Disons-le sans ambages : le propriétaire des deux quotidiens alsaciens veut faire disparaître un de ces titres dans les prochains mois avec des licenciements massifs dans l’ensemble du salariat. L’exécuteur en chef du plan du Crédit Mutuel, M. Carli, l’annonce clairement, il faut lui reconnaître sa franchise : « Nous garderons les « marques » et unifieront les contenus ». Ramener un journal à une simple « marque », c’est le considérer comme une vulgaire marchandise ! Non, M. Carli, un journal c’est un « titre », avec son orientation éditoriale, ses outils rédactionnels, commerciaux, techniques… Les salariés des deux journaux accepteront-ils cette liquidation en contrepartie de mesures sociales comme cela ce fait tellement souvent ?

 

Bref his­to­rique de la presse alsacienne

1605 : la presse d’information nait à Stras­bourg. Un édi­teur et impri­meur Johann Caro­lus lance un petit pério­dique inti­tu­lé « Ordi­na­rii Avi­sen » pré­sen­té ain­si par son créa­teur  « Rela­tion aller Für­nem­men und geden­ckwür­di­gen His­to­rien so sich hin und wider in Hoch unnd Nie­der Teut­schland, auch in Fran­ckreich, Ita­lien, Schott und Engel­land, Hiss­pa­nien, Hun­gern, Polen, Sie­benbür­gen (Trans­syl­va­nie), Wala­chey, Mol­daw, Tür­cken etc ver­lauf­fen und zutra­gen möchte. »

C’est le pre­mier jour­nal qui paraît au monde. « La Gazette » de Théo­phraste Renau­dot ne naît qu’en 1631 et est pour­tant pré­sen­té comme le pre­mier pério­dique en France.

En 1650 paraît à Leip­zig le pre­mier quo­ti­dien, avec une paru­tion sur 6 jours, les « Ein­kom­men­den Zei­tun­gen » de Timo­theus Ritzsch.  Il fal­lut attendre la fin du XVIIIe  siècle pour voir appa­raître le pre­mier quo­ti­dien fran­çais Le jour­nal de Paris en 1777.

Bien évi­dem­ment, la situa­tion flo­ris­sante de la région Alsace au sein de l’espace rhé­nan tant sur le plan éco­no­mique, tech­no­lo­gique, com­mer­cial, cultu­rel, en fait le ber­ceau natu­rel du déve­lop­pe­ment de tech­no­lo­gie comme l’imprimerie qui faci­lite l’apparition d’organes d’information. De là naît en Alsace une tra­di­tion d’industrie gra­phique et de presse.

L’Alsace, une terre d’une presse poli­tique et pluraliste

Ain­si, en 1885,  on compte 35 titres de presse dans la Région à l’époque ter­ri­toire prus­sien, donc parais­sant en alle­mand pour la plu­part. De cette époque naît éga­le­ment la tra­di­tion du « por­tage à domi­cile » qui per­met à la presse alsa­cienne, la seule en France, de comp­ter aujourd’hui encore près de 80% d’abonnés par­mi ses lec­teurs : une véri­table manne finan­cière… que tous les quo­ti­diens fran­çais lui envient.

En 1918, après le  retour à la France, 52 titres de presse donc 24 quo­ti­diens sont édi­tés en Alsace.

Les jour­naux, même à l’époque prus­sienne, sont très liés aux par­tis poli­tiques et à la vie poli­tique. Cela ne fait que se déve­lop­per après 1918 où après une eupho­rie des Alsa­ciens de rede­ve­nir fran­çais, un pro­fond malaise se déve­loppe dès 1919 devant la poli­tique d’intégration for­ce­née que mènent les gou­ver­ne­ments de la Répu­blique. En suivent des débats autour de l’appartenance à la France, du main­tien de la langue, de l’autonomie à l’égard du pou­voir cen­tral… Tous les par­tis ont leurs jour­naux sou­vent quo­ti­diens et donc partisans.

Dans les années 30, la forte mon­tée de la presse d’extrême-droite en France, touche éga­le­ment la presse,  les Croix de feu et le Par­ti popu­laire fran­çais créent des jour­naux en Alsace rédi­gés en allemand.

Dès l’annexion par l’Allemagne nazie, la presse alsa­cienne est nazi­fiée et les auto­ri­tés inter­disent la paru­tion de tous les jour­naux qui, de fait, dis­pa­raissent. Quatre quo­ti­diens, tous sous contrôle du Par­ti Nazi les rem­placent : les « Straß­bur­ger Neueste Nachrich­ten », organe du NSDAP dans le Bas Rhin, le « Elsäs­ser Kurier » à Col­mar, le « Mül­hau­ser Tag­blatt » et le « Mül­hau­ser Volks­blatt » à Mulhouse.

Retour au plu­ra­lisme en 1945

L’Alsace compte, en 1948, 17 quo­ti­diens et 11 heb­do­ma­daires. Une véri­table soif d’information, de débats, de plu­ra­lisme conduit à la paru­tion de dizaine de titres très sou­vent liés à des mou­ve­ments poli­tiques ou idéo­lo­giques. Grâce aux déci­sions du Conseil Natio­nal de la Résis­tance, la paru­tion de la presse est encou­ra­gée par la créa­tion d’aides à la presse faci­li­tant éco­no­mi­que­ment l’édition de jour­naux. Notons une ordon­nance par­ti­cu­lière à l’Alsace, celle du 13 sep­tembre 1945 : entre autres sur l’utilisation de la langue fran­çaise dans les jour­naux. La paru­tion rédi­gée tota­le­ment en alle­mand est inter­dite : il faut des paru­tions « bilingues » et le fran­çais ne peut des­cendre en-des­sous des 25% des textes. Sont obli­ga­toi­re­ment rédi­gés  en fran­çais : le titre, la publi­ci­té, le sport, les infor­ma­tions légales, les articles pour la jeunesse…

Pour être lue, la presse alsa­cienne se doit de paraître évi­dem­ment en bilingue : les DNA en 1950 compte 75% de leur dif­fu­sion en bilingue ; les mêmes pro­por­tions pour L’Alsace à Mul­house. Cela dure­ra vingt ans, l’édition fran­çaise passe en tête en 1970.

Les consé­quences tra­giques de la concentration

Mais la presse alsa­cienne n’échappe pas à la concen­tra­tion des titres, véri­tables plaie de la presse fran­çaise car le sys­tème chez nous est l’absorption d’un titre par un autre. Ce qui conduit à ce que nous ne connais­sions plus que 66 quo­ti­diens en France… contre 329 en Alle­magne (313 jour­naux régio­naux et des 8 titres natio­naux). Le résul­tat de cette stra­té­gie mor­ti­fère pour la presse quo­ti­dienne fran­çaise : son tirage est aujourd’hui d’un peu plus de 8 mil­lions d’exemplaires contre 16 mil­lions en Allemagne.

Il est prou­vé qu’à chaque dis­pa­ri­tion de titres après une concen­tra­tion, il y a sys­té­ma­ti­que­ment perte d’au moins un tiers des lec­teurs. Mieux, il est prou­vé que les rares régions qui connaissent une plu­ra­li­té de quo­ti­diens, ont un taux de lec­to­rat plus éle­vés que les autres régions où ne sub­siste qu’un seul titre. Exemple : la Bre­tagne… et l’Alsace.

Notre région a failli connaître le mono­pole d’un seul jour­nal début des années 1970. En effet, le jour­nal L’Alsace était à cette époque en grosse dif­fi­cul­tés et a failli dis­pa­raître : seul le rachat par… le Cré­dit Mutuel l’a sau­vé. On peut donc dire qu’à cette époque, le Cré­dit Mutuel, du moins quatre caisses mul­hou­siennes et une col­ma­rienne des CMDP ont sau­vé le plu­ra­lisme de la presse dans notre région.

FUSION

Le Cré­dit Mutuel sera-t-il à pré­sent le fos­soyeur du plu­ra­lisme his­to­rique en Alsace ?

Jamais de toute son his­toire, l’Alsace n’a connu qu’un seul jour­nal quo­ti­dien. Même sous la période nazie, elle en comp­tait quatre.

Et pour­tant, le Cré­dit Mutuel s’apprête à com­mettre l’irréparable. Devant de (réelles) dif­fi­cul­tés éco­no­miques au sein de son groupe presse (9 titres dans tout l’Est et Sud-Est de la France), il fait appel à un « restruc­tu­ra­teur » paten­té qui a déjà sévi au groupe Le Pari­sien avec un pal­ma­rès élo­quent : vente de jour­naux, liqui­da­tion des impri­me­ries… sans résul­tat posi­tif sur le déve­lop­pe­ment des journaux.

Cette méthode radi­cale est celle qu’applique depuis des années la presse natio­nale avec le suc­cès que l’on sait : nous sommes en queue de pelo­ton de la lec­ture de la presse en Europe. La presse régio­nale avait échap­pé quelque peu à cela en déve­lop­pant des articles sur la vie locale, en assu­rant des infor­ma­tions de ser­vices sou­vent bien appré­ciées par le lec­to­rat. Mais cela néces­site le déve­lop­pe­ment d’agences locales et une dis­tri­bu­tion sans faille. Les quo­ti­diens alsa­ciens ont, grâce à cela, déve­lop­pé un réseau d’abonnés qui résistent un peu mieux à l’érosion du lec­to­rat qui touche la presse française.

Le « costs-killer » à l’œuvre…

Or, ce sont les pra­tiques de cette presse là que le « restruc­tu­ra­teur » du Cré­dit Mutuel veut appli­quer avec un remède de che­val : liqui­da­tion des titres en pré­ser­vant la « marque », une sorte d’escroquerie ven­due aux lec­teurs de L’Alsace : leur jour­nal gar­de­ra le nom mais le conte­nu sera le même que celui des DNA… Com­bien de postes de jour­na­listes en moins ?

Fer­me­ture de l’imprimerie à Mul­house et impres­sion à Stras­bourg : ce qui faci­li­te­ra évi­dem­ment, cha­cun le com­pren­dra, la dis­tri­bu­tion des jour­naux à Fer­rette les petits matins d’hiver sur les chaus­sées ennei­gées ! Et obli­ge­ra la rédac­tion à bou­cler le jour­nal dès la fin de l’après-midi…

On le voit, c’est la logique d’une éco­no­mie clas­sique et tra­di­tion­nelle qui tente de s’imposer, ne tenant aucu­ne­ment compte que la presse n’est pas un pro­duit comme un autre et qu’elle a besoin d’un modèle éco­no­mique spé­ci­fique. Et la presse régio­nale n’est en rien com­pa­rable à la presse natio­nale où le « costs-killer » du Cré­dit Mutuel a fait ses armes.

Pour­tant, la presse écrite a de l’avenir : après avoir négli­gé pen­dant très long­temps la « recherche et le déve­lop­pe­ment », la presse s’est mise tra­vailler la ques­tion. Il en res­sort qu’elle a des atouts consi­dé­rables pour prendre sa place dans le monde de la com­mu­ni­ca­tion tel que nous le connais­sons actuel­le­ment. Pour cela, il faut certes des restruc­tu­ra­tions, des nou­veaux pro­duits y com­pris sur papier et impo­ser un nou­veau modèle éco­no­mique au grands groupes qui contrôle l’ensemble de la filière: elle aura besoin de toutes ses forces pour y parvenir.

Loin des idées du cost-killer qui devien­dra, s’il peut aller sans encombre jusqu’au bout, le « press-killer » des jour­naux alsaciens.

Michel Mul­ler