Dimanche 7 mars, les Suisses ont voté sur trois sujets avec les résul­tats suivants:

  • L’initiative popu­laire en faveur de l’interdiction de se dis­si­mu­ler le visage a été) approu­vée à une faible majo­ri­té de 51% de oui contre 49% de non, et par 19 des 26 can­tons. L’approbation des can­tons en plus de celle du peuple est néces­saire puisque les ini­tia­tives sur le plan fédé­ral visent des modi­fi­ca­tions de la Consti­tu­tion qui requièrent la double majo­ri­té peuple-can­tons (les mêmes voix étant  comp­tées sépa­ré­ment). (ndlr : les voix sont comp­tées au niveau confé­dé­ral, puis par canton).
  • La loi sur les ser­vices d’identification élec­tro­nique (E‑ID) a été reje­tée mas­si­ve­ment par 64% de non contre 36% de oui, aucun can­ton ne l’a approuvée. 
  • L’accord de par­te­na­riat éco­no­mique avec l’Indonésie a été approu­vé de jus­tesse avec 52% des voix pour et 48% contre, 6 can­tons ont voté non. 
  1. L’initiative popu­laire en faveur de l’interdiction de se dis­si­mu­ler le visage dans l’es­pace public

Cette ini­tia­tive n’était pas, comme on pour­rait le croire, une réac­tion au port du masque durant la pan­dé­mie actuelle, car elle avait été lan­cée déjà en 2017 et conte­nait déjà, comme si elle avait pré­vu le Covid-19, une excep­tion pour des rai­sons de san­té. Elle avait été lan­cée par le même comi­té, proche du par­ti natio­nal-conser­va­teur UDC (Union Démo­cra­tique du Centre/Schweizerische Volks­par­tei, SVP) qui était à l’origine de l’initiative pour l’interdiction des mina­rets approu­vée en 2009. 

L’UDC, le par­ti le plus impor­tant du pays avec envi­ron un quart des sièges au par­le­ment fédé­ral, était le seul à sou­te­nir l’initiative actuelle qui avait recueilli les 100 000  signa­tures néces­saires pour qu’elle soit sou­mise au vote des citoyens. (cf. notre article du 11 décembre 2020) sur les droits  popu­laires en Suisse).

L’initiative reven­di­quait que la Consti­tu­tion fédé­rale soit com­plé­tée par l’article suivant :

« Nul ne peut se dis­si­mu­ler son visage dans l’espace public ni dans des lieux acces­sibles au public ou dans les­quels sont four­nies des pres­ta­tions ordi­nai­re­ment acces­sibles par tout un cha­cun ; l’interdiction ne s’applique pas dans les lieux de culte.

Nul ne peut contraindre une per­sonne à dis­si­mu­ler son visage en rai­son de son sexe.

 La loi pré­voit des excep­tions. Celles-ci ne peuvent être jus­ti­fiées que par des rai­sons de san­té ou de sécu­ri­té, par des rai­sons cli­ma­tiques et ou par des cou­tumes locales. 

La légis­la­tion concer­nant (cet article) doit être éla­bo­rée dans un délai de deux ans après son accep­ta­tion par le peuple et les cantons.

Des dis­po­si­tions sem­blables existent déjà dans deux can­tons : Saint-Gall et Tes­sin.  Bien que cette ini­tia­tive ait été for­mu­lée de façon neutre et excluait expres­sé­ment les lieux de culte, elle visait, sans le dire expres­sé­ment, en pre­mier lieu le port de la bur­qa et du niqab par des femmes musul­manes, en argu­men­tant que ces vête­ments leur étaient impo­sés et dès lors uneen­trave àla liber­té personnelle. 

Les excep­tions sou­lignent encore ce but en pré­ci­sant que l’interdiction ne concerne pas la vie nor­male des Suisses, comme les « cou­tumes locales » sous les­quelles il faut com­prendre les car­na­vals. Pen­dant la cam­pagne de vota­tion, les pro­mo­teurs de l’initiative uti­li­saient aus­si l’argument que cette inter­dic­tion s’appliquerait éga­le­ment lors de mani­fes­ta­tions ou d’événements spor­tifs, mais de telles lois existent déjà dans 15 sur les 26 cantons. 

Or les affiches de la cam­pagne en faveur de l’initiative ne mon­traient que des femmes musul­manes en niqab. Dans le lan­gage popu­laire, l’initiative est par­fois aus­si appe­lée « Ini­tia­tive burqa ».

Les pro­mo­teurs de l’initiative vou­laient voir dans cette inter­dic­tion une mesure contre l’islamisme poli­tique tan­dis que les adver­saires sou­li­gnaient qu’elle n’apporterait aucune solu­tion au pro­blème du terrorisme. 

Les adver­saires de l’initiative, dont le Conseil fédé­ral (Gou­ver­ne­ment) et la majo­ri­té du par­le­ment – les voix des par­ti­sans ne dépas­saient que de peu le nombre de sièges de l’UDC/SVP – sou­li­gnaient qu’en Suisse, seule une tren­taine de femmes musul­manes por­taient le niqab, avant tout des tou­ristes de pays du Golfe et quelques Suis­sesses conver­ties à l’islam, et qu’aucune femme n’avait jamais été vue en burqa. 

En consé­quence, il serait dis­pro­por­tion­né de créer une loi pour un nombre aus­si res­treint de per­sonnes.  Les mou­ve­ments fémi­nistes étaient contre l’initiative en disant que la pro­tec­tion des droits des femmes n’en était qu’un prétexte. 

Le conseil fédé­ral et le par­le­ment avaient éla­bo­ré un contre-pro­jet qui sti­pu­lait que les contacts avec des auto­ri­tés se feraient à visage décou­vert ; cette obli­ga­tion s’appliquerait aus­si pour des contrôles dans les trans­ports publics. Le contre-pro­jet visait en outre à ren­for­cer les droits des femmes, y com­pris dans des pays où la Suisse entre­tient des pro­grammes de coopé­ra­tion au développement.

Puisque l’initiative a été accep­tée, le contre-pro­jet est deve­nu caduque.

Il est inté­res­sant de noter que, par­mi les can­tons qui ont voté le plus clai­re­ment contre, se trouvent les deux qui com­prennent la plus forte pro­por­tion de popu­la­tion urbaine et en même temps mul­ti­cul­tu­relle, Bâle-Ville (60% de non) et Genève (51% de non). Les deux can­tons les plus peu­plés, Zurich et Berne, ont éga­le­ment votre contre. 

Le « oui » l’emportait sur­tout dans les can­tons ruraux, à l’exception de quelques com­munes tou­ris­tiques qui crai­gnaient de perdre la clien­tèle des pays du Golfe.

Les can­tons fran­co­phones (ou « romands », comme on dit en Suisse), sauf Genève, ont voté pour l’initiative, peut-être ins­pi­rés par l’exemple de la France où une telle loi existe déjà depuis une dizaine d’années, mais il n’y avait pas de « fos­sé » entre les deux par­ties prin­ci­pales du pays. 

C’est la pre­mière fois depuis 2014 qu’une ini­tia­tive popu­laire était accep­tée, depuis celle « contre l’immigration de masse ». En 2009, une ini­tia­tive inter­di­sant la construc­tion de mina­rets avait à l’époque recueilli 57% des voix.

C’est main­te­nant aux can­tons d’élaborer – ou cas échéant ren­for­cer – des lois sur la base des nou­velles dis­po­si­tions consti­tu­tion­nelles qui entrent en vigueur immédiatement.

 2. La loi sur les ser­vices d’identification électronique

Cette loi pré­voyait l’introduction d’une iden­ti­fi­ca­tion élec­tro­nique offi­ciel­le­ment recon­nue (E‑ID), pour ache­ter, par exemple, des pro­duits ou des ser­vices en ligne. Il ne s’agissait pas pour autant de rem­pla­cer un docu­ment offi­ciel, tel un pas­se­port ou une carte d’identité. Le par­ti socia­liste et celui des Verts avaient obte­nu les 50 000 signa­tures néces­saires pour un réfé­ren­dum parce que la loi pré­voyait de délé­guer cette iden­ti­fi­ca­tion élec­tro­nique à des entre­prises pri­vées qui pour­raient aus­si se situer à l’étranger, ce qui aug­men­tait la méfiance contre cette solution. 

En cas d’acceptation, L’État se serait limi­té à confir­mer l’existence de la per­sonne en ques­tion, alors que, selon les tenants du réfé­ren­dum, les don­nées per­son­nelles devaient res­ter un mono­pole réga­lien. Der­rière une ques­tion tech­nique se cachait donc un débat de prin­cipe sur le rôle de l’État. Ce n’est donc pas l’E‑ID en tant que telle qui a été reje­tée, mais sa « pri­va­ti­sa­tion ». Le Conseil fédé­ral devra désor­mais pro­po­ser une nou­velle loi qui tien­dra compte de l’opinion du peuple.

Le par­le­ment avait accep­té (adop­té) la loi avec la majo­ri­té des par­tis bour­geois contre les voix des socia­listes et des verts.

Comme lors du vote sur l’initiative sur la dis­si­mu­la­tion, il n’y avait pas de « fos­sé » entre la Suisse alé­ma­nique et la Suisse romande.

Bâle-Ville a reje­té la loi avec une majo­ri­té record de 70%

3. L’accord de par­te­na­riat éco­no­mique avec l’Indonésie

Il s’agit d’un accord de libre-échange d’un type nou­veau qui ne contient pas seule­ment l’abolition réci­proque des droits de douane sur les pro­duits indus­triels, mais intro­duit des notions modernes comme le déve­lop­pe­ment durable et le res­pect de l’environnement et des condi­tions de tra­vail. Ces notions ont été intro­duites notam­ment à cause de l’huile de palme dont l’Indonésie est le plus grand pro­duc­teur mondial. 

Bien que la Suisse n’en achète que peu dans ce pays – la plu­part de l’huile de palme est impor­té de Malai­sie – et que des droits de douane réduits et des quo­ta sub­sistent pour ce pro­duit, un syn­di­cat d’agriculteurs qui vou­lait pro­té­ger le col­za suisse face à l’huile de palme, a lan­cé le référendum. 

Celui-ci était sou­te­nu par des mou­ve­ments éco­lo­gistes et huma­ni­taires, par les oppo­sants à la la mon­dia­li­sa­tion ain­si que par les socia­listes et verts, sur­tout par oppo­si­tion à l’huile de palme culti­vée dans de vastes plan­tages (plan­ta­tions) au détri­ment de la forêt tro­pi­cale. La pro­tec­tion de cette forêt et des ani­maux qui y vivent, spé­cia­le­ment des orang-outang, était dès lors au centre du débat.

Comme l’identification élec­tro­nique, le par­le­ment avait approu­vé cet accord avec les voix des par­tis bour­geois et du centre contre ceux de la gauche et des verts.

Cette vota­tion était la pre­mière sur un accord de libre-échange depuis celui de 1972 avec la Com­mu­nau­té Euro­péenne, l’actuelle Union Européenne.

Les can­tons de la Suisse romande ont reje­té l’accord en bloc. Il y avait donc dans ce vote une sorte de « fos­sé » entre les ceux régions lin­guis­tiques prin­ci­pales du pays, Bâle-Ville étant le seul can­ton alé­ma­nique à reje­ter l’accord avec 51% de non. Ce n’est pas la pre­mière fois que cette ville vote avec la Suisse romande.

L’accord entre­ra en vigueur après rati­fi­ca­tion par les deux par­ties contrac­tantes pré­vue pour cet automne. Il sera inté­res­sant de savoir si un accord en pré­pa­ra­tion avec la Malai­sie voi­sine com­por­te­ra les mêmes clauses envi­ron­ne­men­tales et sociales. Pour l’accord déjà négo­cié avec les pays du Mer­co­sur, cela ne sera pas le cas ; il n’est donc pas exclu qu’un nou­veau réfé­ren­dum sera lan­cé contre lui le moment venu… affaire à suivre !

La par­ti­ci­pa­tion au vote sur le plan natio­nal pour les trois vota­tions était d’un peu plus que 50 % ce qui cor­res­pond à la moyenne des der­nières années. 

Le Conseil fédé­ral a donc été désa­voué par le peuple dans deux des trois vota­tions et n’a gagné la troi­sième que de jus­tesse. Mal­gré cette double défaite, il ne doit pas démis­sion­ner, ni même la ministre de la jus­tice qui a défen­du les deux dos­siers sur les­quels le peuple a voté contre l’avis du gou­ver­ne­ment. C’est la Consti­tu­tion fédé­rale qui empêche une crise gou­ver­ne­men­tale en don­nant un contre­poids à la démo­cra­tie directe pour main­te­nir la sta­bi­li­té du pays. 

Cer­tains com­men­ta­teurs ont vou­lu voir dans les résul­tats de ces trois vota­tions une expres­sion de méfiance contre le gou­ver­ne­ment à cause de sa ges­tion de la crise sani­taire, mais d’autres ont sou­li­gné que le vote sur l’E‑ID était plu­tôt une marque de confiance dans les ins­ti­tu­tions offi­cielles. Une ana­lyse plus détaillée des résul­tats du 7 mars sera dis­po­nible dans quelques semaines et dira laquelle des deux opi­nions avait raison.

Hans-Jörg RENK