Selon nos agen­das, le 8 mai, nous célé­brons en France la “Vic­toire 1945”. Mais quelle vic­toire, au juste ? La vic­toire de qui sur qui, sur quoi ?

L’histoire ensei­gnée  de plus en plus som­mai­re­ment a réduit le conflit 39–45 en un affron­te­ment natio­nal-impé­ria­liste fran­co-alle­mand, comme s’il s’agissait d’une simple réplique des pré­cé­dents, en relé­guant au second plan le fait qu’il a consis­té avant tout en l’extension en Europe d’une dic­ta­ture  socia­le­ment par­ti­cu­liè­re­ment oppres­sive et d’une vio­lence inéga­lée, et ce, avec la com­pli­ci­té des bour­geoi­sies dans les pays occupés.

Le pro­cé­dé est bien com­mode, car il per­met d’éluder la néces­si­té de pro­cé­der avec sérieux  à l’examen cri­tique du roman héroïque que la France se raconte.

Quelques mois avant la chute du nazisme en Alle­magne, c’est le régime de Vichy qui tombe ; nous voi­là embar­ras­sés : est-ce une vic­toire de la France sur elle-même ? D’une France sur une autre ?  On dira, en lan­gage mar­xis­te­ment cor­rect, qu’il s’agit de celle du peuple sur un pou­voir pour le moins auto­ri­taire, poli­cier, raciste et anti­sé­mite, au ser­vice d’une grande bour­geoi­sie pres­sée d’en finir avec les ves­tiges du Front popu­laire, pou­voir ample­ment en cou­si­nage avec celui qui sévit outre-Rhin.

Il convient d’ajouter, pour ne pas ver­ser dans un angé­lisme béat, que les camps n’étaient pas aus­si tran­chés, puisque Pétain, le « vain­queur de Ver­dun », avait béné­fi­cié d’un indé­niable sou­tien populaire.

Encore en avril 1944, c’est une foule en liesse qui l’accueille lors de sa visite à Paris (sont-ce les mêmes qui salue­ront cha­leu­reu­se­ment trois mois plus tard le géné­ral de Gaulle sur les Champs Ely­sées ? Dans les actua­li­tés ciné­ma­to­gra­phiques d’époque que Claude Cha­brol a uti­li­sées pour son film « l’oeil de Vichy » en 1993, la voix du jour­na­liste qui com­mente les deux évé­ne­ments est, en tout cas, la même…). 

À la faveur de l’agression nazie, s’était mis ain­si en place en France un régime qui res­semble en bien des points à celui qui avait pris le pou­voir en Alle­magne, qui aban­donne rapi­de­ment le com­bat en mai-juin 40 et prône la col­la­bo­ra­tion avec l’occupant. Le tout au terme d’une cam­pagne mili­taire qui confine au sabo­tage en interne et  qui ne laisse de poser des ques­tions que le titre de l’ouvrage de Marc Bloch, « l’étrange défaite » résume à la perfection.

  « Quel dic­ta­teur pour la France ? », demande le Petit Jour­nal à ses lec­teurs en novembre 1934 : ils sont des dizaines de mil­liers à répondre et placent Pétain en tête, sui­vi de … Pierre Laval.

On ne peut dif­fé­ren­cier l’engouement durable pour la figure du Maré­chal de celui d’une large part des couches popu­laires alle­mandes à l’égard de Hit­ler. Nuan­çons tou­te­fois : dans l’un et l’autre cas, comme le rap­pelle Géral­dine Schwartz dans « les amné­siques », il ne s’agit pas d’une adhé­sion idéo­lo­gique pleine et entière : le pre­mier a incar­né la paix obte­nu grâce à l’armistice, le deuxième, en trompe‑l’œil, le redres­se­ment éco­no­mique. Beau­coup par­mi les gens du peuple n’ont été, de part et d’autre, que des « Mitläu­fer », « ceux qui marchent – ou font – avec ». Ou encore, ceux qui se sont conten­tés de faire le dos rond.

À ce pro­pos, le sort fait aux réfu­giés, aux popu­la­tions souf­frant de famine, ne par­ti­cipe t‑il pas d’un méca­nisme sem­blable ? S’il s’agissait de popu­la­tions « blanches », le monde occi­den­tal ne s’en émou­vrait-il pas davan­tage ? Il y a  sans doute du « Mitläu­fer » enfoui en cha­cun de nous, nous aus­si savons détour­ner le regard…

Selon les his­to­riens, si une nou­velle élec­tion par­le­men­taire avait sui­vi celle qui mena Hit­ler au pou­voir, il n’aurait pas pu s’y main­te­nir. Mais cette élec­tion n’eut jamais lieu, et pour cause.

On ne peut repro­cher au peuple alle­mand d’avoir lais­sé le champ libre à la bar­ba­rie hit­lé­rienne sans faire grief dans un même mou­ve­ment au peuple fran­çais d’avoir lais­sé Vichy agir sans bron­cher (seul 2 à 3% de la popu­la­tion fran­çaise s’est inves­tie dans la résis­tance active en France : en Alle­magne, une résis­tance simi­laire a éga­le­ment exis­té jusqu’au bout, y com­pris dans les rangs de la Wehr­macht, mal­gré la répres­sion aus­si immé­diate que féroce mise en place lors de l’instauration du régime hit­lé­rien en 1933). 

Même s’il est indé­niable que l’Allemagne soit le lieu où le fas­cisme a atteint un som­met inéga­lé de bar­ba­rie, il serait faux, comme le font cer­tains, d’attribuer au peuple alle­mand une quelque pro­pen­sion essen­tia­liste à la vio­lence et à la cruau­té. Faux et dan­ge­reux, car cela affai­bli­rait la vigi­lance à por­ter sur des résur­gences tou­jours pos­sibles ailleurs dans le monde. Les fas­cismes d’hier et d’aujourd’hui ne sont pas iden­tiques, mais de même nature.

En Alle­magne, les gauches com­mu­nistes et sociales-démo­crates, les syn­di­ca­listes, démo­crates et huma­nistes, chré­tiens ou non, se retrou­vèrent en camps de concen­tra­tion du jour au len­de­main. Beau­coup y res­tèrent déte­nus jusqu’au bout, et nombre d’entre eux y lais­sèrent leur vie. Cette purge qui a lami­né le plus impor­tant Par­ti com­mu­niste du conti­nent (le KPD avait trois fois plus d’adhérents que son homo­logue fran­çais) a dura­ble­ment pesé sur la vie poli­tique de la Répu­blique fédé­rale crée en 1949.

Le 8 mai est de ce fait une vic­toire com­mune des peuples d’Europe sur le fas­cisme, y com­pris le peuple alle­mand, qui en fut la pre­mière victime.