Dans son célèbre ouvrage, consi­dé­ré par cer­tains comme la pre­mière étude de socio­lo­gie, Alexis de Toc­que­ville célé­brait la démo­cra­tie en Amé­rique.

Bar­ba­ra Stie­gler, pro­fes­seur de phi­lo­so­phie poli­tique à L’Université de Bor­deaux Mon­taigne, décrit quant à elle dans son opus­cule édi­té chez Gal­li­mard (col­lec­tion « Tracts »), un nou­veau conti­nent men­tal, nom­mé Pan­dé­mie.

Rap­pe­lant que c’est moins le carac­tère endo­gène du virus qui pro­voque des effets de mor­bi­di­té, que le déla­bre­ment social et sani­taire sur lequel il advient, l’agent patho­gène parait ser­vir d’auxi­liaire redou­table à l’appauvrissement spec­ta­cu­laire du débat démo­cra­tique consta­té depuis une année.

Symé­tri­que­ment à la for­mule des épi­dé­mio­lo­gistes selon laquelle un virus n’est (presque) rien, tan­dis que le ter­rain est (qua­si­ment) tout, l’Occident paie cash le déla­bre­ment pro­gram­mé de l’Hôpital public, tout comme le nombre de ses malades poly­pa­tho­lo­giques liés à la pol­lu­tion, la mal­bouffe, ou encore le vieillis­se­ment conti­nu de sa population. 

De ce fait, la contra­dic­tion crois­sante entre « déve­lop­pe­ment éco­no­mique » et sous-déve­lop­pe­ment des sys­tèmes de soin, par­ti­cu­liè­re­ment dans les pays riches, est saisissante.

Le conti­nent men­tal Pan­dé­mie qu’évoque Stie­gler est ain­si façon­né de « contours flous et évo­lu­tifs, mais risque de durer des années et pour­quoi pas des siècles et des siècles ».

Pire que cela : le conti­nent n’est plus objet de dis­cus­sion démo­cra­tique, mais « où la démo­cra­tie est elle-même, en Pan­dé­mie, deve­nue un objet discutable ».

Tout nou­veau ter­ri­toire post-démo­cra­tique sup­pose l’adoption d’une langue, de normes, et d’un ima­gi­naire, qui ont été rebat­tues par gou­ver­nants et médias tout le long de ces der­niers mois.

Son avè­ne­ment en Europe de l’Ouest n’est d’ailleurs pas vrai­ment une sur­prise, à l’heure ou les « démo­cra­tures » se mul­ti­plient ici et là, et leurs lea­ders (Orban, Kac­zyńs­ki, Trump, John­son…) qui pro­viennent des meilleures souches de la bonne bour­geoi­sie, font res­plen­dir leur éthos totalitaire.

Des dis­po­si­tifs socio-poli­tiques inven­tés par la Chine, qui illustre le savoir-faire d’un pays incar­nant désor­mais l’efficacité et la post-moder­ni­té tota­li­sante, face aux géron­to­cra­ties occi­den­tales (qu’elles soient civiles ou men­tales, Macron prou­vant que l’on peut être en même temps jeune ET vieux).

Le covid étant d’ailleurs taillé sur mesure pour être « trai­té » par des dic­ta­tures avec une effi­cience supé­rieure et un résul­tat opti­mal, en com­pa­rai­son de ce que l’on fait par ici, comme on l’ob­serve notam­ment dans la Chine et le Viet­nam « com­mu­nistes », eu égard à la mai­trise épi­dé­mique, et dont les conseils de quar­tiers, char­gés du contrôle social sur la popu­la­tion, ont joué un remar­quable rôle d’inhibiteur viral…

A ce pro­pos, Bar­ba­ra Stie­gler écrit, page 12 :

« Tan­dis que les Lumières vacillent, c’est la démo­cra­tie – plu­tôt que la des­truc­tion de l’environnement et de nos sys­tèmes de san­té – qui se retrouve sur le banc des accusés.

En Pan­dé­mie, le pré­sident de la Ligue contre le can­cer [Axel Kahn] peut décla­rer tout à fait à l’aise, un matin sur la radio publique, [France culture] qu’elle est désor­mais le pro­blème et non la solu­tion : « en contexte de pan­dé­mie, la démo­cra­tie est un incon­vé­nient », sur­tout si elle s’avise de deve­nir « contes­ta­taire ».

Et l’autre invi­tée de l’émission, jour­na­liste du ser­vice public [Chris­tine Ockrent], peut abon­der dans son sens. C’est l’extraordinaire pou­voir de la dic­ta­ture chi­noise qui s’en est d’après elle, le mieux sorti » …

L’avocat Arié Ali­mi, détaillait récem­ment dans son livre « Le coup d’Etat d’urgence » com­ment de sujet de droit, atta­ché à des valeurs impres­crip­tibles et fon­da­men­tales, le citoyen a été essen­tia­li­sé à la faveur de la crise sani­taire, jusqu’à le réduire à sa fonc­tion d’instrumentation patho­gène, en un « sujet virus ».

Stie­gler en rajoute une couche dans le même registre :

« En Pan­dé­mie, la démo­cra­tie est désor­mais dis­qua­li­fiée comme une sur­vi­vance dan­ge­reuse, à laquelle il fau­drait se pré­pa­rer à renoncer.

Devant ce qu’ils appellent « l’explosion inquié­tante des conta­mi­na­tions », et qu’ils devraient plu­tôt appe­ler « l’augmentation nor­male et pré­vi­sible des por­teurs sains » (puisqu’elle est inévi­table dans toute socié­té où cir­cule un virus et où l’on conti­nue à vivre), nous n’aurions abso­lu­ment pas le temps de débattre ni de délibérer.

Il ne nous reste plus donc plus qu’à accep­ter, sans dis­cu­ter, la sus­pen­sion de toutes nos acti­vi­tés jugées trop ris­quées. Le droit de contes­ter les déci­sions poli­tiques et de s’interroger sur le bien­fon­dé d’une norme, le droit aus­si d’aller et venir à sa guise dans l’espace public, celui enfin de mani­fes­ter son opi­nion dans la rue – tous ces droits impres­crip­tibles sont deve­nus désor­mais des « incon­vé­nients », à la limite de la léga­li­té et qui se trouvent pro­gres­si­ve­ment suspendus ». 

Au-delà de ces consi­dé­ra­tions de fond, Stie­gler s’intéresse aux condi­tions, étapes et consé­quences du confi­ne­ment, décon­fi­ne­ment puis recon­fi­ne­ment, au cours de l’année 2020, notam­ment dans les domaines du soin, de la recherche et de l’école.

Un opus­cule qui semble pro­phé­tique, à l’heure ou les médias cré­pitent une nou­velle fois d’ex­ci­ta­tion devant un nou­veau recon­fi­ne­ment géné­ra­li­sé pos­sible dans les pro­chains jours…

Tou­jours est-il qu’il est revi­go­rant de faire face au dégel des consciences cri­tiques, que ce soit chez des uni­ver­si­taires ou même des per­son­na­li­tés de gauche, jusqu’ici d’une « pru­dence de gazelle », comme on en trouve sur­tout chez les mal nom­més « insoumis ».

Par­mi eux, l’électron libre, dépu­té-jour­na­liste Ruf­fin, redonne enfin de la voix, et ce n’est pas trop tôt.

Décou­vrez ci-des­sous son échange avec Bar­ba­ra Stie­gler, à pro­pos de son livre :

« De la démo­cra­tie en Pan­dé­mie », Gal­li­mard, col­lec­tion tracts, 64 pages, ISBN : 9782072942228