Par Jean-Yves Cau­ser, sociologue

Fré­dé­rique Vidal, ministre de l’enseignement supé­rieur et de la recherche, demande une éva­lua­tion de l’ensemble des recherches pour dis­tin­guer, selon elle, ce qui relève du mili­tan­tisme et ce qui atteste de l’authenticité d’une recherche scientifique.

Ne dou­tant pas de sa sin­cé­ri­té et n’y voyant abso­lu­ment pas une minable manœuvre idéo­lo­gique de diver­sion visant à nous faire oublier le malaise gran­dis­sant d’une ins­ti­tu­tion dont elle a, semble-t-il, la res­pon­sa­bi­li­té, je pro­pose de lui expli­quer, le plus sim­ple­ment pos­sible, le cœur de métier d’un sociologue.

En pre­mier lieu et je lui recon­nais le droit de par­ler d’enquête même si cer­tains y voient le recours à une forme « police de pen­sée » pré­ju­di­ciable à notre liber­té académique.

Contrai­re­ment aux allé­ga­tions de l’actuel pré­sident de l’université de Stras­bourg (UNISTRA) dont les pro­pos sont pour­tant le plus sou­vent emprunts d’une cer­taine sagesse : la notion d’enquête est cou­rante dans les sciences sociales. De plus, je suis d’accord avec le socio­logue amé­ri­cain d’origine cana­dienne Erving Goff­man quand ce der­nier y rajou­tait un registre policier… 

En effet, tout socio­logue se doit de « ne pas prendre pour argent comp­tant » les réponses recueillies dans le cadre d’une inter­view ou lors de la pas­sa­tion d’un ques­tion­naire. De même, il importe de croi­ser les regards de nos infor­ma­teurs afin de ne pas s’en tenir à une seule ver­sion des faits. 

Comme nous devons sans cesse le rap­pe­ler, ces « don­nées » n’ont rien de don­né car elles exigent du temps et un tra­vail rigou­reux de de défi­ni­tion. Pour ne prendre qu’un exemple, Pierre Bour­dieu sug­gé­rait qu’« un son­dage est une science sans savant » !

Pour­tant, l’obstination de nos ministres à per­sis­ter dans une stra­té­gie de dis­qua­li­fi­ca­tion et de stig­ma­ti­sa­tion de cer­tains cher­cheurs m’invite à ques­tion­ner leurs véri­tables inten­tions. Le pro­blème n’est pas nou­veau. Je pense notam­ment au cas de Manuel Valls cri­ti­quant la sup­po­sée com­plai­sance des socio­logues à l’égard des actes les plus bar­bares.

Il confon­dait alors le fait de les com­prendre avec empa­thie (pour mieux les excu­ser) avec celui de com­prendre pour mieux expli­quer des pra­tiques clai­re­ment abjectes. Un des inté­rêts de la socio­lo­gie est de confé­rer une forme de ratio­na­li­té à ce qui peut nous paraître com­plè­te­ment irrationnel. 

Toute poli­tique pré­ven­tive effi­cace visant à lut­ter notam­ment contre des pra­tiques cri­mi­nelles se doit d’en sai­sir les méca­nismes déclen­cheurs ou les fac­teurs expli­ca­tifs. Com­ment pou­vait-on, dès lors et à un tel niveau de res­pon­sa­bi­li­té, com­mettre de telles erreurs d’appréciation ?

Il en est de même d‘un pré­ten­du « isla­mo ‑gau­chisme » sus­cep­tible de gan­gré­ner c’est-à-dire de pour­rir notre belle uni­ver­si­té ! Les pro­pos émis par Jean-Michel Blan­quer, lors d’une émis­sion sur BFM du 20//02/2021, sont édi­fiants et conster­nants : il s’agirait, selon lui, indé­nia­ble­ment d’un « fait social »et il pro­pose aux cher­cheurs de démon­trer qu’il ne s’agit pas d’une « illu­sion » mais bien d’un phé­no­mène bien réel… 

Le pro­cé­dé, est gros­sier et contra­dic­toire, puisqu’il reprend un terme socio­lo­gique à savoir le fait social pour dési­gner ce qui n’est qu’une pré­no­tion, une pseu­do véri­té… De plus, s’il semble admettre que la lutte contre l’« isla­mo-gau­chisme » n’est pas la prio­ri­té du moment, il res­te­rait un des pro­blèmes à régler. 

Au vu de la révolte qui monte en rai­son de cette polé­mique vaine et creuse mais aus­si des mesures légis­la­tives qui inquiètent légi­ti­me­ment les uni­ver­si­taires, le porte ‑parole du gou­ver­ne­ment a rap­pe­lé l’« atta­che­ment abso­lu (d’Emmanuel Macron) à l’indépendance des ensei­gnants-cher­cheurs ». S’y rajoute la détresse du monde estu­dian­tin résul­tant, en période de COVID, d’une ges­tion, jugée par beau­coup d’observateurs, comme ayant été cala­mi­teuse de leurs condi­tions d’étude et de vie.

Selon la jour­na­liste du Figa­ro Marie-Estelle Pech, Fré­dé­rique Vidal aurait tou­jours l’intention de confier l’enquête à « Alliance Athé­na » qui regroupe des cher­cheurs issus de divers orga­nismes (Le Figa­ro, du 18/02/2021).

En tant que socio­logue, j’affirme que les faux pro­blèmes sont tou­jours les plus dif­fi­ciles ou com­pli­qués à résoudre et qu’il est plus que temps, pour nos « res­pon­sables », d’acquérir un mini­mum de connais­sances vis-à-vis du savoir socio­lo­gique et, plus géné­ra­le­ment, sur les pra­tiques en sciences sociales. 

Pour ma part, je n’ai pas l’intention d’abandonner des objets de recherche qui touchent au mou­ve­ment social, aux dis­cri­mi­na­tions eth­niques, à la domi­na­tion mas­cu­line ou encore aux vio­lences sys­té­ma­tique ou d’acteurs qui peuvent être, comme dans le pré­sent cas, de nature institutionnelle.

Le fait de tra­vailler ces pro­blé­ma­tiques a une fonc­tion déran­geante de dénon­cia­tion même si ce n’en est pas ini­tia­le­ment ou prin­ci­pa­le­ment le but. Ain­si le fait de rendre compte de la haine de l’occident comme le fait Jean Zie­gler : « tou­jours et par­tout, la des­truc­tion de la culture, de l’identité sin­gu­lière, de la mémoire et des liens affec­tifs du domi­né aura obsé­dé les occi­den­taux » (dans, La haine de l’occident, 2008, Albin Michel, p.66).

Il donne l’exemple d’une tech­nique d’extermination inven­tée en Algé­rie et au 19ième siècle par un géné­ral fran­çais qui peut dif­fi­ci­le­ment ne pas res­ter ancrée dans la mémoire col­lec­tive d’un peuple : « La tech­nique consis­tait à enfer­mer la popu­la­tion de vil­lages entiers dans des grottes devant les­quelles on met­tait le feu. Tan­dis que les sol­dats se res­tau­raient en contem­plant les flammes, les hur­le­ments des femmes et des enfants pri­son­niers de la fumée s’é­le­vaient de l’in­té­rieur de la grotte. Lorsque le der­nier râle du der­nier ago­ni­sant s’é­tait tu, les sol­dats muraient l’en­trée de la grotte ». 

Est-ce que ce néces­saire rap­pel his­to­rique fait de ce socio­logue suisse un redou­table et redou­té islamo-gauchiste ?

À l’heure où toute mon atten­tion est por­tée en direc­tion de mes étu­diants et de col­lègues encore plus mal­me­nés qu’en temps ordi­naire, je tiens à rap­pe­ler que le rôle pre­mier de toute ins­ti­tu­tion d’éducation et de for­ma­tion est de garan­tir des condi­tions satis­fai­santes de socia­li­sa­tion. Or, nous n‘en pre­nons mal­heu­reu­se­ment plus, ces der­nières années, le chemin.

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