Une his­toire de res­pon­sa­bi­li­té inversée

C’est après vingt années de batailles sociales et par­le­men­taires que nait la loi sur les acci­dents du tra­vail en 1898. Et encore, elle ne concerne que les tra­vailleurs de l’in­dus­trie dans un pre­mier temps. Il fau­dra attendre l’année 1906 pour que les sala­riés du com­merce y soient éga­le­ment assu­jet­tis. La loi per­met enfin à la vic­time d’un acci­dent du tra­vail d’ob­te­nir une répa­ra­tion maté­rielle de son employeur, sur une base for­fai­taire. Jusqu’au vote de ce texte, et tout le long des pre­mières décen­nies qui voient émer­ger ce qui sera qua­li­fiée de « révo­lu­tion indus­trielle », l’ar­ticle 1382 du Code civil napo­léo­nien, impo­sait à la vic­time de faire elle-même la preuve, for­cé­ment aléa­toire, de la faute de son employeur ! 

Loca­tion de chair humaine 

Com­ment ima­gi­ner une prise en charge des acci­dents de tra­vail dans le cadre de que l’on nom­mait encore au 19ème siècle, un « contrat de louage de services » ? 

Le contexte social, pour le com­pa­gnon d’un maitre arti­san ou l’ouvrier d’un patron de manu­fac­ture indus­trielle, était hau­te­ment inique. Il suf­fit d’imaginer que jusqu’en 1868, soit 30 ans à peine avant la pre­mière loi sur les acci­dent du tra­vail, pré­va­lait encore une autre ter­rible dis­po­si­tion anti­so­ciale. L’article 1781 du Code civil pré­voyait en effet que « En matière de paie­ment du salaire, l’employeur est cru sur son affir­ma­tion. Et c’est au sala­rié qu’in­combe la charge de la preuve ».

Autre­ment dit, si un patron affirme que son ouvrier n’a pas tra­vaillé, on le croi­ra sur parole. A charge pour le plai­gnant de prou­ver le contraire ! 

Le tâche­ron ser­vile, puis l’ouvrier, souf­fraient d’un rap­port de force si défa­vo­rable face à leurs maitres, que ceux-ci pou­vaient aus­si bien les spo­lier en toute impu­ni­té, que se dis­cul­per aisé­ment en cas d’accident. Au reste, la pre­mière réelle codi­fi­ca­tion du tra­vail ne sur­ve­nant qu’en 1910. 

Mais la loi de 1898 sur les acci­dents du tra­vail est pion­nière dans la construc­tion de l’E­tat-social, car elle ins­taure un régime assu­ran­tiel ouvert à tous les salariés. 

Des machines et des hommes

Car si l’accident de tra­vail se trans­forme en un phé­no­mène social crois­sant, c’est d’abord parce qu’il est cau­sé spé­ci­fi­que­ment par l’émergence du machi­nisme indus­triel, consé­quence pre­mière du pro­grès tech­nique. La loi du 9 avril 1898 ser­vit donc à créer un régime spé­cial de res­pon­sa­bi­li­té, en marge des prin­cipes défi­nis par le Code civil. L’in­dem­ni­sa­tion est for­fai­taire, sui­vant un sys­tème com­plexe, et comme une excep­tion au prin­cipe de droit com­mun de répa­ra­tion inté­grale du dom­mage. Mais si la faute inex­cu­sable de l’employeur est éta­blie, ou l’intention de nuire prou­vée, alors, et seule­ment alors, le pré­ju­dice moral du sala­rié peut tendre vers une répa­ra­tion intégrale. 

Depuis ces 20 der­nières années notam­ment, la situa­tion sur le front des acci­dents pro­vo­qués par ou à l’occasion du tra­vail, s’est amé­lio­rée. Mais de nom­breuses injus­tices demeurent. 

Tableau géné­ral des acci­dents du travail

Pour la seule année 2009, l’Organisation inter­na­tio­nale du tra­vail (OIT), comp­ta­bi­li­sait 2,3 mil­lions de per­sonnes mortes du fait de leur tra­vail. 360 000 des consé­quences directes de l’accident et 1,95 mil­lion de mala­dies pro­fes­sion­nelles incurables.

En France, le contexte de dés­in­dus­tria­li­sa­tion, ajou­té aux cam­pagnes de sen­si­bi­li­sa­tion et d’a­mé­lio­ra­tion géné­rale de la sécu­ri­té, ont pesé à la baisse sur le nombre d’accidents du tra­vail, notam­ment en rai­son d’un ralen­tis­se­ment de l’ac­ti­vi­té éco­no­mique. Mais leur nombre reste impor­tant et il semble même que l’on ait atteint un plancher. 

La courbe des acci­dents du tra­vail pré­sen­tée ici (source amé­li-sécu­ri­té sociale) illustre d’ailleurs une recru­des­cence de leur nombre, entre 2013 et 2017, pas­sant de 618 000 à 633 000 sur la période, même si l’indice de fré­quence a légè­re­ment dimi­nué concomitamment. 

Don­nées: Ame­li – Sécu­ri­té Sociale

Chaque année en France, plus de 500 per­sonnes meurent d’un acci­dent sur leur lieu de tra­vail. En pre­nant en compte les mala­dies pro­fes­sion­nelles, 1 100 per­sonnes sont mortes en 2018. Les sui­cides pro­vo­qués par des motifs rela­tifs au tra­vail de la per­sonne ne sont géné­ra­le­ment pas comp­ta­bi­li­sés comme acci­dents du travail. 

Les per­sonnes les plus à risques sont des ouvriers, sou­vent jeunes et de sexe mas­cu­lin (64%). Mais le risque est éga­le­ment très pré­sent chez les femmes (36%).

La construc­tion res­tait en 2010 le sec­teur le plus expo­sé, même si le risque d’accident du tra­vail y a dimi­nué davan­tage que la moyenne entre 2005 et 2010. 

On voit appa­raitre dans le sché­ma ci-des­sous les cir­cons­tances des acci­dents du tra­vail. La manu­ten­tion étant cause majo­ri­taire avec 51% des causes d’accidents. Par ailleurs les lésions affectent prin­ci­pa­le­ment les membres supé­rieurs et infé­rieurs et le dos. 

Don­nées: Ame­li – Sécu­ri­té Sociale

Défi­ni­tions utiles

L’ar­ticle L. 411–1 du code de la sécu­ri­té sociale défi­nit ain­si l’ac­ci­dent du travail :

« Est considéré comme acci­dent du tra­vail, quelle qu’en soit la cause, l’acci­dent sur­ve­nu par le fait ou à l’occa­sion du tra­vail à toute per­sonne sala­riée ou tra­vaillant, à quelque titre ou en quelque lieu que ce soit, pour un ou plu­sieurs employeurs ou chefs d’entreprise. »

Pour qu’il y ait acci­dent de tra­vail, deux condi­tions doivent être rem­plies ; il faut qu’il y ait un fait ayant entrai­né une lésion immé­diate ou dif­fé­rée ; que cet acci­dent sur­vienne à l’occasion ou par le fait du tra­vail. Tout acci­dent sur­ve­nant pen­dant et sur le lieu de tra­vail est pré­su­mé « acci­dent du travail ».

L’ac­ci­dent du tra­vail peut aus­si se pro­duire durant : 

  • Un dépla­ce­ment pro­fes­sion­nel, dans ce cas on parle par­fois d’ac­ci­dent de mission ;
  • Le tra­jet entre le domi­cile du tra­vailleur et le lieu habi­tuel de tra­vail. Dans ce cas il s’a­git d’un acci­dent de trajet.

Mala­dies professionnelles

Mais le milieu du tra­vail est éga­le­ment cause de mala­dies. Une mala­die est dite « pro­fes­sion­nelle » si elle est la consé­quence directe de l’exposition habi­tuelle d’un tra­vailleur à un risque phy­sique, chi­mique, bio­lo­gique, ou résulte des condi­tions dans les­quelles il exerce son acti­vi­té professionnelle. 

Une mala­die pro­fes­sion­nelle (MP) est la consé­quence de l’exposition plus ou moins pro­lon­gée à un risque qui existe lors de l’exercice habi­tuel de la profession.

On voit bien ici le lourd tri­but payé par les métiers de ser­vice et les emplois de manœuvre, qui sol­li­citent énor­mé­ment les arti­cu­la­tions, cause de 84% des mala­dies pro­fes­sion­nelles. (Don­nées: Ame­li – Sécu­ri­té Sociale). 

Une situa­tion dif­fi­cile à appré­hen­der réel­le­ment en Alsace-Moselle: 

Don­nées: presse locale et natio­nale, avec l’ai­mable auto­ri­sa­tion de l’au­teur du compte twitter

5 morts et 5 bles­sés par acci­dent du tra­vail, entre février et août 2019 dans le 68 et le 67, voi­ci un bilan, sans doute par­tiel, obte­nu grâce à l’aide pré­cieuse d’un citoyen qui enre­gistre scru­pu­leu­se­ment sur son compte twit­ter inti­tu­lé « Acci­dent du tra­vail: silence des ouvriers meurent », tous les acci­dents du tra­vail men­tion­nés dans la presse, et les ren­voie à Muriel Péni­caud, ministre du travail. 

Tout ce que l’on peut savoir pré­ci­sé­ment est que 806.974 sala­riés sont cou­verts contre le risque acci­dents du tra­vail, mala­dies pro­fes­sion­nelles en Alsace-Moselle, et ce dans 85.858 entre­prises. Selon la CARSAT Alsace (la caisse qui prend en charge les acci­dents du tra­vail) 11.415 inter­ven­tions en entre­prises ont été menées. Soit un ratio de 1,41%, qui semble cohé­rent avec les chiffres de la sécu­ri­té sociale retrou­vés sur cette carte de France :

Don­nées: Ame­li – Sécu­ri­té Sociale 

Un risque pré­vu à l’origine pour les sala­riés de droit privé

La branche acci­dents du tra­vail de la sécu­ri­té sociale peut au moins se pré­va­loir d’être la seule à ne jamais se trou­ver en dés­équi­libre, puisque les coti­sa­tions que versent les entre­prises chaque mois tiennent compte de ce que l’on appelle la « sinis­tra­li­té », c’est à dire le taux effec­tif des acci­dents sur­ve­nus dans la branche d’activité où opère l’entreprise, puis dans l’entreprise elle-même. Les acci­dents du tra­vail se mul­ti­plient-ils dans une même entre­prise, qu’aussitôt son taux de coti­sa­tion aug­mente en proportion ! 

Les autres situa­tions: fonc­tion­naires et indépendants 

Mais le monde du tra­vail n’est pas seule­ment consti­tué de sala­riés, bien qu’ils forment tou­te­fois 70% du nombre total de tra­vailleurs en France. 

Les fonc­tion­naires consti­tuent envi­ron 20% de l’ensemble, et enfin les tra­vailleurs indé­pen­dants et pro­fes­sions libé­rales couvrent le reli­quat de 10%. 

Des risques cou­verts dif­fé­rem­ment en fonc­tion du statut 

Para­doxa­le­ment, le sys­tème le plus pro­tec­teur n’est pas le plus ancien, c’est-à-dire celui des sala­riés de droit pri­vé, mais celui des fonctionnaires. 

Ain­si, si le fonc­tion­naire est en inca­pa­ci­té tem­po­raire de tra­vail à cause d’un acci­dent recon­nu impu­table au ser­vice, d’un acci­dent de tra­jet ou d’une mala­die contrac­tée en ser­vice, il a droit à un congé pour inva­li­di­té tem­po­raire impu­table au ser­vice. L’in­té­gra­li­té de sa rému­né­ra­tion est main­te­nue pen­dant toute la durée de ce congé, sous réserve du res­pect de cer­taines conditions.

Le sala­rié de droit pri­vé est natu­rel­le­ment cou­vert, mais dans des condi­tions tou­te­fois moins favo­rables. Ain­si, le sala­rié a droit à des indem­ni­tés jour­na­lières ver­sées par la caisse pri­maire d’as­su­rance mala­die. Cal­cu­lée sur un pour­cen­tage du salaire de réfé­rence. Le mon­tant de l’in­dem­ni­sa­tion et les condi­tions de ver­se­ment dif­fèrent de celles pré­vues pour un arrêt mala­die. Des indem­ni­tés com­plé­men­taires ver­sées par l’employeur peuvent être ver­sées sous condi­tions. Mais dans la plu­part des cas, l’accident du tra­vail du sala­rié du sec­teur pri­vé lui fait perdre des ressources. 

Les moins bien lotis du sys­tème de pro­tec­tion contre les acci­dents du tra­vail sont les tra­vailleurs indé­pen­dants. Or dès lors que l’on sait que beau­coup sont des tra­vailleurs sala­riés dis­si­mu­lés, dans le cadre de l’avènement de formes d’emploi ubé­ri­sés (livreurs, chauf­feurs de véhi­cule de tou­risme…), les consé­quences peuvent en être redoutables.

En effet, le risque acci­dent du tra­vail n’est pas cou­vert de manière spé­ci­fique par les régimes de pro­tec­tion sociale des pro­fes­sions libérales.

Pour en béné­fi­cier, les pro­fes­sion­nels libé­raux doivent adhé­rer, comme les arti­sans-com­mer­çants, à une assu­rance volon­taire, pre­nant en charge l’accident du tra­vail, auprès la CPAM. A charge pour eux de la payer en plus de leurs charges habituelles. 

Par ailleurs, cette assu­rance volon­taire ne sert pas d’indemnités jour­na­lières à l’indépendant, en cas d’accident du tra­vail. Elle per­met la prise en charge des frais de san­té inhé­rents à l’accident, et donne droit au ver­se­ment d’une indem­ni­té en capi­tal ou d’une rente, s’il y a recon­nais­sance d’une inca­pa­ci­té per­ma­nente de tra­vail, s’il existe bien un lien avec l’accident du travail… 

S’ils sou­haitent une cou­ver­ture indem­ni­taire, les libé­raux doivent sous­crire en outre une assu­rance facul­ta­tive pri­vée pre­nant en charge l’accident du travail.

Repères pra­tiques

La décla­ra­tion d’un acci­dent du tra­vail est obli­ga­toire et est effec­tuée par l’employeur auprès de la sécu­ri­té sociale. Il appar­tient au tra­vailleur vic­time d’informer ou de faire infor­mer son employeur de l’accident.

La décla­ra­tion d’une mala­die pro­fes­sion­nelle doit être faite par la vic­time. L’employeur n’intervient que dans un deuxième temps.

La recon­nais­sance par la Caisse pri­maire d’assurance mala­die (CPAM) du carac­tère pro­fes­sion­nel de l’accident ou de la mala­die per­met une prise en charge des soins et diverses com­pen­sa­tions finan­cières. En fonc­tion de la gra­vi­té et des consé­quences sur la san­té du tra­vailleur, un taux d’incapacité per­ma­nente peut être éta­bli ouvrant droit au ver­se­ment d’un capi­tal ou d’une rente.

Double peine pour les acci­den­tés du travail 

En 2001, le sys­tème actuel d’in­dem­ni­sa­tion aux vic­times d’ac­ci­dents du tra­vail et de mala­dies pro­fes­sion­nelles paraît injuste à la Fédé­ra­tion natio­nale des acci­den­tés du tra­vail et des han­di­ca­pés (FNATH) : « Depuis la pre­mière loi sur les acci­dents du tra­vail en 1898, les vic­times du tra­vail et de mala­dies pro­fes­sion­nelles ne sont pas indem­ni­sées inté­gra­le­ment. Une per­sonne vic­time d’un acci­dent du tra­vail va tou­cher seule­ment un pour­cen­tage de son salaire anté­rieur pen­dant l’ar­rêt de tra­vail. Une per­sonne frap­pée d’in­ca­pa­ci­té à 70 % tou­che­ra une rente équi­valent à seule­ment 55 % de son salaire. En cas de décès, les veufs et orphe­lins touchent une rente déri­soire, de 30 % du salaire. »

Une « res­pon­sa­bi­li­té sans faute » qui garan­tit l’immunité pénale de l’employeur

En 2009, une avo­cate au bar­reau de Paris, spé­cia­liste en droit du tra­vail pré­cise : « La loi de 1898, qui a mis en place le sys­tème de répa­ra­tion des acci­dents du tra­vail, a éga­le­ment orga­ni­sé un prin­cipe d’immunité de l’employeur. Cela signi­fie que, dès lors que l’accident est clas­sé pro­fes­sion­nel, la vic­time perd le droit d’engager la res­pon­sa­bi­li­té (civile ou pénale) de l’employeur pour obte­nir la répa­ra­tion entière de son préjudice. ». 

Outre la faci­li­ta­tion de la prise en compte des acci­dents du tra­vail, et plus lar­ge­ment des effets de la souf­france au tra­vail, les condi­tions d’une répa­ra­tion pleine et entière reste encore un droit à conqué­rir pour tous les salariés. 

Car si la vie n’est pas le tra­vail, le tra­vail ne peut cou­ter la vie. Ici comme à tra­vers le monde.