La stratégie du double quotidien unique alsacien
Il y a quelques années encore, les journalistes d’EBRA (groupe de presse, parmi lequel figure les deux quotidiens alsaciens L’Alsace et les DNA) craignaient la fusion entre certains titres publiés par le groupe de presse appartenant au Crédit Mutuel.
Une telle perspective ne fait plus aucun doute aujourd’hui.
Les commerciaux d’EBRA démarchent depuis belle lurette les annonceurs avec les logos des deux journaux alsaciens sur leur carte de visite. Les rédactions de L’Alsace et des DNA font bureaux communs, à Strasbourg, Mulhouse ou Colmar.
Par ailleurs, la prochaine externalisation des fonctions non rédactionnelles à Nancy (studios graphiques, annonces légales, exécution graphique, trafic digital, service de relations clientèle et maintenance informatique), affectera 9 titres du groupe au travers de la filiale « EBRA services », et se traduira par un plan social supprimant 386 postes de salariés (puis une recréation de 284 postes sur place), accompagnée d’une révision du statut des travailleurs de la presse, vient souligner l’état de déstructuration avancé de la presse quotidienne régionale, tout du moins dans l’Est de la France.
A la clé pour le Crédit Mutuel, une économie espérée de 9 millions d’euros par an.
Quant aux rédactions, elles sont progressivement anémiées au profit d’une « harmonisation » serrée en tant que stratégie industrielle, et des économies d’échelle pour bréviaire.
Quoi de moins surprenant, alors que Michel Lucas, patron de presse emblématique du groupe jusque 2016, fut d’abord et surtout un banquier, pour qui un journal : « c’est un compte d’exploitation, rien d’autre ».
Et afin de « mutualiser » le rédactionnel, un bureau d’informations générales (BIG) a été créé à Paris. Il est chargé de produire des pages internationales et nationales communes à tous les titres du groupe.
Un « rédacteur en chef EBRA » est nommé pour ce faire. Un certain Pascal Jalabert, dont le triste renom en tant qu’auxiliaire de police est déjà proverbial au sein de la profession, pour avoir exigé qu’un journaliste de Médiapart lui livre ses sources dans l’affaire (des homards) du ministre de Rugy !
Propriétaire d’un vaste patrimoine immobilier, le Crédit Mutuel héberge directement ses salariés rédacteurs dans l’une de ses possessions parisiennes.
Moralité : le système de mutualisation des articles permet à tous les journaux du groupe de reprendre dans ses colonnes un article rédigé par le journaliste de l’un des titres publiés. De la sorte, le « produit » informationnel est calibré uniformément pour tous les consommateurs-lecteurs. On reviendra plus bas sur l’effet probable d’un tel choix.
Enfin, tous les journaux sont dotés des mêmes outils informatiques, gérés par la filiale informatique du Crédit mutuel, « Euro-information », la fintech du Crédit Mutuel, dotée à elle seule de 3200 salariés à ce jour.
Mais outre ce préambule, il s’agirait de bien comprendre comment un groupe de presse glouton constitué par additions et absorptions successives, en est arrivé à ce point de déliquescence.
En zone alsacienne, la baisse de ventes de L’Alsace atteint désormais 12% entre 2015 et 2018/2019 avec 64 975 exemplaires payés, et 10% pour les DNA entre 2015 et 2018/2019, avec 134 197 exemplaires payés. Si le rythme de décroissance perdurait ainsi, le quotidien L’Alsace cesserait de paraitre dans moins de 10 ans. Il vient d’ailleurs de démanteler son imprimerie mulhousienne, et les 70 emplois qui y étaient attachés, il y a tout juste quelques mois.
Une autorité de la concurrence sans pouvoir, en forme de bureau d’enregistrement
Pendant plus de deux siècles, en France, le prix des denrées essentielles était fixé règlementairement. Rappelons-nous de la « révolutionnaire » ordonnance Balladur du 1er décembre 1986, qui libéralise le prix du pain, lequel avait été bloqué par les gouvernements de gauche, entre 1981 et 1986, après l’avoir été de 1791 à 1978.
Désormais, on nous l’assure, les prix sont fixés par la seule loi de l’offre et de la demande.
Il y a donc dans notre belle contrée, comme dans tous les pays où la loi de la concurrence « pure et parfaite » est le crédo de l’évangile économique libéral, une autorité administrative, chargée de contrôler les conditions et modalités d’un plein exercice concurrentiel entre les entreprises du secteur privé.
La fiche Wikipédia en dit ceci : « L’Autorité de la concurrence, anciennement Conseil de la concurrence, est une autorité administrative indépendante (A.A.I.) française chargée de lutter contre les pratiques anticoncurrentielles et d’étudier le fonctionnement des marchés. Elle a pour but d’assurer le respect de l’ordre public économique, lié « à la défense d’une concurrence suffisante sur les marchés ».
Bien qu’elle ne soit pas considérée comme une juridiction, elle prononce des injonctions, prend des décisions, et le cas échéant, inflige des sanctions, susceptibles de recours devant la cour d’appel de Paris et la Cour de cassation. Elle rend également des avis.
Les principales sources de droit de son action sont le code de commerce (livre IV) et les articles 101 et 102 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne ».
On peut être un indécrottable planificateur économique ou un adepte du socialisme le plus échevelé, il y a au moins un domaine d’initiative économique privée où le principe de concurrence procède du pluralisme démocratique et de l’intérêt public : c’est bien celui de la presse d’information générale.
d’EBRA et des mains de fer
Dans le cas de la constitution du groupe EBRA, qui édite L’Alsace et les DNA, l’affaire est un peu technique, mais mérite que l’on s’y arrête, pour tenter de comprendre combien l’Autorité de la concurrence est dépassée par les stratégies des groupes industriels, notamment en matière de presse :
- Est Bourgogne Rhône-Alpes (EBRA) est un groupe de presse quotidienne régionale française créé en février 2006 avec l’acquisition du pôle Rhône-Alpes de la « Socpresse » (une partie de l’ex groupe de presse Hersant absorbé chez Dassault) par le groupe Est républicain et la Banque fédérative du Crédit Mutuel. Le prix de d’acquisition de la « Socpresse » est estimé à 270 millions d’euros.
Une telle acquisition, qui rassemble notamment les titres : Le Progrès de Lyon, Le Dauphiné libéré, Le Bien public, Le Journal de Saône-et-Loire, est sans aucun doute le produit de petits arrangements en « famille », réalisés à la faveur de Serge Dassault, qui après plusieurs mois de tergiversations, consentit à céder le pôle Rhône-Alpes de la Socpresse au groupe de L’Est républicain.
Cela s’opéra au détriment du britannique Mecom et de l’espagnol Vocento, alors que le premier était prêt à mettre 300 millions d’euros sur la table (moyennant des restructurations envisagées par les 2 groupes, c’est-à-dire des licenciements), et que Vocento n’était rien moins que le premier groupe de presse espagnol.
On est donc prié de croire que Dassault aura renoncé à 30 millions d’euros, au nom de la préservation des intérêts français. Mais il est vrai que les intérêts de l’industriel se sont longtemps confondus (et sans doute encore), avec la commande publique française.
De là à penser que le gouvernement de l’époque ait aimablement fait valoir sa qualité de client préféré sur Dassault, pour l’aider à faire le bon choix, fut-ce au détriment de son portefeuille, il n’y a qu’un saut de puce à franchir.
Là où la manoeuvre est audacieuse, réside dans le fait que le groupe L’Est Républicain n’a pas les reins assez solides pour s’offrir la « Socpresse ». D’où le recours au « véhicule d’acquisition » EBRA constitué par la BFCM (banque fédérative du Crédit Mutuel) qui y investit et sert concomitamment de soutien financier.
Et le patron du Crédit Mutuel, Michel Lucas, personnalité rugueuse et autoritaire dont nous parlions plus haut, se trouvait être également le patron de la SFEJIC, c’est-à-dire la holding du groupe Alsace Médias qui éditait, entre autres, les quotidiens « L’Alsace » et le « Le Pays » et plusieurs journaux gratuits dans l’Est du pays.
Autrement dit, le patron de groupe de presse l’Est Républicain, qui édite alors les DNA, obtient le soutien d’un banquier qui est par ailleurs lui-même également un patron de presse, lequel édite notamment L’Alsace, vous suivez toujours ?
La ficelle est si grosse qu’elle n’échappe pas au Conseil d’État. Le Ministre de l’Economie autorise le rachat en 2006, et la Haute cour administrative annule la décision le 31 janvier 2007. Elle reproche au ministre de n’avoir par caractérisé l’influence déterminante de l’actionnaire minoritaire (et soutien financier de l’Est Républicain), l’incontournable Crédit Mutuel.
Michel Lucas fulmine. La stratégie du baiser de la mort par la bande a été confondue par quelques salonnards administratifs. Mais ce n’est que partie remise.
L’ogre de papier
On voit réapparaitre « Dralucas », ainsi qu’il est surnommé par ses nombreux ennemis, en mars 2007, à l’occasion du rachat par le Crédit Mutuel du Républicain Lorrain, au travers de sa filiale de presse, la SFEJIC.
Une nouvelle qui sonne la plupart des salariés du quotidien basé à Metz : « Il règne chez nous comme un sentiment de trahison. Alors qu’on discutait encore des rotatives en vue d’un changement de format du titre, lorsqu’on interrogeait la direction sur un éventuel rachat, elle ne se contentait pas d’un « no comment » mais démentait formellement. »
La sous-capitalisation chronique de la presse régionale profite naturellement aux banquiers qui ont des ambitions dans l’industrie. Et le maitre-mot de ces nouveaux maitres est synergie, donc rationalisation et réduction des couts.
Que cela serve ou non l’intérêt public, n’est pas vraiment leur problème. La concentration aura lieu, Dralucas ayant fait ses preuves auparavant, il se persuade que l’autorité de la concurrence, que les patrons de presse ne voient pas d’un bon œil en général, finira par consentir, d’une manière ou d’une autre.
Pourtant des professionnels du secteur veulent encore y croire, tel Jean-Clément Texier, spécialiste des médias de BNP-Paribas, qui déclarait au moment du rachat : « Qu’une banque de proximité s’intéresse aux médias de proximité n’a rien d’étonnant. Néanmoins, on l’a vu avec les journaux de l’Ouest (où le Crédit mutuel est présent – NDLR), la direction de concurrence aura son mot à dire ». A ceci près que trop de proximité fait loucher.
C’est exactement ce qu’espère l’ogre Lucas.
La greffe a toutefois du mal à prendre chez les journalistes, si bien que plus de 20% des rédacteurs font jouer la clause de cession et s’en vont rédiger ailleurs.
Mais les réflexes concentrationnaires perdurent. Il s’agit d’intégrer progressivement le journal à l’Est Républicain. C’est la stratégie symétriquement adoptée pour L’Alsace et les DNA en Alsace.
L’affaire s’annonce difficile pour Lucas. Confronté à un mouvement de grève mené le 18 février 2011, il en prend ombrage, et annonce aussitôt son intention de vendre Le Républicain Lorrain, racheté en 2007 !
Présentant la banque actionnaire à la manière d’un mandataire judiciaire désintéressé, il déclare : « La boîte étant redressée, j’estime que le Crédit Mutuel a fait son boulot. Aujourd’hui elle peut être vendue, en conséquence de quoi elle va être vendue ».
Admirons au passage l’art consommé de la tautologie de la part du capitaine. Il peut le faire, donc il le fait.
Au reste, il ne se cache même pas des motifs qui l’ont mené à cette décision, au cours de sa conférence de presse : « J’ai dit (au personnel) : Vous ne m’intéressez plus en tant qu’individus, car le deal humain qu’il y avait entre nous, vous l’avez coupé ».
Et quel était donc le « deal » qui provoqua le courroux du patron ?« Les augmentations de salaire, elles ont toujours été négociées en interne ». Imbéciles de journaleux qui ignoraient jusqu’à la nécessité de susurrer l’augmentation de salaire à l’oreille du boss, car il avait le portefeuille très douloureux.
La DGCCRF héberge le conseil de la concurrence à l’époque. Dans son analyse des effets de l’opération de concentration sur les marchés du lectorat, elle évalue donc les risques d’effets congloméraux liés à l’extension de l’activité de la nouvelle entité. Et conclut étrangement qu’ils peuvent être écartés, « dans la mesure où la détention d’une gamme de titres de presse dans les départements voisins ne constitue pas un argument de vente décisif pour les lecteurs, la zone d’attractivité d’un titre de presse correspondant à son périmètre de diffusion ».
Autrement dit, le conseil de la concurrence, lequel a pour mission de s’assurer que l’offre commerciale soit préservée (et en matière de presse on a vu que c’était là un élément assurant diversité démocratique et pluralité des points de vue), considère que tout va bien pour le lecteur. Peu importe que toute la presse de son département ou celle des départements voisins appartiennent au même taulier, car le périmètre de diffusion de chacun d’eux est limité à un seul territoire !
C’est un peu comme si un amateur de bonne chair n’avait plus lieu de se plaindre d’un restaurateur qui lui servirait la même boustifaille à base de produits surgelés, et qu’il serait inutile d’aller gouter la cuisine du voisin, car le même restaurateur dessert toutes les gargotes du flanc Est…
Curieuse manière de favoriser l’émergence ou la vitalité d’une vie démocratique, dont la presse constitue, en principe, un échantillon diversement représentatif.