Il s’agit de notre atti­tude face au fas­cisme à l’heure du sou­ve­nir et du tra­vail de mémoire.

À quoi peut-on attri­buer l’attitude de chacun ?

1re partie

Une ancienne dac­ty­lo de 96 ans doit répondre devant la jus­tice du fait qu’elle a tra­vaillé à 18 ans dans le bureau du com­man­dant du camp de concen­tra­tion de Stut­thof, près de Dantzig.

Il y a beau­coup d’incompréhension et même d’indignation face au fait qu’une femme de cet âge doive encore répondre de ses actes devant un tri­bu­nal. Elle est déjà si âgée et en plus, qu’est-ce qu’une dac­ty­lo a pu faire de mal ?

Dans les dis­cus­sions sur les crimes com­mis pen­dant l’occupation dans de nom­breux pays voi­sins, dans les camps de tra­vail for­cé ou de concen­tra­tion, je constate régu­liè­re­ment que les Alle­mands com­mencent à cher­cher des excuses et des jus­ti­fi­ca­tions pour expli­quer pour­quoi le cou­pable n’aurait pas pu agir autrement.

Inver­se­ment, on ne demande presque jamais : qu’est-ce que les auteurs ont fait de leur plein gré, que ce soit par convic­tion ou pour des rai­sons de pou­voir ou de car­rière ? On ne se demande jamais non plus s’ils n’auraient pas pu fina­le­ment trou­ver une autre voie sans avoir à com­mettre d’atrocités. La réponse est simple : celui qui ne veut plus par­ti­ci­per va au front. Il est plus facile d’affronter un déte­nu sans défense que, par exemple, un sol­dat de l’Armée rouge armé d’une mitraillette.

Mais com­ment quelqu’un prend-il la déci­sion de tra­vailler dans un camp de concen­tra­tion, de par­ti­ci­per à des exé­cu­tions de masse dans un groupe d’intervention ?

À Dant­zig, tout le monde savait ce qu’était Stut­thof. Tout le monde était conscient qu’on était mena­cé de s’y retrou­ver si l’on ne s’exprimait pas ou même si l’on n’agissait pas dans le sens des nazis. On pou­vait même lit­té­ra­le­ment sen­tir, à l’odeur, que des gens étaient brû­lés en masse.

Beau­coup de ceux qui y tra­vaillaient en tant que civils étaient atti­rés par de bons salaires. Per­sonne n’était for­cé de tra­vailler dans un lieu d’une cruau­té inima­gi­nable et de meurtres de masse ; tous pou­vaient aus­si quit­ter le tra­vail s’ils se ren­daient compte de ce qui s’y passait.

Ceux qui y accep­taient un emploi avaient fait un choix conscient : se ran­ger du côté des tor­tion­naires, des sadiques et des tueurs de masse. En tant que dac­ty­lo, tout lui arri­vait sur la table, d’autant plus qu’elle écri­vait pour le com­man­dant. Il n’était même pas néces­saire d’avoir vu ce qui se pas­sait à proxi­mi­té. Il y avait la chambre à gaz, le cré­ma­toire, le che­min qui y menait depuis les baraques. Il y avait la fumée qui s’échappait de la che­mi­née, la ter­rible odeur de chair et d’os humains brû­lés. On ne pou­vait pas l’éviter sur des kilomètres.

Elle a donc déci­dé de tra­vailler là jusqu’au bout et a déci­dé de repar­tir quand elle a été obli­gée de consta­ter les crimes aux­quels elle avait participé.

Puis il y a un autre volet, celui des parties civiles.

Ceux qui ont dis­cu­té avec moi ne pensent jamais à cet aspect. Il n’existe pas pour eux.

Près de la moi­tié des déte­nus (comme au Stru­thof) n’ont pas sur­vé­cu à la fin de la guerre et à la libé­ra­tion. Ils sont morts, soit dans le camp de concen­tra­tion lui-même, soit lors des marches de la mort qui ont sui­vi. Un grand nombre d’entre eux sont éga­le­ment morts après la libé­ra­tion des suites de la dégra­da­tion de leur santé.

La plu­part d’entre eux n’ont pas pu témoi­gner parce qu’ils n’étaient plus en vie. Les assas­sins ont pu faire à temps ce qu’il fal­lait pour éli­mi­ner les témoins de leurs crimes.

Mais ceux qui sont encore en vie ont le droit d’évoquer leurs sou­ve­nirs devant un tri­bu­nal alle­mand. Même les angoisses endu­rées jour après jour, les coups quo­ti­diens, les trai­te­ments indignes. Ces sou­ve­nirs res­tent à vie.

Le droit de témoi­gner publi­que­ment devant un tri­bu­nal alle­mand leur serait reti­ré s’il n’y avait pas de procès.

Quel droit est le plus impor­tant ? Celui d’une femme qui ne veut plus être har­ce­lée en rai­son de son âge – ou le droit des sur­vi­vants d’un âge simi­laire qui veulent et doivent faire leurs décla­ra­tions avant leur mort ?

Le tri­bu­nal déci­de­ra et tien­dra cer­tai­ne­ment compte de l’âge. Ce n’est pas la sanc­tion qui compte, mais le dérou­le­ment de la procédure.

2e partie

J’ai tra­ver­sé de nom­breux lieux de meurtre, je ne me suis jamais per­mis de les évi­ter. Je devais savoir quels che­mins les per­sé­cu­tés et les déte­nus devaient emprun­ter. Je suis allé au Heu­berg, à Gra­fe­neck, à Simons­dorf, dans la forêt près de Wej­he­ro­wo, dans le ghet­to de Var­so­vie, à Buc­zyn, dans les ghet­tos de Lublin et de Cra­co­vie, à Maj­da­neck, à Ausch­witz, dans le ghet­to de Lodz, à Rzeszòw, Plas­zow, Vie­licz­ka, Flos­sen­burg, Buchen­wald, Izbi­ca, Ber­gen-Bel­sen, Stut­thof et Natz­wei­ler-Stru­thof ain­si que dans plu­sieurs camps exté­rieurs, notam­ment Urbès-Wes­ser­ling et Offen­burg. Les pires étaient les camps d’extermination de Sobi­bor, Kulm­hof, Belc­zek et Treblinka.

Je ne peux donc pas m’empêcher de me ran­ger du côté des déte­nus. Et c’est ce que j’exige de chaque membre de cette nation. Si le tra­vail de mémoire sur le fas­cisme avait réus­si, cha­cun devrait pen­ser et agir de la même manière.

Je me suis pro­cu­ré un juge­ment du tri­bu­nal de grande ins­tance de Mem­min­gen : celui qui, lors des exé­cu­tions, empê­chait que quelqu’un ne s’échappe tuait tout autant que celui qui appuyait sur la gâchette. Mais ils étaient punis différemment.

Bien sûr, il y a une grande marge entre la machine à écrire et la mitrailleuse ou la chambre à gaz.

Mais ce qui compte, c’est pré­ci­sé­ment le dépas­se­ment de cette limite : col­la­bo­rer sciem­ment et volon­tai­re­ment à une machine à tuer. Chaque « rouage » était néces­saire à son fonctionnement.

Voir et res­pec­ter cette limite doit être la base de l’étude des crimes, de l’enseignement à l’école et lors  de publication.

Ce n’est que lorsque nous aurons appris à regar­der l’histoire avec les yeux des déte­nus, des oppri­més et des per­sé­cu­tés que nous aurons vrai­ment vain­cu le fascisme.

Offen­burg, le 4 mars 2022.

Hans-Peter Goer­gens ; Sper­ling­weg 30 D 77654 Offen­burg-Ram­mers­weier ; né le 4 mars 1944 à Alt­weich­sel près de Dantzig.