C’é­tait le mar­di 28 juillet der­nier. Une ren­contre infor­melle pré­vue de longue date, mais repous­sée pour inter­dits sani­taires que l’on sait, entre des syn­di­ca­listes de la même région – à 25 kilo­mètres de dis­tance, on peut par­ler de la même région – a enfin pu avoir lieu.

Michel Mul­ler et Daniel Murin­ger ont répon­du à l’in­vi­ta­tion de Jan Rei­chel et d’Ul­rich Rode­wald, dans l’ap­par­te­ment de ce der­nier à Nie­der­wei­ler, près de Müllheim.

Jan et Ulrich – qui sont fils et père – sont tous deux mili­tants de la DGB Mark­grä­fler­land, soit, gros­so modo, le sud du pays de Bade.

Jan est comp­table, actuel­le­ment au chô­mage et qui vit Hartz IV de près, Ulrich est éga­le­ment l’a­ni­ma­teur d’une asso­cia­tion locale pour la paix et le désar­me­ment (http://www.friedensrat.org/).

Autour d’un sym­pa­thique « Kaf­fee-Kuchen », un échange de plus de deux heures abor­de­ra les regards des uns et des autres sur la situa­tion dans le pays res­pec­tif, mais éga­le­ment ceux que l’on porte sur l’autre.

La crise sani­taire est évo­quée inévi­ta­ble­ment, notam­ment sous l’angle des res­tric­tions de liber­tés et des inter­ro­ga­tions qu’elles sus­citent, les reculs sociaux de part et d’autre sont com­pa­rés, ain­si que les fai­blesses du  mou­ve­ment syn­di­cal. Enfin, et c’é­tait la rai­son pre­mière de la ren­contre, est affir­mée l’im­pé­rieuse néces­si­té de déve­lop­per le dia­logue et l’ac­tion com­mune sur le ter­rain : la coopé­ra­tion inter­na­tio­nale ne peut pas ne se situer qu’au « sommet ».

Pré­lude à une ren­contre plus for­melle à l’au­tomne ? Les uns et les autres s’y sont enga­gés, en tout cas.

Daniel Murin­ger

Relevé partiellement synthétisé de l’entretien :

CORONA, RECULS SOCIAUX ET SOUTIEN A L’ÉCONOMIE

Jan : En France comme en Alle­magne, les syn­di­cats n’ont rien orga­ni­sé pour le 1er mai, ou uni­que­ment vir­tuel­le­ment (voir cet article). À Frei­burg, ce sont des jeunes qui ont orga­ni­sé une manif  avec dis­tance  phy­sique et masques. Je me suis pré­oc­cu­pé pas mal des fon­de­ments du droit : elles étaient incer­taines : où en est-on de la liber­té de ras­sem­ble­ment. À Franc­fort ? 25 per­sonnes ont pro­tes­té contre la situa­tion dans les îles grecques et la police a dis­per­sé la mani­fes­ta­tion très bru­ta­le­ment pour des cri­tères alle­mands. À Fri­bourg, il y avait une zone grise : le gou­ver­ne­ment n’a­vait jamais dit qu’en rai­son du confi­ne­ment le droit de mani­fes­ter était suspendu,en res­pec­tant cer­taines conditions.

Michel : ce ne fut pas le cas en France : nous avions le sen­ti­ment que la crise du coro­na était aus­si un ali­bi   pour res­treindre les libertés.

Ulrich : je pense que c’est cela de manière géné­rale. Quelles que soient les dif­fé­rences entre France et Alle­magne, ten­dan­ciel­le­ment  c’est tout à fait ça. Le para­graphe 28 de la loi sani­taire  inva­lide des droits confir­més par la Consti­tu­tion. Plus de droits de mani­fes­ter, de dépla­ce­ments. C’est une zone grise entre droit consti­tu­tion­nel et mesure règle­men­taire. C’est une zone grise, et le terme est un euphé­misme. En Autriche il y a eu deux juge­ments du Conseil consti­tu­tion­nel pour incons­ti­tu­tion­na­li­té, et Kurz, le chan­ce­lier, a dit qu’il ne fal­lait pas exa­gé­rer avec la légis­la­tion. Je ne vous apprends rien si je vous dis qu’en France les droits avaient été atta­qués avant le coro­na, je l’ai vécu sous Sar­ko­zy, lors de pro­tes­ta­tions contre Fes­sen­heim où la garde répu­bli­caine est inter­ve­nue très brutalement.

M: Cela s’est pro­duit avec Hol­lande avec le ter­ro­risme qui a aus­si ser­vi d’occasion.

D : J’ai le sen­ti­ment que les Alle­mands sont  plus sen­sibles aux ques­tions des liber­tés qu’en France : régu­liè­re­ment le thème sur­gis­sait dans les émis­sions du SWR. Il y a eu bien sûr des voix qui s’élèvent en France, mais on ne les entend pas trop…

M : Die Men­schen­rechte Liga (LDH) a réagi ain­si que les syn­di­cats. Mais les médias ont exploi­té la peur du virus et cela ne pou­vait pas sus­ci­ter de la com­ba­ti­vi­té dans la population.

U : les gens ont été inti­mi­dés. En 2013 déjà, il y a eu un débat au Bun­des­tag sur la conduite à tenir en cas d’ir­rup­tion d’un virus de ce genre pour éta­blir un scé­na­rio. On a dor­mi pen­dant sept ans. Nous devons faire peur aux gens, mon­trer les gens qui étouffent, culpa­bi­li­ser ceux qui prennent les choses à la légère. Uti­li­ser les images de Ber­ga­mo. À Mul­house, on a mon­té un hôpi­tal mili­taire dont on ne s’est jamais servi.

M : il y a plus de gens soi­gnés en Suisse et en Alle­magne que dans cet hôpital.

D : Les éva­cua­tions par TGV ont aus­si fait par­tie de la mise en scène. Par contre, le recours aux héli­co­ptères mili­taires alle­mands pour éva­cuer des malades alsa­ciens a fait l’ob­jet de com­mu­ni­ca­tions très dis­crètes. Nous étions en guerre, a dit Macron. La pré­sence de l’ar­mée de l’en­ne­mi héré­di­taire est de ce fait inacceptable.

Jan : deux pro­fes­seurs de droit dans le FAZ ont mon­tré que des lois d’ex­cep­tion ain­si que l’in­ter­ven­tion de l’ar­mée, doivent obli­ga­toi­re­ment pas­ser par le Par­le­ment. Pas de pleins pou­voirs sans contrôle démo­cra­tique, l’exé­cu­tif ne peut consti­tu­tion­nel­le­ment prendre des mesures d’ex­cep­tion  : on a fait de mau­vaises expé­riences en Alle­magne par le passé.

D : C’est pour cela que vous êtes plus sen­sibles à la question.

J : Pen­dant un an ce prin­cipe est sus­pen­du. Le ministre de la San­té est tel un petit dic­ta­teur. On a des amis dans les hôpi­taux, ma mère est infir­mière, Ulrich aus­si. Le temps de tra­vail a été aug­men­té jus­qu’à ce que les gens tombent et pour les doc­teurs appre­nants non diplô­més, ordre a été don­né qu’ils ne passent pas leurs exa­mens et entrent immé­dia­te­ment en exer­cice : « vous ferez l’exa­men l’an­née pro­chaine ». Ce sont des détails. Mais en alle­mand on dit : « il faut tuer le mal dans l’oeuf ». J’ai trou­vé cela alarmant.

Si on avait à nou­veau un atten­tat, comme à Ber­lin, il serait pos­sible que le ministre de l’In­té­rieur reçoive aus­si de tels pleins pou­voirs ? Du coup on se rap­proche de la situa­tion en France. En 2016 j’é­tais à Rennes pour un échange, c’é­tait l’é­poque de Char­lie-Heb­do, et l’an­née sui­vante il y avait tou­jours Vigi­pi­rate. Soit un état d’ex­cep­tion permanent.

M : c’é­tait un état d’ex­cep­tion qui s’est trans­for­mé en loi normale.

U : Dans cette crise ça déborde de contra­dic­tions. En pleine crise, cer­tains hôpi­taux et méde­cins ont deman­dé le chô­mage par­tiel (Kur­zar­beit) au plus fort de la crise. À la cli­nique uni­ver­si­taire de Frei­burg des opé­ra­tions non vitales ont été sus­pen­dues. D’un côté on crai­gnait que le sys­tème de san­té soit satu­ré, de l’autre on reven­di­quait du chô­mage par­tiel, c’est remarquable.

On a enten­du pen­dant des années, sans doute comme en France, qu’on n’a pas d’argent pour la san­té : vous en savez quelque chose, au vu des pro­tes­ta­tions concer­nant les urgences.  Mais il y a une quan­ti­té d’argent énorme pour l’é­co­no­mie, et der­rière, qui va payer, les grandes entre­prises auto­mo­biles disent : « nous avons trop de gens », des plans de licen­cie­ments mas­sifs sont annon­cés, tout ça à cause du coro­na. Et pas pour le pro­fit. Qui pro­fite à qui ? Tout est sou­mis au coro­na et plus de ques­tions. C’est une situa­tion idéale pour ceux d’en haut, tout s’ex­plique par le corona.

La Bun­des­wehr envi­sage un nou­veau sys­tème de volon­taires dans l’ar­mée, le « Hei­mat­schutz » ; on a déjà connu ça en1933.

D : Je pense qu’il y a un niveau de cynisme supé­rieur en France. Sano­fi a reçu des sub­ven­tions, et annonce un mil­lier de licenciements.

M : la Luf­than­sa fait pareil.

D : Oui, mais pen­dant la crise, Macron a dit que cer­tains domaines, comme la san­té, ne pou­vaient pas dépendre du pri­vé. Et Sano­fi a annon­cé l’ar­rêt de cer­taines recherches, notam­ment sur les mala­dies cardio-vasculaires.

JEUNESSE ET MOBILISATION

M : Est-ce que les jeunes en Alle­magne sont-ils aus­si culpa­bi­li­sés comme en France ? On a l’im­pres­sion qu’il s’a­git de refroi­dir leur envie de vivre.

U : au début oui. On disait, avant l’o­bli­ga­tion de masques, que les jeunes sont irresponsables.

J : Frei­burg était une des pre­mières villes, sans qu’il y ait beau­coup de cas, où l’on a dési­gné les jeunes   comme res­pon­sables. Ce fut le maire lui-même.

D : À Paris, ce fut le pré­fet Lal­le­mand qui affir­ma cela.

M : On a l’im­pres­sion que la popu­la­tion est de plus en plus divi­sée, et tout ce qu’on a dit jus­qu’à pré­sent, les restruc­tu­ra­tions qui n’ont rien à voir avec le coro­na­vi­rus, les liber­tés qui sont res­treintes vont de pair et les médias orchestrent des cam­pagnes en ce sens.

J : Il y a eu deux fois ce qu’on appe­lait autre­fois des émeutes de jeunes, à Stutt­gart et à Frank­furt. Je n’ai pas une haute opi­nion de ces gens qui n’ont beau­coup de conscience poli­tique, mais nous sommes tou­jours encore sous une cloche à fro­mage. Mais des mois sans ciné, bis­trot, danses, ça crée une pres­sion. J’ai l’im­pres­sion que ce genre d’é­meutes se multiplie.

M : Je me pose la ques­tion depuis des semaines : ces émeutes n’ont-elles pas une signi­fi­ca­tion plus profonde ?

U : Mal­heu­reu­se­ment pas. J’ai­me­rais bien. Mais je ne vois pas ça. Il s’a­git pour eux d’or­ga­ni­ser les loi­sirs. C’est pas quoi faire pour amé­lio­rer le monde, c’est faire la « fête ». Pas une expres­sion pro­tes­ta­taire  comme aux US. Pas de pro­tes­ta­tion de la jeunesse.

J : Les médias en Alle­magne lient les émeutes avec l’im­mi­gra­tion. C’est ridi­cule. Car ce sont des jeunes qui ont gran­di ici : ce sont des pro­duits de cette socié­té, rien à voir avec immi­gra­tion. Depuis cinq ans, la ques­tion de l’im­mi­gra­tion revient sur le tapis. Mais vous connais­sez ça en France. Les jeunes des ban­lieues ont la natio­na­li­té fran­çaise. C’est un thème plus ancien en France. Ce qui m’a­gace, c’est qu’on en dis­cute de plus en plus dans nos cercles sociaux et d’ amis :  jeunes contre vieux, immi­grés contre autoch­tones, hommes contre femmes (U : hété­ros et homos), et la ques­tion « com­ment on pro­duit cela, quelles inéga­li­tés en sur­gissent, et que don­ne­ra cela à l’é­chelle de la pla­nète », on n’en parle pas.

D : On pour­rait ajou­ter le plan natio­nal contre l’in­ter­na­tio­nal. Je dis sou­vent y com­pris au plan syn­di­cal que nous n’a­vons plus jamais atteint le niveau d’in­ter­na­tio­na­lisme d’a­vant 1914.

M : C’est tout de même une contra­dic­tion : nous sommes dans un monde glo­bal, mais tu as l’im­pres­sion qu’il y a moins de soli­da­ri­té internationale.

D : J’ai redit récem­ment dans la CGT que nous avons deux mots en fran­çais : la mon­dia­li­sa­tion, pour l’as­pect posi­tif des échanges, de par­tage à l’é­chelle pla­né­taire,  à dif­fé­ren­cier de glo­ba­li­sa­tion, l’as­pect néga­tif lié au capi­ta­lisme. Et quand on dit que le coro­na­vi­rus est la consé­quence de la mon­dia­li­sa­tion, il faut s’ins­crire en faux. On ne peut plus s’en­fer­mer dans des limites natio­nales. Le déve­lop­pe­ment doit être pen­sé à l’é­chelle du monde.

M : Je fais par­tie du Conseil syn­di­cal inter­ré­gio­nal des Trois Fron­tières, créa­tion de la CES (Confé­dé­ra­tion euro­péenne des Syn­di­cats) dans lequel des syn­di­cats se ren­contrent à l’é­chelle de la regio. Nous avons pré­vu le congrès en octobre. Mais pen­dant toute la période du coro­na, rien ne s’est pas­sé ! Il n’y avait même pas d’é­changes d’in­for­ma­tions. Je ne mets pas en cause la res­pon­sable, car rien n’est venu non plus des membres.

U : ça ne vient pas d’en- bas, c’est le pro­blème. C’est le pro­blème en géné­ral, que rien ne vient d’en- bas. Ou alors trop peu. De qui attendre quelque chose ? Tout ce que nous ne fai­sons pas nous-mêmes n’ar­ri­ve­ra pas. Il n’y a pas assez de mou­ve­ment en ce sens en Alle­magne, du moins sur ce ter­rain-là. Poser la ques­tion : on a affaire à une inter­na­tio­na­li­sa­tion et même dans le camp de gauche on met tou­jours le natio­na­lisme en avant. « L’EU est trop bureau­cra­tique, qui englou­tit trop d’argent, nous n’en vou­lons pas, quelle est l’al­ter­na­tive, nous en reve­nons sur des posi­tions natio­nales ». C’est une absur­di­té, je suis tout à fait d’ac­cord. C’est dépas­sé. Nous avons besoin de solu­tions inter­na­tio­nales, et pré­ci­sé­ment dans le mou­ve­ment des tra­vailleurs et là nous n’a­vons rien. Bon, pas rien, mais rien qui a assez de force et met en mou­ve­ment. Nous avons la CSE qui siège à Bruxelles et qu’elle siège ou non ne change rien du tout. On voit ça avec les dis­cus­sions avec les grandes entre­prises : si Opel reste en Alle­magne, en quoi nous concernent les cama­rades en Bel­gique et vice-ver­sa. Les pro­blèmes en Europe de l’Ouest ne peuvent être réglés qu’au niveau ouest euro­péen. Ce qui n’est pas exact : ils sont réglés, mais dans le sens de ceux d’en-haut. Et ceux-ci ont la par­tie belle, car il n’y a pas d’adversaire.

M : ne croyez-vous pas que cela pour­rait être construit au niveau local ? Ce n’est pas dans la culture des syn­di­cats, qui sont pyra­mi­daux. Pre­nons Fes­sen­heim : il faut créer des emplois sans avoir anti­ci­pé la ques­tion. Beau­coup de sala­riés chez les petites entre­prises sous-traitantes.

D : les sous-trai­tants sont sou­vent dans la même pré­ca­ri­té que les salariés.

M : il faut une coopé­ra­tion France-Alle­magne, mais elle ne se fait qu’au niveau du Capi­tal, des employeurs. L’ac­cord de l’É­ly­sée envi­sage une excep­tion sociale pour l’Al­sace. Les syn­di­cats refusent la pos­si­bi­li­té, mais celui ne suf­fit pas, il faut que les syn­di­cats de part et d’autre en discutent.

D : évoque le NSTS comme pro­po­si­tion CGT à expé­ri­men­ter pour la CEA (Col­lec­ti­vi­té euro­péenne Alsace).

U : C’est bien joli : « que fleu­rissent mille fleurs », disait Mao. Ne pas avoir de pro­po­si­tions est très mau­vais, suf­fi­sam­ment révo­lu­tion­naire ou pas. Mais où sont les forces pour impo­ser cela. J’ai ici une pro­po­si­tion for­mi­dable et nous ne man­quons pas de pro­po­si­tions. Quand je regarde en France les der­niers conflits d’a­vant le coro­na, je vois le « cul entre deux chaises ». Il y a les fonc­tion­naires, qui sont allés dans la rue pour se battre pour leurs droits, parce qu’ils ne veulent de coupes, et l’autre moi­tié qui disait :  » pour moi, ça va déjà mal, alors ça n’a qu’à aller mal aus­si pour eux » au lieu de dire : « je veux que les choses soient aus­si bonnes pour moi », d’où la situa­tion de divi­sion qui donne la situa­tion de « pat » (échecs) et celle-ci est tou­jours très agréable pour les dominants.

M : c’est sans doute vrai, mais avec la lutte pour les retraites, quelque chose a chan­gé. Il n’y avait que la ques­tion des régimes spé­ciaux, mais la majo­ri­té des Fran­çais était contre la loi, même s’ils n’é­taient pas tous dans la rue. Mais les mani­fes­ta­tions ont eu une influence : le gou­ver­ne­ment a déci­dé de prendre son temps pour mettre la loi en oeuvre. C’est déjà une vic­toire, un résul­tat posi­tif du mou­ve­ment, même si ça reste insuffisant.

J : Nous étions à une mani­fes­ta­tion à Mul­house – j’é­tais à deux manifs, l’une avant Noël – il y avait beau­coup de monde, ça se passe très dif­fé­rem­ment de chez nous en Alle­magne, très com­ba­tif, il y avait la CFTC, la CFDT, mais c’é­tait pour moi tout de même para­doxal, car il y avait cette grande manif et tout autour la vie conti­nuait : les super­mar­chés et les res­tau­rants étaient ouverts, ce qui m’a éton­né, c’est que les bus et les trams cir­cu­laient. Je ne me sens pas en situa­tion de juger ou dire ceci ou cela…

U : il n’est donc pas ques­tion de juger

ET SI ON PARLAIT COOPÉRATION SYNDICALE TRANSFRONTALIÈRE ?

J : Pour par­ler de « local », pour moi ça a été comme un déto­na­teur, j’ai trou­vé insup­por­table, la ligne à la fron­tière et à 25 km un com­bat fait rage, avec un enjeu réel, et ici il ne se passe rien. J’ai ren­con­tré Ray­mond (Ruck)  à Stras­bourg il y a quelques semaines, et je lui ai dit : « on vit ensemble ici, mais ce genre de ques­tions on est dos à dos au lieu de s’a­dres­ser les uns aux autres et au moins de par­ler ensemble et d’échanger.

D : j’ai sou­vent dit à la CGT dépar­te­men­tale qu’il devrait y avoir au moins le 1er mai des mili­tants à Frei­burg et à Bâle. J’ai mis des années à décou­vrir que quelque chose se pas­sait à Bâle, le matin et l’a­près-midi. Ce serait le mini­mum, certes sym­bo­lique, mais même ce mini­mum, on ne le fait pas.

J : c’est un bon mot-clé : pas même le mini­mum. Il y a deux choses ; d’un côté, j’ai sui­vi ce qui se pas­sait en France, j’aime bien la France, j’y ai des amis, une par­tie de la famille est fran­çaise. Puis Hans-Peter Goer­gens a fait une décla­ra­tion de soli­da­ri­té et je me suis dit : au moins quel­qu’un sur la fron­tière qui fait quelque chose et j’ai pris contact avec lui et c’est ce qui a mis la chose en dis­cus­sion. Puis nous avons ici aus­si rédi­gé un texte, bien sûr c’est sym­bo­lique, c’est minimal,

D : mais c’est impor­tant : j’ai relayé ces mes­sages à mon syn­di­cat d’ar­tistes et à ma fédé­ra­tion, qui les ont eux-mêmes relayés. Il y a une ten­dance chez nous à se sen­tir plus soli­daires avec les pays du sud.

M : ça vient des structures,

D : parce que les pays du nord, dont l’Al­le­magne, sont ceux qui se portent bien, on se sent mieux avec les autres, sur­tout parce qu’ils sont encore plus pauvres que nous.

M : mon syn­di­cat, la Fédé­ra­tion CGT du Livre et du Papier, et le tien sont une excep­tion : ils ont tra­vaillé avec le nord, notam­ment avec Ver.di.

D : il y a une sorte de jalou­sie en France et chez les syn­di­cats à l’é­gard de l’Al­le­magne à cause de la meilleure situa­tion économique.

U : pour qui, une meilleure situa­tion ? L’Al­le­magne a le plus grand sec­teur de bas salaires de toute l’Eu­rope de l’Ouest.

J : on en dis­cute actuel­le­ment, un quart des sala­riés gagne moins de 12 euros de l’heure.

D : le SMIC est plus bas !

J : Oui, mais com­bien gagnent le SMIC en France ?

D : bien­tôt éga­le­ment un bon quart, si pas davantage.

M : Chez nous le SMIC est le SMIC , mais vous avez des salaires mini­mums par branche et dans les accords d’en­tre­prise le mini­mum est plus élevé.

J : Ce sont très peu de branches concer­nées. Il y main­te­nant un SMIC natio­nal. Le pro­blème en Alle­magne, c’est que ces accords col­lec­tifs ne valent plus le papier sur lequel on les a écrits. On conclut un accord col­lec­tif, mais les entre­prises, le capi­tal a tou­jours la pos­si­bi­li­té de s’en reti­rer. Et il ne reste alors plus qu’un accord d’en­tre­prise, ou alors plus d’ac­cord du tout, de gré à gré. Pour que, dans une branche, ce salaire mini­mum soit vrai­ment obli­ga­toire, comme en France, sous peine de pour­suites, il faut, je crois, que le ministre du Tra­vail doit décré­ter que l’ac­cord est éten­du à toute une branche, et cela n’en concerne que très peu : je crois, les livreurs de colis,

U : les laveurs de vitres.

J : à com­bien est le salaire mini­mum actuellement ?

U: 9,45

J : et ces salaires mini­mums ont 1 euro de plus de l’heure.

D : mais au moins il aug­mente régu­liè­re­ment, ou bien ?

J : oui, mais ça reste au-des­sous de l’in­fla­tion. Je crois qu’en France, le salaire mini­mum était cou­plé à l’inflation.

D : non, à la crois­sance, comme son nom l’indique.

J : si c’é­tait en Alle­magne, il serait à 12 euros envi­ron, ou au moins à 11. Il y a cinq ans, il a com­men­cé à 8,50 et main­te­nant nous en sommes à 9,45.

D : la com­pa­rai­son des condi­tions sociales est très dif­fi­cile à faire. J’ai essayé de le faire pour le sec­teur artistes avec un musi­cien de l’or­chestre de Kai­sers­lau­tern. Ici, ceci est mieux, et là, cela. Le mieux serait de rete­nir ce qu’il y a de mieux de part et d’autre. J’ai enten­du que les infir­miers, onze ans de car­rière ont en France 2100 euros, en Espagne 2300 et en Alle­magne 2800.

J : c’est des salaires bruts. Il y a moins de rete­nues en France. 2800 font 1800 nets en Alle­magne. C’est le coût pour l’employeur.

D : Il faut com­pa­rer point par point. Il y a ce pro­blème : nous défen­dons le bilin­guisme en Alsace, mais nous n’a­vons plus assez d’en­sei­gnants. La solu­tion serait d’en faire venir d’Al­le­magne ou d’Au­triche, mais les salaires sont trop bas pour les attirer.

M : les consé­quences de Hartz IV sur les retraites ou sur le chô­mage ont-elles empiré ?

J : Ce que tu disais sur la jalou­sie fran­çaise à l’é­gard de l’Al­le­magne et la repré­sen­ta­tion qu’on « vit comme Dieu en Alle­magne » : qui vient en Alle­magne consom­mer ? Les Français !

D : … et les Suisses.

J : Oui, on peut les inclure éga­le­ment. Dans la famille : mon frère tra­vaillait comme ser­veur à Bâle et il gagnait je ne sais com­bien de mil­liers de francs, quelque chose comme 2500 francs. Ce sont des choses qui en Alle­magne ont tou­jours été mal payées, mais comme le montrent les sta­tis­tiques, c’est pré­ci­sé­ment dans le domaine des ser­vices, emplois à moindre pro­duc­ti­vi­té et à faible for­ma­tion, tel que ser­veurs, ven­deurs, livreurs, fac­teurs, tout le sec­teur de la san­té, pas que les hôpi­taux, mais aus­si le soin aux per­sonnes âgées. Les salaires stag­nent ou reculent même depuis 2000. et cela a beau­coup à voir avec Hartz IV. Je le vois per­son­nel­le­ment : je suis mal­heu­reu­se­ment  au chô­mage depuis près d’un an, au bout de six mois, je n’ai plus reçu d’in­dem­ni­tés chô­mage, nor­ma­le­ment on en touche pen­dant un an, en rap­port avec le der­nier salaire, puis je suis pas­sé à Hartz IV, 432 euros. Le loyer est payé en plus, mais je dois vivre avec cette somme.

D : Plus bas que le RSA.

J : On tombe dedans très vite en Alle­magne. Jeu­di, j’ai un entre­tien d’embauche en comp­ta­bi­li­té, j’es­père que ça va mar­cher. Je gagne si peu que je vais accep­ter, je prends ce qui vient. Un socio­logue a décrit le phé­no­mène de Hartz IV et de bas salaires comme un sys­tème de vases com­mu­ni­cants. D’un côté, cela met les chô­meurs sous pres­sion, et d’un autre les employés éga­le­ment, car ceux-ci ont éga­le­ment peur et se disent : « bon, si je perds mon bou­lot, après un an, je tombe là-dedans et alors j’ac­cepte tout ici rien que pour gar­der mon job.

D : tout au long de cette semaine, France-Culture a dif­fu­sé des émis­sions sur That­cher et la grève des mineurs. Un ancien avait dit que l’ar­ri­vée du chô­mage de masse a cas­sé les syn­di­cats. Le manque de com­ba­ti­vi­té est lié en par­tie à la fai­blesse de la syn­di­ca­li­sa­tion. En France, nous sommes entre 7 et 8% de syn­di­qués. En Alle­magne, c’est envi­ron 20%.

U : beau­coup a chan­gé. Nous avons à peu près le même âge (U,M, D). On peut jeter un oeil en arrière. J’ai encore connu le syn­di­ca­lisme alle­mand comme orga­ni­sa­tion de com­bat. Il y avait dans les grandes entre­prises un corps de gens de confiance qui fonc­tion­nait. C’é­tait des per­ma­nents syn­di­caux béné­voles. Béné­voles. Pas de délé­gués du per­son­nel. Qui sont aus­si des membres du syn­di­cat, mais avec une autre posi­tion. Qu’est-ce qui a chan­gé ? Le tra­vail syn­di­cal s’est dépla­cé sur les délé­gués du per­son­nel. Le secré­taire géné­ral appelle le délé­gué et bla, bla, bla… Il n’y a plus de mobi­li­sa­tion. Il y a en Alle­magne des grèves sym­bo­liques, on fait sem­blant de faire grève, on sait qu’on pour­rait s’en pas­ser, on va pen­dant une demi-jour­née dans la rue, ou encore mieux, pen­dant la pause de midi, ce sont des grèves for­mi­dables… Ça se passe comme cela. Et à part ça, plus rien ne bouge. Et tu as l’ap­pa­reil géné­ral syn­di­cal per­ma­nent et celui-ci est en Alle­magne bien mieux payé que Hartz IV. J’ai­me­rais bien gagner autant que le chef de la DGB, qui doit se situer entre 10 et 15000 euros.

J : Ce ne sont même pas ceux qui gagnent le plus dans les syn­di­cats alle­mands. Il faut vrai­ment en par­ler. Les délé­gués du per­son­nel. Mon exemple pré­fé­ré : le chef du comi­té d’en­tre­prise de Volks­wa­gen a fait l’ob­jet d’un pro­cès pour abus de confiance. Il aurait tou­ché des fonds aux­quels il n’a­vait pas droit. Il se tient devant le tri­bu­nal et dit sans sour­ciller : « bien sûr que je suis payé comme un diri­geant de dépar­te­ment. Je touche 250 000 euros par an comme salaire de base et bien sûr je reçois des boni­fi­ca­tions. C’est un syn­di­ca­liste, un délé­gué du per­son­nel (NdlR : en Alle­magne, membre du conseil d’en­tre­prise), et il est inté­gré là-dedans comme un diri­geant d’en­tre­prise, comme un PDG. Quand ça marche bien, il touche 850 000 euros par an. Et il doit en être ain­si dans toutes les grandes boîtes, chez BMW, chez Porsche, par­tout en Alle­magne. J’ai connu le fils du délé­gué du per­son­nel prin­ci­pal chez Opel. Ils vivaient comme des chefs d’en­tre­prise. Ils avaient une mai­son de vacances dans le Tes­sin et le fils allait dans une uni­ver­si­té pri­vée. C’est un pro­blème en Alle­magne : dans les ser­vices, les salaires stag­nent et baissent avec l’in­fla­tion, mais dans l’in­dus­trie, avec la pro­duc­ti­vi­té, ils ont grim­pé. La pro­duc­ti­vi­té a crû plus for­te­ment, et les salaires ont au moins aug­men­té. Si je suis ouvrier chez BMW, je n’ob­tiens que de faibles aug­men­ta­tions, mais le coif­feur ou la coif­feuse gagne tou­jours aus­si peu. Aus­si ces petites aug­men­ta­tions me suf­fisent, je0 pro­fite tou­jours de ces ser­vices et en même temps, parce que les salaires sont res­tés en des­sous de la pro­duc­ti­vi­té BMW peut écou­ler faci­le­ment ses pro­duits. Je veux en arri­ver à ceci, c’est que les syn­di­cats de l’in­dus­trie en Alle­magne, dans les branches-clés, élec­tri­ci­té, auto­mo­bile, machines-outils, chi­mie, ils ont fait tra­hi leurs cama­rades dans les services.

DE LA SINGULARITÉ DE L’ALLEMAGNE

M : Ver.di, le syn­di­cat regrou­pant les per­son­nels des ser­vices, se retrouve de ce fait isolé.

J : Exactement.

U : Et ça montre à nou­veau la com­plexi­té à mon sens quand nous voyons cela d’un point de vue euro­péen. La manière avec laquelle l’Al­le­magne, ou le capi­tal alle­mand gère l’é­co­no­mie ne peut fonc­tion­ner que pour l’Al­le­magne. Ça ne va pas autre­ment. Car il n’y a qu’un gâteau.

M : Mais ça fonc­tionne en Alle­magne, car tous les autres achètent la pro­duc­tion allemande.

U : Sont obli­gés d’a­che­ter. Car l’Al­le­magne a cette force éco­no­mique de pou­voir col­ler les autres au mur. Bien sûr, une part va aux ouvriers et ouvrières, dans cer­tains sec­teurs, à l’a­ris­to­cra­tie ouvrière. Celle-là en pro­fite. Mais pas la tota­li­té. Mais pour chan­ger cela, il fau­drait que ceux-ci renoncent à quelque chose pour que cela puisse aug­men­ter de l’autre côté. Le mode de vie que nous avons en Alle­magne ne peut pas être éten­du au niveau ouest euro­péen, et encore moins mon­dia­le­ment. Mais même dans l’UE, on ne peut géné­ra­li­ser ce niveau. Car de quoi vivons-nous ? Nous vivons de ce que nous avons tel­le­ment de capi­tal que nous pou­vons l’en­voyer en Pologne, en France, en Espagne, le capi­tal y tra­vaille pour nous, et il nous revient et nous deve­nons plus riches. Enfin, pas moi, mais le capi­tal allemand.

J : et s’a­joutent en par­tie les exportations.

U : exac­te­ment. Et là où nous expor­tons, rien ne se développe.

D : d’où vient le capi­tal allemand ?

U : des mains tra­vailleuses de tout un cha­cun. Il s’est accu­mu­lé tout simplement.

J : Je ne sais pas où tu veux en venir, mais le capi­tal alle­mand a beau­coup gagné pen­dant les deux guerres mondiales.

D : le fran­çais aussi !

U : Oui, mais pas dans la même pro­por­tion. Nous étions en 45. On a cor­rec­te­ment amor­ti les choses pour que tout ne devienne pas « rouge ». L’Al­le­magne en a cer­tai­ne­ment profité.

J : L’Al­le­magne a pro­fi­té des l’aide de ce plan Mar­shall, il ya eu le sys­tème Bret­ton Woods avec les taux de change fixes et le Dmark était sous-éva­lué. L’Al­le­magne a eu un cours de change très avan­ta­geux dans ce sys­tème, comme le Japon. On a en quelque sorte « dopé » ces éco­no­mies. Et avec l’eu­ro, c’est à nou­veau la même chose. George Soros, grand spé­cu­la­teur, a dit que la meilleure chose pour l’eu­ro serait que l’Al­le­magne en sorte.

M : Mais il y avait aus­si le fait que la recons­truc­tion de l’in­dus­trie se fai­sait avec de nou­velles machines, de nou­velles condi­tions de tra­vail, ce qui n’é­tait pas le cas en France. En Alle­magne, tout avait été détruit.

J : C’est un mythe. Le fait est que le parc de machines en Alle­magne était intact à 95%, mais était ultra­mo­derne, car c’é­tait la guerre avec une éco­no­mie très pro­duc­tive, et on peut se deman­der : qui donc a construit ce parc de machines ? Les dépor­tés du tra­vail, de tous pays. Les hommes alle­mands étaient au front.

D : C’est ce que dit Géral­dine Schwarz dans « les amné­siques » : les bom­bar­de­ments alliés ont sur­tout vou­lu ter­ro­ri­ser les popu­la­tions et ont plu­tôt épar­gné les sites industriels.

J : Ce qui a joué en Alle­magne plu­tôt un grand rôle, c’est les méthodes de mana­ge­ment bien plus avan­cées qu’en France, on s’ins­pi­rait beau­coup des USA, et le fait que la mono­po­li­sa­tion était plus avan­cée… En France il y avait encore beau­coup de petites entre­prises, une éco­no­mie natio­na­li­sée, l’a­via­tion par exemple. La chi­mie était consti­tuée par un seul Kon­zern, puis il a été éclaté.

D : la force de l’é­co­no­mie alle­mande, c’est le tis­su de petites ou moyennes entreprises.

M : elles ne sont pas petites : elles ont jus­qu’à 1000 employés.

D : En Alle­magne, il y a une autre culture capi­ta­liste. Le capi­ta­lisme fran­çais est spéculatif.

J : ces thèses sont pour moi de la pro­pa­gande. Pour ce qui est du « Mit­tel­stand », que vous appe­lez impro­pre­ment la « classe moyenne », en Alle­magne, ce sont des entre­prises plu­tôt de  2500 per­sonnes.  La France avait son empire colo­nial, on n’a­vait pas besoin de faire d’ef­forts, on envoyait la came­lote en Afrique et y ache­ter les matières pre­mières à bon mar­ché. L’Al­le­magne n’a­vait pas ça et était obli­gée de s’im­po­ser dans la concur­rence mon­diale. C’est là que se situent des origines.

D : Comme l’Es­pagne qui vivait de ses colonies…

J : Et en est crevé…

LA GAUCHE : UN AVENIR ?

U : Je vou­drais sou­le­ver encore un pro­blème. La gauche ne vient pas de nulle part. Là où la gauche n’est pas vient la droite. En France, en Alle­magne depuis, en Angle­terre, pour les domi­nants, c’est une situa­tion mer­veilleuse. Quelles sont vos expé­riences avec l’ex­trême droite ?

D : Quand j’é­tais can­di­dat pour le PC dans les années 80, il y avait des encar­tés PCF qui déjà votaient Le Pen.

M : Aujourd’­hui, la seule force d’op­po­si­tion à Macron paraît être le RN. Bien sûr, ce n’est pas accep­table pour nous. Mais la gauche ne peut pas s’or­ga­ni­ser. Le PCF a encore quelques mili­tants et un jour­nal, la phi­lo­so­phie de la France insou­mise est : nous ne sommes pas un par­ti, nous sommes un mou­ve­ment – D : non démo­cra­tique – M : et le Par­ti socia­liste s’est écrou­lé avec la social-démocratie.

C’est plu­tôt un mou­ve­ment social qui s’est oppo­sé à Macron – les gilets jaunes -

D : avec les syn­di­cats, la CGT

M : oui, mais sur le plan poli­tique, per­sonne n’y a gagné, sauf le RN. Ils n’ont même pas eu besoin de faire cam­pagne. Les élec­tions muni­ci­pales le montrent : le pre­mier par­ti est celui des abs­ten­tion­nistes. À Mul­house, la maire a été élue avec moins de 10% des voix. Moins de la moi­tié des habi­tants des habi­tants ne sont pas sur les listes élec­to­rales. Parce que beau­coup sont étran­gers. Et beau­coup de jeunes ne veulent pas voter. Mais le RN n’y a rien gagné ce coup-ci. Mal­gré tout, ils n’ont qu’à attendre. Il ya des gens qui ont voté FN la der­nière fois, mais qui ne croient plus en rien, même plus dans le FN. Je ne peux pas dire où se situe le FN aujourd’­hui. Je pense que Macron joue la carte Marine Le Pen pour être élu. Mais avec com­bien de voix ? C’est un pro­blème démo­cra­tique. Quelle légi­ti­mi­té d’être élu avec moins de 20% des ins­crits ? Quelle situa­tion aurons-nous si les syn­di­cats ne gagnent pas sur les retraites ? Revien­dront les gilets jaunes, qui sont  « contre », et qui n’ont pas d’al­ter­na­tive, ils ne veulent pas de nous.

D : ils sont avec nous…

M : oui, mais sans alter­na­tive politique.J’ai l’im­pres­sion que ça ser­vi­ra davan­tage le RN que la gauche.

D : La place vide à gauche confère aux syn­di­cats une res­pon­sa­bi­li­té poli­tique que nous n’a­vions pas avant. La ten­ta­tion est grande d’en­dos­ser ce nou­veau rôle. Dans l’his­toire de la CGT, elle l’a eu pour­tant. La prise de pou­voir non du Par­le­ment, mais de la socié­té. Nous pre­nons le pou­voir dans les entre­prises et non par le gou­ver­ne­ment. C’é­tait la marque de fabrique ini­tiale de la CGT.

La com­pagne de mon frère décé­dé, ambu­lan­cière, non impli­quée syn­di­ca­le­ment, est brus­que­ment allée sept fois à Paris avec les gilets jaunes : récem­ment, elle me dit que d’a­près elle le mou­ve­ment les gilets jaunes est terminé.

Les GJ ont un pro­blème : ils incri­minent les trai­te­ments des élus, mais que Ber­nard Arnault a une for­tune de 113 mil­lards de dol­lars (NdR :106, après véri­fi­ca­tion) est hors de por­tée de leur ima­gi­na­tion. Leurs enne­mis deviennent les poli­ti­ciens et non le capital.

M : il leur manque un arrière-fond poli­tique, d’analyse.

D : chez les syn­di­cats, il y avait une grande méfiance : « qui sont ces gens ? » et en même temps une cer­taine jalou­sie parce qu’ils sont arri­vés à lan­cer quelque chose que nous n’é­tions plus en mesure de réa­li­ser. Puis nous nous sommes dits qu’ils avaient mûrir.

M : avec la retraite, nous avons prou­vé le contraire. Le départ des GJ a démar­ré avec une taxe. Puis se sont gref­fés d’autres pro­blèmes sociaux, mais pas aus­si impor­tants que l’é­co­taxe. Il n’y avait pas de sala­riés, sur­tout des arti­sans, des classes moyennes, par­fois des chô­meurs. Ce n’é­tait pas non plus un mou­ve­ment de masse. Mais ça a par­lé à beau­coup de gens.

U : ce qui me les a ren­dus sym­pa­thiques, c’est qu’ils ont agi, ils n’ont pas par­lé ou écrit des mani­festes, et ils ont aus­si affo­lé l’un ou l’autre en Alle­magne. Il était ques­tion de la taxe CO2, et comme les asso­cia­tions éco­lo­gistes trou­vaient qu’elles n’aug­men­taient pas assez, le ministre de l’In­té­rieur Alt­maier répond qu’on ne veut tout de même pas en Alle­magne quelque chose comme les gilets jaunes.

LA RETRAITE : DES RÉFORMES CONVERGENTES…

Quelque chose de par­ti­cu­lier en Alle­magne, beau­coup d’his­toires sont intro­duites subrep­ti­ce­ment. Nous avions une retraite nette d’en­vi­ron 67% du der­nier salaire si tu avais coti­sé 40 ans. Elle n’est main­te­nant même plus à 50%. Pas d’un coup, mais « peu à peu à peu ». La retraite était fis­ca­le­ment exo­né­rée. Main­te­nant elle est pro­gres­si­ve­ment impo­sée. Dans trente ans, elle sera entiè­re­ment impo­sée. C’est insen­sible,  quelques dol­lars en moins, pas la peine de s’in­sur­ger, puis deux ans, le taux aug­mente, jus­qu’au 100%.

J : on parle actuel­le­ment en Alle­magne d’une retraite de base, alors que ça exis­tait avant ! Jus­qu’en 92, il y avait des dis­po­si­tions beau­coup plus avan­ta­geuses pour les retrai­tés que ce qu’ils intro­duisent main­te­nant en disant que cela va sor­tir beau­coup de gens de la pau­vre­té. Hartz IV est le seul exemple où les choses se sont brus­que­ment dégra­dées brus­que­ment d’un coup. Et j’ai l’im­pres­sion qu’il y a une autre culture à cet égard en France. J’é­tais dans une école supé­rieure de com­merce à Rennes et je m’en suis ren­du compte. En Alle­magne, on dira : il faut bais­ser les retraites, mais on doit le faire com­prendre aux gens, nous devons com­mu­ni­quer, on invente une his­toire. En France, c’est plu­tôt « l’É­tat, c’est moi », ce que Macron sym­bo­lise, « voi­là ce qu’on va faire », et du coup il y a plus de conflits. En Alle­magne, c’est à déses­pé­rer, tout se fait par petites étapes, et de ce fait, il est beau­coup plus dif­fi­cile de mobi­li­ser les gens.

D : Il y a aus­si eu ce genre de petits pas en France : le pas­sage de 90 à 70% de rem­bour­se­ment de la Sécu­ri­té sociale. Il faut exa­mi­ner l’his­toire des conquêtes sociales : dès qu’il y a un rap­port de forces exis­tant, elles existent en Alle­magne, en France il faut attendre 36 et des grèves pour que quelque chose se passe.

J : Et il y a un bond. J’ai l’im­pres­sion qu’en France tout avance par bonds, dans un sens comme dans l’autre.

D : et dans deux ans après, tout était fini ! En 1914, devait être ins­tau­ré un sys­tème de retraites, puis il n’en était plus ques­tion avec la guerre. Il a encore fal­lu des années. Alors que l’Al­le­magne vain­cue gagnait les conven­tions col­lec­tives, les droits des femmes.

J’ai enten­du un ancien pré­sident de conseil de prud’­hommes de l’Oise qui situait en mai 68 le début du déclin de la gauche. Il y eut une impor­tante aug­men­ta­tion des salaires, mais c’é­tait un acquis uni­que­ment indi­vi­duel, encou­ra­geant l’in­di­vi­dua­lisme et ça a trans­for­mé les ouvriers en pous­seurs de cad­dies, en consom­ma­teurs. Et ils se sont dés­in­té­res­sés des salaires sociaux (san­té, éducation).

M : Je ne suis pas d’ac­cord avec cette ana­lyse. Ça ne vient pas de 68, c’est plus tard. Quand la gauche a été diri­gée par les socio­dé­mo­crates, par Mit­ter­rand, et en 82, avec lequel les com­mu­nistes ont été obli­gés de tra­vailler. Il a vu qu’il pou­vait se pas­ser des com­mu­nistes et du coup il n’y avait plus de pers­pec­tives poli­tiques pour les sala­riés, car les socio­dé­mo­crates ont tout déman­te­lé et chaque fois qu’ils sont arri­vés au gou­ver­ne­ment, il y a eu des catas­trophes. Je suis d’ac­cord avec toi sur « l’É­tat, c’est moi » qui veut dire : « nous, au gou­ver­ne­ment, savons ce qui est bon pour vous, nous n’a­vons pas besoin de dis­cu­ter », ce qui n’est pas le cas en Alle­magne, grâce au consen­sus qui a été construit par­ti­cu­liè­re­ment après la guerre avec les syndicats.

U : En Alle­magne, ils ont com­pris que c’est utile, beau­coup plus utile.

M : la troi­sième com­po­sante, c’é­tait les orga­ni­sa­tions d’employeurs, qui ne vou­laient abso­lu­ment entrer dans une négo­cia­tion sociale, ils avaient le gou­ver­ne­ment qui tra­vaille pour eux. En 81 ils avaient une peur bleue parce que les com­mu­nistes sont arri­vés au pou­voir, ils ont très vite com­pris qu’il n’y avait pas de dan­ger et c’est là qu’il y a eu l’ef­fon­dre­ment de la mobi­li­sa­tion. Ce n’é­tait pas le cas en 68. Il y a eu des accords col­lec­tifs, le salaire mini­mum a aug­men­té d’au moins 20%.

D : Mais il n’y a pas eu de pro­grès col­lec­tifs. Per­sonne n’a pen­sé à remettre en ques­tion les ordon­nances Pom­pi­dou, la baisse de 90 à 70% des rem­bour­se­ments sécu, qui datait de l’an­née précédente.

U : Ce qui a chan­gé de manière géné­rale : quelle repré­sen­ta­tion avait le mou­ve­ment ouvrier ? Quand la pro­duc­ti­vi­té aug­men­te­ra, quand nous n’au­rons plus besoin de tra­vailler aus­si long­temps, nous irons tous aux cours du soir mar­xistes, nous étu­die­rons la musique, les beaux-arts, nous nous culti­ve­rons. Que s’est-il pas­sé ? Il y a eu plus de temps libre, mon père tra­vaillait encore 42 h par semaine, la semaine de cinq jours et demi. À par­tir du début et milieu des années 70 les gens avaient plus d’argent, qu’ont-ils fait ? Ils ont consom­mé. Entre­temps, c’est deve­nu la phi­lo­so­phie de vie de l’Oc­ci­dent. Je consomme, donc je suis. Et plus je consomme, plus je suis vivant. Il y a une publi­ci­té à la télé qui dit : « je fais pour la qua­trième fois ma croi­sière de luxe ». Pour l’i­déo­lo­gie néo-libé­rale, le col­lec­tif n’a pas de valeur. C’est toi qui décide si tu veux et si ça ne marche pas, il faut que tu tra­vailles encore plus. Et on ne se pose plus des ques­tions sys­té­miques, « est-ce que tout marche bien »,  « est-ce qu’il faut que ça marche ain­si », « est-ce que ça pour­rait fonc­tion­ner un peu  autrement ».

D : nous avons le cas concret du récent pro­jet d’im­plan­ta­tion d’A­ma­zon à Ensi­sheim. Aupa­ra­vant, j’ai été confron­té à la prise de posi­tion du comi­té régio­nal CGT sur le pro­jet d’en­fouis­se­ment e : enfouis­se­ment irré­ver­sible de déchets nucléaires actifs pour 150 000 années. Des alter­na­tives sont pos­sibles, mais Bure est sou­te­nu parce que le site crée­rait 500 emplois…

 La crise sani­taire a accru la conscience des pro­blèmes envi­ron­ne­men­taux. La CGT  s’est ins­crite dans un mou­ve­ment « le jour d’a­près, plus jamais ça » qui met les ques­tions envi­ron­ne­men­tales en avant. Il manque une réflexion qui dis­tingue « emploi » de « tra­vail » et sens du tra­vail. J’ai enten­du aus­si qu’il fal­lait pri­vi­lé­gier les véhi­cules à hydro­gène au moteur élec­trique parce que cette piste main­tient les emplois. D’un côté vient du natio­nal CGT la réflexion sur une agri­cul­ture durable qui implique l’ar­rêt de l’ar­ti­fi­cia­li­sa­tion des terres et de l’autre l’ob­ses­sion de l’emploi. Emplois de plus d’une qua­li­té nulle. Et puis il y a le pro­blème Fes­sen­heim et l’a­ve­nir du site.

M : On pour­rait en par­ler des heures.

J : je pense qu’il faut qu’on reste en contact. Je pense qu’on devrait se revoir à Müll­heim, pour qu’on se parle à un niveau local. Je ne me fais pas d’illu­sions, on n’oc­cu­pe­ra pas ensemble le pont du Rhin d’i­ci deux ans. Il fau­dra défi­nir un thème, la retraite par exemple. Je peux aus­si venir à Mul­house, par­ler de l’Al­le­magne. En tout cas, main­te­nir un échange.

Il y a aus­si les fron­ta­liers dans la zone du DGB Mark­grä­fler­land (Müll­heim-Neuen­burg). À Neuen­burg, il y avait John­son Controls, un four­nis­seur de sièges auto­mo­biles de PSA : 70% des employés étaient fran­çais. La firme amé­ri­caine a fer­mé du jour au lendemain.

Nous vivons à la fron­tière, nous sommes à une demi-heure les uns des autres, et les échanges sont endormis.

D : il y a aus­si une autre fron­tière, la langue, avec la perte du bilinguisme.

J : Pour­rait-on se voir à l’automne ?

M : On a eu une bonne expé­rience avec les pos­tiers de Frei­burg, mais la ques­tion, c’est com­ment déve­lop­per ? Il y a aus­si d’autres groupes qui s’or­ga­nisent, par exemple sur la ques­tion de la pauvreté.

J : ce qui compte pour ce plan local, c’est l’exis­tence de liens per­son­nels. On aurait pu se ren­con­trer il y a déjà dix ans. Com­ment struc­tu­rer cela pour que cela ne dépende pas d’in­vi­di­vus ? Je n’ai pas de réponse.

On com­mé­more le 1er mai à Müll­heim : pour­quoi quel­qu’un de chez vous ne  vien­drait-il pas à cette occasion ?

D : il fau­drait se pré­pa­rer à une lutte com­mune, comme par exemple l’an­née der­nière avec le pro­blème du rachat d’O­pel par PSA et la soli­da­ri­té à créer. Seule la CGT a affir­mé sa soli­da­ri­té, les autres cen­trales, non. Il ya des échéances concrètes, par exemple Ama­zon et Fes­sen­heim, l’op­por­tu­ni­té pour les entre­prises alle­mandes, qui ont besoin de terrains.

M : et qui compte sur des sub­ven­tions et des salaires déjà faibles que le défi­cit pour­rait tirer encore vers le bas. L’i­dée de tra­vail en com­mun sur Ama­zon est aus­si à creuser.