A Mulhouse, entre janvier et septembre 2017, les décès représentaient en moyenne 43 % des motifs de fréquentation du service de l’état civil. Pourtant, ce sont pour l’essentiel les sociétés de pompes funèbres (dans près de 80% des cas) qui se chargent des formalités de déclaration, dans le cadre d’un forfait commercial tout-en-un, si le défunt et sa famille y ont souscrit.
Le secteur commercial est désormais omniprésent à tous les stades de la chaine funéraire. Même la transmission des bulletins de décès à l’INSEE, pour enregistrement statistique, procède d’une télétransmission opérée via un progiciel commercial nommé « Logitud SIECLE ».
Un « webcimetière » inventé à Mulhouse
« Logitud », c’est justement le nom d’un éditeur de solution informatique présent dans les serveurs des plus grandes collectivités territoriales françaises. Il a été créé à Mulhouse, par deux anciens agents municipaux, soucieux de fructifier personnellement le produit d’un travail développé au sein du service informatique de la municipalité !
La ville de Mulhouse leur octroya le droit de créer leur société commerciale en 1987, afin d’exploiter le code du premier logiciel d’état civil développé en interne, qui outre Mulhouse, équipe aujourd’hui 2000 collectivités d’importance, dont Strasbourg ou Toulouse. La seule condition posée par la municipalité d’alors à ce transfert de propriété public-privée: implanter le siège de la société à Mulhouse. Il s’y trouve toujours, rue Victor Schoelcher, dans la ZAC du Parc des Collines.
En 2018, la société totalisait 8 millions d’euros de chiffre d’affaires annuel, et se mit à développer progressivement un éventail saisissant d’applications informatiques à destination des services municipaux. Etat civil bien sûr, mais aussi organisation des élections et inscription sur les listes, ou formalités administratives diverses. Sans compter un département « sécurité », orienté vers les polices municipales, ou la gestion des fourrières, la « géoverbalisation », et encore la délinquance urbaine…
Le marché funéraire, pour partie du ressort des collectivités, ne pouvait pas ne pas constituer un levier de développement intéressant pour la société Logitud. Outre l’interfaçage de l’état civil avec l’INSEE, afin d’assurer la transmission des déclarations mortuaires, la société a récemment développer « Eternité »: « Un logiciel de gestion de cimetières ». Mieux: « LE logiciel le plus complet pour la gestion des cimetières ».
Outre des applicatifs destinés aux services gestionnaires des cimetières, l’éditeur propose également un site internet et une application pour smartphone, dédiés à la publication des informations funéraires (situation géographique et plan détaillé des cimetières, la liste des défunts, des informations touristiques), voire des bornes interactives, tactile et parlantes, permettant la recherche des défunts directement dans les cimetières. Distributeur d’eau bénite en option ?
Le dernier applicatif tendance à destination des collectivités, et des visiteurs endeuillés, se nomme « webcimetière ». Il s’agit rien moins que d’un « inventaire des cimetières de France, permettant de rechercher simplement un défunt, ainsi qu’un interface précis entre la commune, les entreprises funéraires et les habitants d’une commune ». Un Who’s Who pour allongés !
La solution proposée sur smartphone a déjà réjoui plus de 120 communes en Alsace, dont certaines ont sans doute quelques cadavres politiques dans le placard à enterrer prestement. Parmi les municipalités pratiquant la géolocalisation post-mortem, citons notamment Sausheim, Kingersheim, Cernay, et près de 70 autres dans le Haut-Rhin, tandis que les bas-rhinois se montraient à peine moins noceurs funèbres, avec quelques 50 communes ayant adopté le système.
Voyez dans le petit reportage produit par France3, disponible ci-dessous, comment il est désormais possible de ne plus perdre son âme inutilement, à rechercher votre gisant défunt, grâce à un simple QRCode ! Le maire du village de Hoerdt (Bas-Rhin) en meurt encore de rire dans son cimetière:
Cela dit, il n’est pas sûr du tout que le développement de tels services soient durables, aussi bien culturellement que cultuellement, tant la doctrine chrétienne de résurrection des corps semble s’éteindre, elle aussi, à la manière des feux follets.
La preuve par la carte reproduite ci-dessous, qui illustre combien la pratique de la crémation a déjà supplanté le principe de l’inhumation dans nombres de pays d’Europe du nord, et même quelques pays de tradition catholique:
Une situation qui profite localement au service public mulhousien, puisque le crématorium demeure encore de gestion municipale. Mais pour combien de temps encore ? On a vu dans notre précédent article que des entrepreneurs privés, tels Alain Hoffarth, investissaient en masse dans toute la chaine du funéraire, de sorte que Mulhouse risquerait de connaitre bientôt une réduction croissante du périmètre du service public en gestion directe.
En effet, la concentration capitalistique du secteur, poussé par l’essor des réseaux de franchise, se poursuit méthodiquement. Une douzaine d’opérateurs s’accapare désormais 50 % du chiffre d’affaires du marché en France, selon la Cour des comptes. Résultat : la part des collectivités publiques et de leurs opérateurs recule. De 20 % avant la libéralisation du secteur en 1993, elle est passée à 7 % en 2016.
Un paradoxe introduit par la loi, alors même qu’en raison du caractère spécifique de l’activité, le législateur de 1993 considérait que l’ouverture à la concurrence devait s’accompagner de la réaffirmation claire de son caractère de service public…
Cela impliquait notamment que les pouvoirs publics veillent à l’adaptation du cadre général dans lequel la profession s’exerce, face non seulement aux évolutions culturelles et aux pratiques sociales nouvelles, mais face également à la nécessité d’un contrôle rigoureux des services délégués par les collectivités délégantes. Autrement dit, de ce que le public concède au privé.
Ainsi, quand la ville de Mulhouse confie la gestion du service extérieur des pompes funèbres à un opérateur privé, elle devrait pleinement assumer ses responsabilités en matière de contrôle de la conformité des prestations et de transparence des prix. D’autant que près de 90 % des crématoriums relèvent aujourd’hui d’une délégation de service public en France !
Mais, comme il fallait s’y attendre en matière de transfert de compétence du public vers le privé, les collectivités délégantes contrôlent de fait très peu les opérateurs intervenants.
Prenons un exemple. Depuis 1999, les opérateurs funéraires doivent fournir aux communes de plus de 5000 habitants des devis-types, mis ensuite à la disposition du public. Or, la Cour de comptes relève que plus de « 60 % des communes contrôlées n’avaient pas mis, ou de manière partielle seulement, les devis types à disposition du public car les opérateurs ne les avaient pas transmis ». Et quand ils le sont, les devis types sont incomplets, non conformes et difficilement comparables puisque les prestations funéraires diffèrent.
Ces conclusions rejoignent celles de la Répression des fraudes (DGCCRF), diligentées en 2018 auprès de 596 établissements funéraires, et qui recensent 67 % d’anomalies ! Ces manquements ont débouché sur 263 rappels à l’ordre, 129 injonctions de mise en conformité, 52 amendes administratives et un procès-verbal.
A Mulhouse, on peut découvrir quelques devis-types sur le site internet de la mairie. Mais tous datent d’au moins 4 ou 5 ans, et ne sont pas plus comparables. Autrement dit, l’obligation de transparence dévolue au service public municipal sur les opérateurs privés n’est en rien satisfaite. Et les familles déjà fragilisées par la disparition d’un proche sont ainsi la proie idéale de certains opérateurs privés sans scrupules.
Mais les services publics municipaux ont eux aussi quelques cadavres encombrants sous le tapis des affaires, tant certaines de leurs pratiques restent pour le moins douteuses.
Ainsi, la Cour régionale des comptes révèle qu’à Mulhouse: « la régie municipale ne fournit aucun document retraçant son activité de manière détaillée et concrète : ni le compte administratif, ni le rapport de présentation y afférent, ne font état, par exemple, du nombre et/ou de l’évolution des crémations, des admissions en chambre funéraire ».
Les documents ne se bornant qu’à « fournir des éléments comptables agrégés sans lien avec la nature des activités réelles exercées ».
La chambre rappelant par ailleurs que « les services exploités dans le cadre d’une régie publique doivent faire l’objet d’un bilan annuel d’activité ». Un rapport qui devrait permettre, entre autres, d’appréhender la qualité des services rendus aux usagers…
Une absence de partenariat public-privé qui profite encore au secteur privé et s’opère au détriment des familles
Il faut dire que la municipalité a récemment tenté de transférer son activité publique de pompes funèbres vers une société d’économie mixte (public-privé), mais n’y est pas parvenue, faute d’investisseurs suffisants.
Pour être exhaustif, les activités de pompes funèbres prises en charge par une régie municipale se limitent ainsi au creusement des tombes, à la vente d’urnes cinéraires, au transport des corps après mise en bière et à la location des chambres funéraires, cases réfrigérées ou salle de cérémonie.
Autrement dit, l’organisation des convois, intégrant la fourniture des corbillards, les soins de conservation, la fourniture des housses, des cercueils et accessoires, puis les arrangements floraux, relèvent du secteur privé.
Même le crématorium, propriété de la régie municipale, n’agit qu’en qualité de prestataire de services des opérateurs habilités de pompes funèbres. Ses interlocuteurs et clients sont donc les opérateurs privés, et jamais les familles, hors travaux de marbrerie, effectués sur commande pour le compte de ces dernières.
Le fait pour la régie municipale d’être en position de sous-traitance vis-à-vis des sociétés de pompes funèbres limite bien sûr sa marge de manœuvre en termes de tarification. Ces dernières, en qualité de « donneur d’ordres », étant parfaitement en mesure de faire jouer la concurrence dont elles connaissent les prix.
Car ici aussi, dans le département du Haut-Rhin, un phénomène de concentration est à l’œuvre dans le secteur des pompes funèbres, avec de plus en plus d’entreprises en mesure de proposer un prix forfaitaire pour une prestation globale, contrairement à la régie municipale.
Des entreprises de pompes funèbres qui font, elles aussi, à leur manière, dans le « circuit court », en s’implantant à proximité directe des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), ou des hôpitaux. La concurrence se fait encore plus vive pour les chambres funéraires, avec 18 établissements dans Haut-Rhin.
Pour défendre sa « part de marché », et ne pas être en reste devant la funèbre vague commerciale qui la submerge, la ville de Mulhouse a pensé judicieux de déposer en 2016, auprès de l’INPI (Institut national de la propriété industrielle), la marque « Pompes funèbres publiques de Mulhouse PFPM » afin de se différencier des sociétés de pompes funèbres mulhousiennes privées, susceptibles de lui ronger son os.
Par ailleurs, les usages communautaires évoluent symétriquement, et s’affranchissent davantage du service public. Notamment chez les musulmans mulhousiens, lesquels disposent depuis peu d’une nouvelle mosquée, intégrant une morgue et une salle de cérémonie conforme à leur rite.
De sorte qu’il est fortement prévisible qu’à part les indigents, dont les familles n’ont pas été identifiées, et sont toujours plus nombreux à Mulhouse, les familles continueront pour longtemps à être les dindons de la farce morbide résultante de l’envahissement du principe de marché total à toute notre existence, du berceau à la tombe.
Les consommateurs-producteurs, tels des morts-vivants utiles au fonctionnement de la broyeuse marchande, se bornant à servir les intérêts de l’horreur économique.
Alors, partir les pieds devants, ou demeurer les doigts de pied en éventail, l’essentiel reste toujours de passer à la caisse.