MICHEL KREMPPER

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L’Alsace commence enfin à s’interroger sur son histoire. Sa « disparition administrative » engagée par une réforme territoriale absurde et stupide, ne lui enlève en rien son passé et sa singularité au sein de la république française. Encore faut-il qu’elle se réconcilie avec son histoire et qu’elle l’accepte telle qu’elle est et non pas telle qu’elle a été réécrite par ceux qui veulent effacer sa mémoire. La biographie de Joseph Rossé qui vient de paraître sous la plume de Michel Krempper, avec une préface d’Andrée Munchenbach et éditée chez Yoram, s’attelle à cette difficile mais indispensable tâche.

Dan­ne­ma­rie, jolie petite ville du Sund­gau alsa­cien est parée ce soir-là : d’innombrables petites fanions fran­çais et alsa­ciens (rot-wiss donc rouge-blanc) flottent au-des­sus des prin­ci­pales artères de la cité comme pour accueillir la pré­sen­ta­tion de l’ouvrage « Joseph Ros­sé : alsa­cien inter­dit de mémoire » par son auteur, l’historien Michel Kremp­per. Le choix de Dan­ne­ma­rie n’est pas dû au hasard : n’est-ce pas cette ville qui, sous l’impulsion de son maire Paul Mum­bach, a don­né à une des prin­ci­pales places, le nom d’Eugène Rick­lin (1862–1935)*, poli­ti­cien auto­no­miste qui fut le pre­mier et der­nier pré­sident du Land­tag alsa­cien en 1911…

Une réha­bi­li­ta­tion

Comme dans son pré­cé­dent ouvrage « A la source de l’autonomisme alsa­cien-mosel­lan », Michel Kremp­per ne cache pas sa volon­té de mon­trer le vrai visage de ce que fut l’autonomisme.

Com­prendre l’au­to­no­misme alsa­cien: deux ouvrages à ne pas rater.

Dans son seconde opus, l’historien s’attache à réha­bi­li­ter un autre homme poli­tique alsa­cien majeur, Joseph Ros­sé, dont le des­tin fut pro­fon­dé­ment mar­qué par l’histoire de sa région.

L’auteur a pu accé­der à des docu­ments inédits conser­vés soit dans la famille de Ros­sé, soit dans les archives de la Biblio­thèque Uni­ver­si­taire de Stras­bourg et per­met de remettre dans son contexte des faits et gestes de l’homme poli­tique et homme de presse.

Né en 1892 dans l’Alsace prus­sienne mais dans un vil­lage, Mon­treux-Vieux qui avait gar­dé le fran­çais comme langue prin­ci­pale, il est donc par­fai­te­ment bilingue quand il entame ses études d’enseignant et pra­tique à Col­mar dès ses diplômes brillam­ment obtenus.

Ce bilin­guisme lui ser­vi­ra en 1918 quand l’Alsace revient sous la coupe de la France car la plu­part de ses col­lègues sont uni­que­ment ger­ma­no­phones. La volon­té de la répu­blique fran­çaise d’imposer bru­ta­le­ment ses lois et de s’en prendre aux spé­ci­fi­ci­tés sociales et cultu­relles alsa­ciennes, conduisent Ros­sé au syn­di­ca­lisme, puis à la poli­tique. Son pre­mier che­val de bataille sera le trai­te­ment éga­li­taire des ensei­gnants alsa­ciens car la France impose des édu­ca­teurs issus d’autres régions fran­çaises… en aug­men­tant sen­si­ble­ment leur salaire et en leur accor­dant les avan­tages de ceux ensei­gnant dans les colo­nies outre-mer !

Le pou­voir cen­tral ne par­don­ne­ra jamais à Joseph Ros­sé de faire par­tie de ces hommes poli­tiques alsa­ciens résis­tants à la remise en cause de leurs droits et conquêtes tant sociales (comme la pro­tec­tion sociale) que cultu­relles (la langue) ou cultuelles (le concor­dat). Et sur­tout de défendre l’idée d’une démo­cra­tie qui lais­se­rait à la région une part d’autonomie dans les déci­sions qui la concernent. Révo­qué en tant qu’enseignant, il devint jour­na­liste puis homme de presse, dans le groupe Alsa­tia, à une époque où notre région connais­sait encore un vrai plu­ra­lisme des journaux.

Ce com­bat condui­sit Joseph Ros­sé et d’autres poli­ti­ciens auto­no­mistes en pri­son à plu­sieurs reprises.

Michel Kremp­per s’emploie, dans son livre, à démon­trer l’injustice que repré­sen­taient ces procès.

Le tra­vail de l’historien per­met éga­le­ment de rap­pe­ler les formes mul­tiples de l’autonomisme en Alsace : idée poli­tique majo­ri­taire dans la région entre les deux guerres, elle n’était pour­tant pas uniforme.

Joseph Ros­sé, comme Jean Kep­pi et d’autres, repré­sen­taient l’aile chré­tienne-démo­crate qui fai­sait entre autres du concor­dat un des piliers de leur com­bat. Mais l’autonomie était aus­si défen­due par le Par­ti Com­mu­niste Fran­çais qui prô­nait jusqu’à l’autodétermination du peuple alsa­cien et son droit à l’indépendance, alors que les chré­tiens-démo­crates et les radi­caux défen­daient une auto­no­mie au sein de la Répu­blique Française.

Le trouble de l’occupation nazie : les Nanziger

Mal­gré la répres­sion du pou­voir cen­tral fran­çais, Joseph Ros­sé fut élu à plu­sieurs reprises dépu­té. La période qui jette un trouble sur le cou­rant auto­no­miste est incon­tes­ta­ble­ment la période de l’occupation nazie et l’instrumentalisation qui en fut faite après la guerre pour dis­cré­di­ter tout ce qui appa­rais­sait comme régionaliste.

Michel Kremp­per laisse une grande place à cette période, conscient que c’est celle qui pèse aujourd’hui encore sur le débat autour de l’autonomisme.

Il rap­pelle fort jus­te­ment, que l’occupation nazie n’avait rien à voir avec la période prus­sienne qui avait certes ses défauts mais aus­si ses apports posi­tifs. Mais les nazis inter­dirent tout par­ti poli­tique y com­pris auto­no­miste ain­si que la presse : tous les jour­naux ont été inter­dits et seuls trois quo­ti­diens qu’ils contrô­laient avaient droit de parution.

Dans l’ouvrage de Michel Kremp­per, un éclai­rage par­ti­cu­liè­re­ment impor­tant est don­né sur les condi­tions de ce qu’on a appe­lé le « ral­lie­ment » des auto­no­mistes au pou­voir nazi avec la signa­ture d’un texte d’allégeance à Hit­ler, en 1940, dans l’hôtel Bel­le­vue aux Trois-Epis.

Petit rap­pel fait par l’auteur : en octobre 1939, les prin­ci­paux lea­ders auto­no­mistes sont tra­duits devant un tri­bu­nal à Nan­cy pour « espion­nage au pro­fit de l’ennemi ». Mais devant l’avancée des troupes nazies, les accu­sés sont trim­ba­lés dans le désordre indes­crip­tible de l’exode, de pri­sons en pri­sons. Jusqu’en 1940 où les nazis sont ins­tal­lés et réclament le retour de ces accu­sés pour en faire un acte poli­tique des­ti­né à ama­douer la popu­la­tion alsa­cienne. Par­qués aux Trois-Epis, les accu­sés sont sou­mis à des pres­sions que le livre détaille abon­dam­ment, pour qu’il signe un docu­ment d’allégeance à Hit­ler, donc celui-ci se moque­ra d’ailleurs éperdument

L’  « épuration »

Le pro­cès qui fut fait à Ros­sé en 1947 est un des moments forts du livre de Michel Kremp­per : il rap­pelle que la condam­na­tion que subit Joseph Ros­sé est soit dis­pro­por­tion­née, soit insuf­fi­sante. Ou il est recon­nu cou­pable de col­la­bo­ra­tion (et cela se ter­mine par la peine de mort comme un autre auto­no­miste l’a connu, Mou­rer) ou bien les faits repro­chés sont d’une gra­vi­té rela­tive et peuvent être dis­pen­sé de peine.

Mais Joseph Ros­sé est condam­né à 15 ans de tra­vaux for­cés et mour­ra en pri­son en 1951. Ses obsèques, dont la presse alsa­cienne ne par­la pas, furent sui­vis par des mil­liers d’Alsaciens : ils étaient là pour un des leurs. et qui res­te­ra tota­le­ment incon­nu jusqu’à la Libération.

Certes, on peut avoir un regard cri­tique sur la stra­té­gie des chré­tiens-démo­crates de « lou­voyer » avec l’occupant nazi, mais on ne peut igno­rer les ten­ta­tives de sau­ver des vic­times poten­tielles comme l’a fait Joseph Ros­sé ou la publi­ca­tion par sa mai­son d’é­di­tion Alsa­tia d’ouvrages inter­dits par Berlin…

La conclu­sion de Michel Kremp­per est lim­pide : le pou­voir en place à Paris en 1945, ne vou­lait abso­lu­ment pas le retour de l’autonomisme dans le débat poli­tique alsa­cien, il fal­lait donc déna­tu­rer voire vil­li­pen­der toute le pas­sé à ce sujet : cela concer­ne­ra la langue (répres­sion de l’alsacien dans les écoles) comme les cou­rants d’idées.

L’outrageuse col­la­bo­ra­tion des hommes et femmes poli­tiques alsa­ciens d’après-guerre à cette « fran­ci­sa­tion » for­ce­née, ne les gran­dit pas car elle a conduit les Alsa­ciens à reje­ter leur propre his­toire et donc leur mémoire.

Le régio­na­lisme reprend des cou­leurs dans le siècle de la mon­dia­li­sa­tion et pas seule­ment en Alsace. Les errances de cer­tains (mino­ri­taires) par­ti­sans  de l’autonomisme durant quelques années tra­giques ne peuvent pas jus­ti­fier qu’on entache l’ensemble du mou­ve­ment auto­no­miste de la même opprobre.

Michel Mul­ler

*Eugène Rick­lin est le fils de Georges Rick­lin, auber­giste et de Cathe­rine Kayser.

Médecin, il se lance très tôt en politique, comme conseiller municipal (1889) puis maire de Dammerkich (1895). Il est révoqué de ses fonctions de maire en 1902 pour ses prises de positions répétées en faveur de l’autonomie de l’Alsace. Il est néanmoins élu député au Reichstag de 1903 à 1918 et devient président du Landtag d’Alsace-Moselle en 1911.
Pendant la Première Guerre mondiale, il sert comme médecin militaire dans l’armée allemande. En 1918, il est interné en Allemagne, avant de revenir en Alsace en 1920.
Pour de seules raisons politiques, il est radié de l’ordre des médecins le 17 mai 1925.
Président du Heimatbund, il est très actif dans la presse locale et dans l’édition pour la défense de l’Alsace. Humilié et traîné dans les rues de Mulhouse alors qu’il est une personnalité politique alsacienne de premier plan et jeté en prison, il est élu député en avril 1928 alors qu’il est en détention dans l’attente de son procès le 24 mai 1928. Condamné en cour d’assises pour atteinte à la sûreté de l’État à une année de prison et cinq années d’interdiction de territoire. Cette condamnation provoque un tollé. Il est amnistié le 14 juillet 1928 et on trouve tout de même le moyen de le déchoir de son mandat de député le 8 novembre 1928 pour ses soi-disantes activités autonomistes. Il retrouve immédiatement un mandat électoral.