Crédit photo: Rue89 Strasbourg
Le 4 novembre dernier, un journaliste des DNA (Dernières Nouvelles d’Alsace) fait un malaise à son poste de travail, suivi d’une crise d’angoisse. Le SAMU le prend en charge et les médecins lui prescrivent un arrêt de travail pour plusieurs semaines. Diagnostic : épuisement professionnel, un « burn-out » considéré comme « accident de travail ».
Dans une communication unitaire, les syndicats du journal rappellent que d’autres de leurs collègues subissent les mêmes pathologies, certains étant en arrêt de maladie depuis plus de quatre mois. Ils ont alerté la direction depuis fort longtemps, puisque dans un audit sur les risques psychosociaux aux DNA, l’expert du Comité d’entreprise fait état de danger imminent et grave pour l’ensemble du personnel des DNA du Haut-Rhin. Le CHSCT (Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail) a lancé un droit d’alerte le 4 octobre, le médecin du travail en a fait de même le 7 octobre. La situation est donc grave, très grave dans ce quotidien appartenant au Crédit Mutuel.
UNE RESTRUCTURATION A LA SCHLAGUE
Nous avons déjà fait état dans nos colonnes de la décision du Crédit Mutuel, patron de 9 quotidiens en Rhône-Alpes, Bourgogne-Franche-Comté, Alsace et Lorraine, d’engager une vaste restructuration conduisant à la fusion des rédactions, et donc à une concentration jamais connue des titres de la presse quotidienne régionale (PQR). Ainsi, en Alsace, M. Théry, le patron du Crédit Mutuel, crée à marche forcée le journal unique alsacien, concentration des DNA et de L’Alsace, ce qui n’a jamais existé depuis l’apparition de la presse dans notre région, au XVIIe siècle !
Cela a déjà conduit à la fermeture de l’imprimerie de L’Alsace à Mulhouse, une concentration de l’impression à Strasbourg et une restructuration rédactionnelle appelée « Digital First ». Les journalistes doivent donc prioritairement alimenter le site numérique des quotidiens, mais également lancer des alertes sur Facebook, sur Twitter, faire des vidéos avec prise de son, rédiger une info sur les réseaux sociaux puis réaliser un article pour le journal papier. Tout professionnel du journalisme sait que la rédaction pour les réseaux sociaux et pour un journal sont deux choses différentes. A tel point que les journaux les plus sérieux ont scindé leur rédaction entre le journal numérique et la parution papier.
Le restructurateur en chef mandaté par M. Théry, Philippe Carli, est un « cost-killer » qui n’a aucun état d’âme. Pour lui, ça passe ou ça casse, et il a toujours raison. Ses plans sont infaillibles et ils sont à prendre ou à laisser. « Laisser » voulant dire « tu dégages » ! Il a tellement bien sévi dans son précédent job au sein du groupe Parisien‑L’Equipe, que la famille Amaury, devant l’ampleur du désastre (perte de lecteurs, fermeture d’imprimeries, climat détestable dans les entreprises) lui a demandé d’aller voir ailleurs…
Et manque de chance, ce sont les salariés du groupe Ebra (qui édite notamment L’Alsace et les DNA) qui en ont hérité ! Et depuis son arrivée, les emplois valsent, l’inquiétude se généralise, chaque salarié s’interroge sur son devenir…
Flanqué d’une Directrice des Ressources Humaines de la même veine que lui-même, le PDG entame une nouvelle restructuration : suppressions de 380 postes, externalisation de diverses activités, liquidation des conventions collectives de la presse, contrats de travail précaires… toute la panoplie néo-libérale et anxiogène pour les salariés est mise en œuvre.
Les salariés subissent déjà de plein fouet le premier plan de restructuration. Conséquence, les syndicats dénoncent « ce nouveau mode de fonctionnement [qui] a montré son efficacité dans un seul domaine, de manière continue. La souffrance des équipes dans un rapport de force établi entre les hiérarchies des deux journaux (DNA et L’Alsace). »
Et d’ajouter : « Dans le Haut-Rhin sud, les collègues des DNA sont en situation de souffrance depuis des mois, subissent une mutualisation insuffisamment préparée, avec une perte d’identité, malgré, souvent, une bonne entente dans les équipes. S’ajoute un manque total d’organisation, la pression du digital first avec des consignes discordantes entre les DNA et L’Alsace, un stress généralisé, une absence de perspectives professionnelles et l’abandon total de la part de la direction des DNA. »
Car M. Carli impose, par la force s’il le faut, la fusion des agences et le regroupement de salariés, qui auparavant travaillaient pour un journal qui avait une identité propre par rapport à son concurrent. Et cela donnait une information pluraliste, plurielle, que les lecteurs savaient apprécier.
Ni M. Théry, ni M. Carli, n’ont compris la spécificité de la situation alsacienne avec ses deux quotidiens, l’un strasbourgeois, l’autre mulhousien et sud-alsacien, qui était partie intégrante d’un espace économique, social, culturel, politique, différent. Oui, les deux quotidiens alsaciens reflétaient une réalité de l’Alsace et ses deux identités différentes au nord et au sud.
Les journalistes de L’Alsace expriment cela à leur façon en manifestant leur solidarité envers les collègues des DNA : « Les difficultés que rencontrent les journalistes de L’Alsace ne sont pas forcément les mêmes, n’ont pas toujours les mêmes origines, mais la restructuration, plus ou moins affirmée, des organisations et des chaînes hiérarchiques a également produit des effets pervers dans notre entreprise, du nord au sud de notre zone d’implantation.
La mutation des pratiques est trop souvent synonyme de pressions, de perte des repères et de remise en question du sens même de nos métiers. Les situations personnelles « limites » se multiplient à L’Alsace comme aux DNA, dans le contexte global de démembrement des entreprises, avec la filialisation de la publicité, l’externalisation du prépresse, du CRC, de la maintenance…
La situation aux DNA vient rappeler, s’il était nécessaire, que ce contexte peut produire des drames humains. La direction ne doit pas se reposer sur la seule bonne volonté des salariés, en espérant que le temps fera son œuvre. Elle doit prendre ses responsabilités et respecter la loi qui lui impose de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale de ses salariés (article L. 4121–1 du Code du travail).
STOPPER LA NOUVELLE PHASE DE RESTRUCTURATION
Faut-il donc arriver à un drame pour que le Crédit Mutuel reconnaisse qu’il est en train de faire fausse route, que la presse ne se gère pas comme une banque, qu’être patron de presse n’est pas être patron de Siemens (tâche de M. Carli précédemment)…
Avant de passer à une deuxième restructuration comme il vient de le faire, ne faudrait-il pas faire une évaluation de la première ? La direction là aussi veut passer en force en multipliant les réunions de « négociations » dans lesquelles les syndicats sont des otages : on ne leur laisse négocier que les effets de choix désastreux pour l’avenir des journaux et de leurs salariés. Auront-ils le courage de stopper ces mascarades de discussions pour ne pas encore aggraver la situation économique et sociale ?
Se référant systématiquement au « mutualisme », M. Théry devrait savoir que la dimension sociale d’une restructuration nécessite un esprit d’ouverture et de négociation avec les salariés : rien de tout cela n’est appliqué dans cette restructuration inhumaine que M. Carli veut imposer coûte que coûte. Au prix d’une vie ?