Sur la place de la Gare, le 28 mars 2021, les auto­no­mistes saluent l’an­nonce du « oui » au can­ton du Jura devant l’Hô­tel de la gare, haut lieu du mou­ve­ment jurassien.

Hans-Jörg Renk, notre pré­cieux obser­va­teur de la vie poli­tique suisse, nous livre un nou­veau témoi­gnage du fonc­tion­ne­ment de la démo­cra­tie helvétique.

L’Alsace, en marge des trans­ferts de com­munes sous la Révo­lu­tion et res­ti­tuées à la chute de l’Empire évo­qués plus loin, a joué un rôle fon­da­teur dans la créa­tion du can­ton du Jura : c’est en effet au châ­teau du Mori­mont (Mörs­berg), près d’Oberlarg, que se retrouvent en juillet 1826  Xavier Sto­ck­mar, Oli­vier Seu­ret, Auguste et Louis Qui­que­rez pour faire le ser­ment de « déli­vrer le Jura de l’o­li­gar­chie ber­noise » : ce fut le point de départ de la lutte qui mena à la créa­tion du can­ton du Jura en 1979.

Réforme régionale à la manière suisse

Les citoyens de Mou­tier du Jura ber­nois ont déci­dé de chan­ger de canton

Dimanche 28 mars, les citoyens de Mou­tier ont déci­dé, avec 2114 contre 1740 voix, donc avec une majo­ri­té de 374 voix (55%), que cette ville juras­sienne fran­co­phone d’environ 8000 habi­tants chan­ge­ra de can­ton, en pas­sant de celui de Berne à celui du Jura crée en 1979.

C’était au moins la qua­trième et avec une grande pro­ba­bi­li­té la der­nière vota­tion en presque 50 ans sur l’appartenance can­to­nale de la ville. L’avant-dernier vote en 2017 avait pour la pre­mière fois mon­tré une faible majo­ri­té de 137 voix en faveur du can­ton du Jura, mais le pré­fet (repré­sen­tant) du can­ton de Berne res­pon­sable pour le dis­trict de Mou­tier avait inva­li­dé ce résul­tat à cause d’irrégularités. C’est pour cela que la vota­tion de ce dimanche se dérou­lait sous haute sur­veillance des auto­ri­tés fédé­rales qui l’avaient aus­si soi­gneu­se­ment préparée.

Pour com­prendre ce résul­tat, il faut remon­ter à plus de 200 ans dans l’histoire : Jusqu’à la Révo­lu­tion fran­çaise, les ter­ri­toires actuels du Jura ber­nois et du can­ton du Jura appar­te­naient à l’Évêché de Bâle qui était à la fois une enti­té ecclé­sias­tique et tem­po­relle, indé­pen­dante de la Suisse et de la France.  Après l’invasion de la Suisse par les troupes de la France du Direc­toire en 1798, l’Évêché fut dis­sout en tant qu’entité poli­tique et annexé à la France comme dépar­te­ment du Mont Ter­rible et plus tard inté­gré en par­tie au dépar­te­ment du Haut-Rhin.

Au Congrès de Vienne de 1815 qui déci­da que la France devait retour­ner à ses fron­tières de 1792, l’ancien ter­ri­toire de l’Évêché de Bâle, désor­mais orphe­lin, fut attri­bué à la Suisse et dans sa plus grande par­tie au can­ton de Berne, en com­pen­sa­tion des ter­ri­toires qu’il avait dû céder en 1803 aux can­tons d’Argovie et de Vaud que Napo­léon avait crées par son Acte de Média­tion de la même année.

Évi­dem­ment, à l’époque on ne consul­tait pas la popu­la­tion sur son appar­te­nance politique…

Pen­dant tout le 19è et la pre­mière moi­tié du 20è siècle, les Juras­siens fran­co­phones s’accommodaient tant bien que mal à vivre dans un can­ton dans lequel ils ne consti­tuaient qu’une mino­ri­té lin­guis­tique d’entre 10 et 20 % de la popu­la­tion. Berne qui avait contrô­lé le pays de Vaud pen­dant près de trois siècles sans lui impo­ser la langue alle­mande, ne le fit pas non plus au Jura, grâce à quoi il devint offi­ciel­le­ment un can­ton bilingue dont la Consti­tu­tion réserve un des sept sièges du gou­ver­ne­ment au Jura. 

Or c’est jus­te­ment ce siège juras­sien qui devint la pomme de dis­corde : selon la pra­tique suisse, les ministres, tant au plan fédé­ral que can­to­nal, se répar­tissent les por­te­feuilles entre eux, sans influence des par­le­ments et des par­tis poli­tiques, selon l’ordre d’ancienneté.

En 1947, le gou­ver­ne­ment can­to­nal ber­nois refu­sa à son membre juras­sien nou­vel­le­ment élu l’important minis­tère des Tra­vaux publics, ce qui fut per­çu par les Juras­siens comme une insulte et un signe qu’on ne les pre­nait pas au sérieux et qu’on les consi­dé­rait comme des citoyens de seconde zone.

C’était le début d’un mou­ve­ment qui deman­dait la sor­tie du Can­ton de Berne et la créa­tion d’un can­ton du Jura. Il avait à sa tête un lea­der cha­ris­ma­tique, Roland Bégue­lin, qui trans­for­ma ce mou­ve­ment en une orga­ni­sa­tion poli­tique très per­for­mante, le « Ras­sem­ble­ment Juras­sien (RJ) » qui appe­lait à des mani­fes­ta­tions par­tout dans le Jura et dont le mou­ve­ment de jeu­nesse, les « Béliers », n’hésitait pas à recou­rir à la force, en s’attaquant à des sym­boles de la pré­sence bernoise. 

Le can­ton de Berne s’opposant à toute conces­sion, la ten­sion mon­ta pen­dant les années 1960 jusqu’à des pré­pa­ra­tifs d’attentats attri­bués à un grou­pus­cule extré­miste qui s’appelait, en s’inspirant de l’Algérie, « Front de Libé­ra­tion du Jura (FLJ) ». Heu­reu­se­ment, ces atten­tats n’ont pas abou­ti, mais devant la mon­tée du risque de l’emploi de la force et face à l’inaction du can­ton de Berne, le gou­ver­ne­ment fédé­ral déci­da de prendre les choses en main, sur­tout après l’entrée en fonc­tion du jeune et dyna­mique ministre de la jus­tice, Kurt Fur­gler, en 1971. 

Il pro­po­sa, après des pour­par­lers avec le can­ton de Berne et le Ras­sem­ble­ment juras­sien, une série de vota­tions popu­laires. La pre­mière eut lieu en 1974 dans tout le Jura ber­nois pour consta­ter si vrai­ment il y avait un désir de se sépa­rer du can­ton de Berne. Il en résul­ta que le nord du Jura autour de Delé­mont, l’Ajoie et une bonne moi­tié des Franches-Mon­tagnes étaient pour la créa­tion d’un nou­veau can­ton, tan­dis que le sud, avec Mou­tier comme ville prin­ci­pale, vou­lait res­ter dans le can­ton de Berne. Il était donc à pré­voir que le futur can­ton du Jura ne cou­vri­rait qu’un peu plus de la moi­tié du ter­ri­toire et de la popu­la­tion du Jura bernois.

Il est impor­tant de noter que la ligne de par­tage suite au vote de 1974 ne cor­res­pon­dait pas à la fron­tière lin­guis­tique puisque les deux par­ties du Jura sont fran­co­phones, mais à une fron­tière his­to­rique, géo­gra­phique et confes­sion­nelle :  Le sud du Jura était plus proche de Berne dans ces trois para­mètres, et en par­ti­cu­lier le troi­sième : Il est pro­tes­tant – sauf Mou­tier qui avait voté pour Berne seule­ment avec une faible majo­ri­té – tan­dis que le nord est catholique. 

Et même si la reli­gion ne joue plus en poli­tique juras­sienne le même rôle qu’il y a un demi-siècle, cette fron­tière est res­tée pré­sente dans l’esprit des Juras­siens du nord et du sud, un peu comme entre les Alsa­ciens des deux côtés du « Landgraben… »

Dans une vota­tion à l’échelle fédé­rale en 1978, une écra­sante majo­ri­té du peuple suisse et l’ensemble des can­tons se sont expri­més en faveur de la créa­tion du can­ton du Jura dans la confi­gu­ra­tion issue du scru­tin de 1974. La majo­ri­té du peuple et des can­tons était requise car les can­tons sont énu­mé­rés dans la Consti­tu­tion fédé­rale dont chaque chan­ge­ment demande cette double majorité. 

C’était la pre­mière fois depuis la sépa­ra­tion de Bâle-Ville et Bâle-Cam­pagne en 1833 qu’un nou­veau can­ton avait rejoint la Confé­dé­ra­tion, et lui aus­si suite à une sépa­ra­tion… (voir plus loin).

Depuis la créa­tion du can­ton du Jura le 1er jan­vier 1979, Mou­tier se trou­vait entre deux chaises, et, étant don­né la faible majo­ri­té en faveur de Berne en 1974, la ville devint un point de ral­lie­ment pour tous les acti­vistes qui mili­taient pour un rat­ta­che­ment au nou­veau can­ton. En 1982, le conseil muni­ci­pal et le gou­ver­ne­ment local viraient du côté sépa­ra­tiste et le sont res­tés jusqu’à aujourd’hui.

En 1995, la com­mune voi­sine de Vel­le­rat pas­sa au can­ton du Jura grâce à un vote posi­tif de toute la Suisse, peuple et can­tons. Une Assem­blée inter­ju­ras­sienne, mise en place par la Confé­dé­ra­tion, sim­pli­fia ensuite cette pro­cé­dure de chan­ge­ment de can­ton pour les com­munes, ce qui ouvrait le che­min vers la vota­tion de 2017 et vers celle de ce dimanche. Étant don­né que la majo­ri­té de presque 400 voix en faveur du can­ton du Jura est plus claire que celle de 2017, on peut esti­mer que d’éventuels recours contre ce résul­tat n’auront pas de chance d’aboutir. Le can­ton du Jura pour­ra ain­si aug­men­ter sa popu­la­tion d’actuellement 77 000 habi­tants d’environ 10%.

Le gou­ver­ne­ment du can­ton de Berne – en cette année pré­si­dée par son membre juras­sien – a recon­nu le résul­tat du vote et décla­ré que la ques­tion juras­sienne était désor­mais close. Le par­le­ment ber­nois ain­si que celui de la Confé­dé­ra­tion devront encore enté­ri­ner ce résul­tat, mais il est peu pro­bable qu’il y ait une oppo­si­tion à la déci­sion claire des citoyens de Moutier. 

Une vota­tion popu­laire dans toute la Suisse comme en 1978 n’est pas requise car, le nombre de can­tons res­tant inchan­gé, il n’est dès lors pas néces­saire d’adapter la Consti­tu­tion fédé­rale. La pro­cé­dure dans les deux par­le­ments can­to­naux pren­dra tou­te­fois du temps ; il n’est donc pas encore pré­vi­sible à quel moment le chan­ge­ment de can­ton pour­ra prendre effet.

Il n’est pas non plus cer­tain que le scru­tin de Mou­tier ait réglé la ques­tion juras­sienne une fois pour toutes, comme l’a décla­ré le Gou­ver­ne­ment bernois.

Le vote en faveur du can­ton du Jura pour­rait encou­ra­ger l’ambition des sépa­ra­tistes dans le Jura ber­nois – qui n’existent pas seule­ment à Mou­tier – de réunir l’ensemble de cette région avec le can­ton du Jura pour for­mer un grand can­ton « du lac de Bienne jusqu’aux portes de France », comme le chante « La Rau­ra­cienne », l’hymne offi­ciel du can­ton du Jura, dont la Consti­tu­tion pré­voit expres­sé­ment la « réunion » du sud du Jura. Dans cette optique, la vote de dimanche 28 mars aura été le pre­mier pas vers ce but – affaire à suivre…


La sépa­ra­tion des deux Bâle en 1833 était d’ailleurs éga­le­ment une consé­quence de la répar­ti­tion du ter­ri­toire de son ancien Évê­ché en 1815 : le Can­ton de Bâle reçut de cet « héri­tage » une dou­zaine de com­munes à l’ouest et au sud de la ville que la France avait inté­grées en 1792 au Dépar­te­ment du Haut-Rhin. 

Comme pour Berne, cet héri­tage se révé­la être un cadeau empoi­son­né, car à peine vingt ans plus tard, ces com­munes deve­naient le noyau de la révolte des « cam­pa­gnards » contre la ville, ce qui entraî­na la sépa­ra­tion. Et comme dans le Jura, la confes­sion y joua un rôle : ces nou­velles com­munes étaient majo­ri­tai­re­ment catho­liques, tan­dis que Bâle était une ville pro­tes­tante. On peut donc dire que la sépa­ra­tion des deux Bâle était en quelque sorte le pré­cur­seur de celle du Jura, avec une avance de presque 150 ans… 

Les liens his­to­riques entre les deux Bâle et le can­ton du Jura s’expriment dans leurs armoi­ries qui montrent, cha­cun dans son genre, le « Bas­lers­tab », c’est-à-dire la crosse épis­co­pale de l’Évêché de Bâle. Celui-ci existe encore de nos jours, mais uni­que­ment comme uni­té ecclé­sias­tique dont le siège est à Soleure. La par­tie ger­ma­no­phone de l’ancien Jura ber­nois, la val­lée de Lau­fon, fait depuis 1994 par­tie du can­ton de Bâle-Cam­pagne, éga­le­ment après une série de vota­tions popu­laires, et consti­tue comme voi­sin direct du can­ton du Jura un lien impor­tant entre celui-ci et les deux Bâle qui coopèrent étroi­te­ment avec celui-ci dans de nom­breux domaines.

Hans-Jörg Renk