Premier ministre sous la présidence Chirac, et ministre des gouvernements Balladur et Fillon, il brigue aujourd’hui la charge de Sauveteur Suprême de la République, avec la volonté manifeste de lessiver à grande eau ce qu’il reste d’État social.

L’ambiance semble compassée, et la gentrification apparaît clairement dans les rangs. Tout le monde est fagoté. On repère flanelle et tweed un peu partout. La présence est essentiellement masculine. Les crinières suivent tout un dégradé qui irait du grisâtre au franchement blanchi. Du personnel, jeune notamment (les « JAJ » ‑jeunes avec Juppé-), quadrille la salle de part en part, l’oeil torve sur tout un chacun. Soudainement, une colonne de jeunes hommes et deux jeunes femmes en complets noirs pénètrent et se positionnent immédiatement pour former une haie d’honneur, à la manière d’une machinerie de théâtre, dont la scène attendrait les tours d’adresse d’un bateleur d’estrade. L’attente se prolonge quelques minutes encore au son des Beatles et autres standards américains.
Un speaker annonce l’arrivée imminente de la vedette, qui traverse le hall en sphinx hiératique, toujours aussi droit dans ses bottes, le sourire figé, et sans palper un tant soit peu la main des plantons dressés sur ses côtés.
Entrées en scène
L’écuyer Jean Rottner ouvre le rideau à l’appel de son nom. S’appuyant comme un seul homme sur le pupitre, il souhaite la bienvenue et proteste immédiatement de sa sincère amitié à l’impétrant, qui, comme tous ses prédécesseurs et successeurs, passe et repassera nécessairement par Mulhouse, devenue cité fortifiée de toutes les écuries idéologiques de la droite sur-droitisée, qu’il se fait fort d’accueillir à coup de moulinets appuyés et de casaques bigarrées. Cela en dépit même de cet obstacle politique, quelque peu déconcertant, mais néanmoins démocratique, à savoir une primaire.
Arlette Grosskost prend le relais avec l’effusion d’une adolescente face à son idole. Elle tente d’abord de se refréner et rappelle, sans bien en mesurer l’effet sur l’auditoire, ou risquer d’agacer l’invité du soir, que si le candidat est certes « austère », « sévère » et « autoritaire », ce ne peut être que par ascendant naturel. Le sens de la filiation la submerge alors, et la voici trouvant en Alain Juppé un « père » doublé d’un « patriarche ». Son serment de fidélité ne fut en rien surjoué, car, dit elle en substance, le pays a fort besoin d’un vieux gribou pour se redresser, même à coups de prothèses néolibérales.
Les fabliaux d’un nouvel âge très moyen
L’animateur du gala s’empare enfin du pupitre. Et dès lors, ce ne fut que délices et enchantements. Jonglages et ramages d’un côté, fabliaux du meilleur effet de l’autre : ainsi des vins d’Alsace qu’il a découvert et qu’il intégrera sans aucun doute dans sa « cité des vins » bordelaise, occasion qui lui permet un rebond vers la condition de nos pauvres viticulteurs, pauvres céréaliers, empêchés de toute part, y compris de la part des « Nuit debout », qui-ne-font-rien-qu’à‑tourmenter-les-mitrons-de-la-Place-de-la-République-à-Paris-qui-ne-peuvent-plus-exhiber-leurs-miches-entravés-qu’ils-sont-toujours-par-les-anarchistes-casseurs-apparemment-devenus-les-ennemis-intimes-des-Grands-moulins-de-Paris.
Afin de mettre un terme à la chienlit anti-consumériste, le « girondin » à double rotation politique et géographique, a décidé de brandir sa matraque magique. Il réclame un surplus d’État jacobin répressif. Davantage de police, davantage de renseignements, 10000 places de prisons supplémentaires, amoindrissement des aménagements de peine, et retour des peines plancher. Pour le repris de justice qu’est toutefois notre candidat, condamné en 2004 à 18 mois de prison et à dix années d’inéligibilité pour prise illégale d’intérêts (ramené à 14 mois et un an par la Cour d’Appel), dans l’affaire des emplois fictifs de la Ville de Paris, il y aurait de quoi provoquer les ricanements d’un auditoire normalement constitué. Mais ici, bien au contraire, c’est une salve d’applaudissements qui suivit le sinistre numéro, ficelé à la manière chiraquienne, c’est à dire grossièrement.
Travailler plus pour travailler plus
En matière économique, la douche promet d’être bien glaciale, et c’est d’entrée l’annonce de l’enterrement des 35 heures qui ouvre les festivités, entre deux railleries à propos de l’insupportable ridiculité de ceux qui encouragent les 32 heures. Les coups de mentons volontaristes ne manquant pas, on notera que le SMIC finira pas devenir la norme intangible, en forme de trappe salariale pour bon nombre de travailleurs, puisque les cotisations sociales y seront ramenées à zéro. Comme par atavisme, le candidat à la candidature tentera une analogie avec « le bruit et l’odeur » [des immigrés] de Chirac, mais pour comparer ici le sort du smicard (en emploi et pauvre) qui voit l’allocataire du RSA (pauvre et sans emploi), se dorer la pilule sur le même pallier. L’entreprise devient, quant à elle, l’épicentre de l’élaboration du droit social. Tout pourrait s’y décider par « accords ». Toutefois, les normes du travail restent encore dissuasives pour tout chef d’entreprise désirant cheffer en paix. Il conviendra donc de s’attaquer une nouvelle fois au droit du travail, dont on comprend bien qu’il est le dernier obstacle à l’épanouissement total de la classe dominante, qui, pour son avantage, n’aura d’ailleurs plus à s’acquitter de l’impôt sur la fortune, et verra sa ponction fiscale justement réduite. Quant à la retraite, en bénéficiera qui vivra d’abord jusqu’à 65 ans, et peu lui chaut que l’espérance de vie en bonne santé ne soit que de 61,8 ans en France, selon l’INSEE.
Il faut dire qu’en termes de méthodologie politique, Alain Juppé préfère la défroque de papy fouettard à toute autre. Encore plus raide dans ses bottes crottées, mais pourvu cette fois d’une verge en guise de bras séculier, notre candidat annonce la couleur avant d’en certifier la douleur. Proclamant qu’il ne sera le candidat que d’un seul quinquennat, ne doutons pas de sa détermination à le rendre mémorable.
Rideau vers une nouvelle ère ?
Alors que l’époque mériterait un sursaut des consciences, notamment en matière de citoyenneté démocratique, de justice sociale, ou de planification écologique, Alain Juppé n’a pas eu un seul mot sur ces sujets d’importance cruciale, tant pour aujourd’hui que pour demain. La scène macabre du politique, composée de perroquets désarticulés, n’a plus que le langage de la déraison capitaliste et des idéologies populistes à proposer au public. Il se pourrait bien que le chèque en blanc qui nous est réclamé, une fois encore en 2017, pour continuer d’assister à cette tragédie bien contemporaine ne soit plus longtemps payé de retour. Le rideau sera enfin tiré sur la scène, sous le poids de laquelle ils s’effondreront tous.
Gundulf de Fronde