Le cercle infer­nal du macronisme 

Le tra­vail tue. Assu­ré­ment. A bas bruit, le plus géné­ra­le­ment. Et quel­que­fois par omis­sion. Cette évi­dence, que l’actualité n’effleure qu’à peine, ou s’oblige lâche­ment à retrans­crire, laisse le goût amer des arrières-batailles écu­lées. Devant l’embarras public occa­sion­né par ce conti­nuum de souf­frances sociales ordi­naires, il convient sim­ple­ment de plai­der l’exception, ou les erreurs de quelques-uns. Faute de se pré­mu­nir assez de l’accusation d’apostasie, devant le temple ido­lâtre offert aux « Wor­kal­co­ho­lic* » de la « Start-up Nation », où grouillent les « premiers de cor­dée », sous la férule des­quels ploie la mul­ti­tude, pro­mise aux cor­vées des super zéros. Le Cha­ron Macron aura pavé son Ély­sée tech­no-dis­ci­pli­naire des meilleures inten­tions de l’utilitarisme ges­tion­naire, jusqu’à faire dis­pa­raître, tel un Cer­bère capi­ta­liste, le réel social le plus « dis­rup­tif ». En témoigne l’occultation de la notion de péni­bi­li­té au tra­vail de ses ordonnances.

Mais vivre en agnos­tique de l’optimisation pro­duc­tive vous expo­se­ra imman­qua­ble­ment aux rudoie­ments cour­rou­cés des sacer­dotes du régime. Tou­jours prompts à vous accu­ser de blas­phème envers les valeurs uni­ver­selles, et les bien­faits mani­festes, de la reli­gion Travail.

Le moment de révé­la­tion cultu®elle

Pour­tant, un simple fait divers direc­te­ment lié à l’exercice du culte vient de per­cer le mur de l’apathie média­tique, ces tous der­niers jours.

Au mois de décembre der­nier, une stan­dar­diste du SAMU de Stras­bourg a sciem­ment négli­gé et mépri­sé l’appel au secours d’une patiente à l’agonie, laquelle devait décé­der faute de prise en charge par un méde­cin quelques heures plus tard. Ajou­tons que, depuis lors, les per­son­nels de l’antenne stras­bour­geoise et de bien d’autres en France, font l’objet de menaces de mort.

Le fait est que l’opératrice (soi­gnante de for­ma­tion) a récem­ment accep­té la pro­po­si­tion d’entrevue d’une jour­na­liste de la chaîne de télé­vi­sion M6. Elle y témoigne de ce qu’[elle] « est sous pres­sion en per­ma­nence, on tra­vaille 12 heures. En tout cas à Stras­bourg, on tra­vaille 12 heures d’affilée. Ce sont des condi­tions de tra­vail pénibles. Je peux res­ter deux ou trois heures accro­chée à mon télé­phone parce que je peux pas me lever, tel­le­ment ça déborde de par­tout. Quand on passe en pro­cé­dure dégra­dée parce qu’il y a beau­coup plus d’appels que de monde pour les gérer, on n’arrête pas. On rac­croche et on décroche. On rac­croche et on décroche. » 

Elle se dit par ailleurs « lyn­chée sur la place publique », et ajoute : « Je ne veux pas por­ter le cha­peau pour le sys­tème ». Argu­men­ta­tion reje­tée par les hôpi­taux de Stras­bourg, en la per­sonne de Chris­tophe Gau­tier, son direc­teur géné­ral, pour lequel : « Ce jour-là, les condi­tions n’étaient pas excep­tion­nelles. Cette opé­ra­trice en était à son deuxième jour de tra­vail… Nous sommes bien donc sur l’hypothèse d’une faute individuelle ». 

Pour ten­ter de com­prendre l’incompréhensible, on a évo­qué l’accent congo­lais que la patiente était sus­cep­tible de pré­sen­ter en s’adressant à son inter­lo­cu­trice, ins­til­lant un pré­sup­po­sé raciste à l’endroit de la pro­fes­sion­nelle. Puis est venu le temps du pré­ju­gé cultu­ra­liste, appe­lé le « syn­drome médi­ter­ra­néen », qui, pré­sen­té som­mai­re­ment, vou­drait que, pas­sé le sud du 45° paral­lèle, tout homme ou femme aura par nature ten­dance à « sur­jouer » la souf­france ou la dou­leur, et donc ne mérite pas l’attention que l’on devrait, par exemple, à l’aryen com­mun, ou au cau­ca­sien orthodoxe.

Tous argu­ments rele­vant du domaine du pos­sible, mais ne parais­sant pas déter­mi­nant ou concluant pour autant, à mon sens.

Légi­time défense ?

Quant au sys­tème de défense de la sala­riée, il n’est pas vrai­ment pour sur­prendre. Si elle concède avoir pro­fé­ré une phrase « mal­ve­nue », en concluant son inter­ven­tion par un cin­glant : « Oui vous mour­rez un jour, comme tout le monde » à l’oreille de la patiente qui l’a sup­pliait, en vain, de lui venir en aide, elle ne pou­vait que se défaus­ser en incri­mi­nant ses condi­tions de tra­vail, et l’épuisement ner­veux qui acca­ble­rait tout un cha­cun dans une situa­tion analogue.

Ce fai­sant, devrait-on y voir une défense infon­dée ou dila­toire de sa part ? Fau­drait-il acca­bler mora­le­ment cette sala­riée ? Son insen­si­bi­li­té appa­rente aurait-elle quelque chose de sin­gu­lier ? Son défaut d’empathie serait-il un cas tout à fait par­ti­cu­lier ? Ne s’agit-il vrai­ment que d’une « faute indi­vi­duelle », ain­si que le déclare le direc­teur géné­ral des hôpi­taux de Strasbourg ?

Il faut, évi­dem­ment, répondre non à l’ensemble de ces ques­tions. Car ce qui se joue en réa­li­té n’est pas tant la posi­tion de la sala­riée dans son tra­vail, que l’effet, et la valeur, de ce tra­vail, sur la sala­riée. Un tra­vail qui, soit dit en pas­sant, n’est qu’exceptionnellement choi­si libre­ment pour l’immense majo­ri­té du salariat.

Voi­là donc en creux ce qui semble être le pré­ci­pi­té sor­dide de cette actua­li­té : la souf­france de cette sala­riée au tra­vail comme consé­quence de ce qui semble une « alié­na­tion », avec pour effet la com­mis­sion d’une erreur pro­fes­sion­nelle à la conclu­sion dra­ma­tique. Elle finit d’ailleurs par recon­naître cette évi­dence au cours de son entre­vue, en décla­rant : « je ne veux plus faire ce métier ».

Sous-trai­tance mentale 

Au regard de cet « acci­dent du tra­vail », il est frap­pant de consta­ter la per­ma­nence et l’intemporalité de la notion d’aliénation du tra­vail, sur laquelle il nous faut abso­lu­ment reve­nir, afin de pla­cer un fait d’actualité comme celui-ci dans une cer­taine pers­pec­tive his­to­rique ou socio-économique.

Défi­ni conti­nû­ment depuis près de deux siècles par des phi­lo­sophes de la tech­nique et du tra­vail (dont l’excellent Jacques Ellul), ou des psy­cho­logues sociaux, le concept d’aliénation est peut-être la clé par laquelle nous pour­rions réus­sir à com­prendre inti­me­ment, et non pas à juger arbi­trai­re­ment, une telle affaire.

En reve­nant vers « Les manus­crits de 1844 », du jeune écri­vain Marx, on décou­vri­ra expli­ci­té au mieux ce dont il s’agit:

« Le tra­vail est exté­rieur à l’ouvrier, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à son essence, que donc, dans son tra­vail, celui-ci ne s’affirme pas mais se nie, ne se sent pas à l’aise, mais mal­heu­reux, ne déploie pas une libre acti­vi­té phy­sique et intel­lec­tuelle, mais mor­ti­fie son corps et ruine son esprit ». Et encore : « En consé­quence, l’ouvrier n’a le sen­ti­ment d’être auprès de lui-même qu’en dehors du tra­vail et, dans le tra­vail, il se sent en dehors de soi. Il est comme chez lui, quand il ne tra­vaille pas et, quand il tra­vaille, il ne se sent pas chez lui. Son tra­vail n’est donc pas volon­taire, mais contraint, c’est du tra­vail for­cé. Il n’est donc pas la satis­fac­tion d’un besoin, mais seule­ment un moyen de satis­faire des besoins en dehors du tra­vail. Le carac­tère étran­ger du tra­vail appa­raît net­te­ment dans le fait que, dès qu’il n’existe pas de contrainte phy­sique ou autre, le tra­vail est fui comme la peste ».

Le prin­cipe du tra­vail mort

Pres­sion du chiffre, pertes de moyens, mana­ge­ment coer­ci­tif, frac­tion­ne­ment et mesure comp­table des actes de soins. Voi­là aujourd’hui quelques-uns des symp­tômes de la peste pro­duc­tive. Les per­son­nels de l’hôpital public, et plus géné­ra­le­ment des ser­vices publics de la san­té, subissent de plein fouet des formes de vio­lences pro­fes­sion­nelle et sociales ins­pi­rées de la culture de la ges­tion quan­ti­ta­tive, qui nivellent et extirpent tout sen­ti­ment d’utilité et de fier­té pro­fes­sion­nelle. Entre frus­tra­tions et sen­ti­ment de dépos­ses­sion de ses savoirs-faire, l’aliénation au tra­vail opère alors ses basses œuvres: la ges­tuelle pro­fes­sion­nelle se fait machi­nale, les com­por­te­ments sociaux se rai­dissent, la colère écume à tout ins­tant, le dégoût de soi, et des autres, vous sub­merge. Dans ces décombres sani­taires inter-per­son­nelles, semblent se croi­ser des malades qui consultent parce qu’ils souffrent, pris en charge par des soi­gnants qui souffrent parce qu’ils consultent.

Si dans les ser­vices publics, orga­ni­sa­tions socio-éco­no­miques à but non lucra­tif, on ne résiste pas plus au césa­risme mana­gé­rial, qu’aux logiques de ren­de­ment, le sec­teur mar­chand en est bien sûr le cœur orga­ni­sa­tion­nel. Les niveaux de hié­rar­chie y assurent en effet aveu­glé­ment la per­pé­tua­tion des maux du Tra­vail : ges­tion par le sous-effec­tif, mana­ge­ment tyran­nique et per­vers, dont le pro­duc­ti­visme issu du « lead mana­ge­ment » ou du « toyo­tisme », qui ne per­mettent plus aux sala­riés de souf­fler même un ins­tant pen­dant un cycle de tra­vail, sont quelques uns des moteurs de l’aliénation contem­po­raine et de l’usure au tra­vail. Mais celle-ci n’affecte pas que les fonc­tions vouées à l’exécution. Toutes les caté­go­ries de per­son­nels en sont aujourd’hui affli­gées d’une manière ou d’une autre. Quelles que soient les orga­ni­sa­tions éco­no­miques, y com­pris le modèle « Star­tu­pien », ou les rap­ports sociaux sont extrê­me­ment inégalitaires.

Une logique cri­mi­no­gène, par nature, par des­ti­na­tion ou par omis­sion, est à l’œuvre dans bien des orga­ni­sa­tions du tra­vail, notam­ment parce que le fac­teur humain y est rabou­gri ou sim­ple­ment sous­trait. Elle altère aus­si bien la san­té, la moti­va­tion, que le dis­cer­ne­ment. Beau­coup de ceux qui se sentent en droit de mena­cer les per­son­nels de san­té depuis la sur­ve­nue du drame alsa­cien, devraient sérieu­se­ment y réflé­chir, car ils se trompent ou aliènent (eux aus­si) leur colère.

Ce fait d’actualité nous rap­pelle enfin oppor­tu­né­ment que si les malades du tra­vail peuvent en mou­rir, ils sont pareille­ment capables de lais­ser mou­rir autour d’eux. Par inad­ver­tance. Par indif­fé­rence. Et dont la cause est à recher­cher notam­ment dans la pri­va­tion de valeur asso­ciée au tra­vail. Marx, encore lui, le for­mu­lait ain­si : « Une consé­quence immé­diate du fait que l’homme est ren­du étran­ger au pro­duit de son tra­vail […] : l’homme est ren­du étran­ger à l’homme. »

*Wor­kal­co­ho­lic: Addic­tion patho­gène pour le travail

Gun­dulf de Fronde