Gior­gia Melo­ni (à gauche) accueillie par la pré­si­dente du Par­le­ment euro­péen, la Mal­taise Rober­ta Met­so­la (Par­ti popu­laire euro­péen, PPE), à Bruxelles, le 3 novembre 2022. Vale­ria Mongelli/AFP

Au Par­le­ment euro­péen de Stras­bourg, comme à Bruxelles, l’ex­trême-droite entre­tient des rap­ports ambi­va­lents entre ses propres diverses décli­nai­sons natio­nales, et les groupes poli­tiques consti­tués et repré­sen­tés au niveau européen.

A mesure que les cou­rants d’extrême droite trustent tou­jours davan­tage l’échiquier poli­tique natio­nal et euro­péen, les par­tis cen­sé­ment modé­rés, et garants du modèle par­le­men­taire démo­cra­tique, modi­fient leur posi­tion­ne­ment res­pec­tifs à l’en­droit de cette fra­trie par­le­men­taire avec laquelle il s’a­git de com­po­ser dans l’embarras, et qui n’a que mépris pour les ins­ti­tu­tions bruxelloises. 

Ce fut notam­ment le cas s’agissant du par­ti hon­grois Fidesz de Vik­tor Orban, éjec­té (tar­di­ve­ment) en 2021 du PPE (par­ti popu­laire euro­péen) de ten­dance chré­tienne-démo­crate, après en avoir fait par­tie inté­grante 17 années durant…

Les polo­nais de « Droit et Jus­tice » dirigent quant à eux le groupe poli­tique des « Conser­va­teurs et Réfor­mistes euro­péens » (CRE), qua­trième force par­le­men­taire euro­péenne, au sein de laquelle on retrouve éga­le­ment les « Démo­crates de Suède », les « Frères d’Italie » et le par­ti espa­gnol « Vox ».

Dans cet article copu­blié avec notre confrère The conver­sa­tion, Chris­tin Tonne, cher­cheuse affi­liée au Centre Albert Hir­sch­man sur la démo­cra­tie de l’Ins­ti­tut uni­ver­si­taire de Genève, revient ici plus en détail sur les rap­ports anta­go­nistes, et éven­tuel­le­ment coopé­rants, entre les forces natio­na­listes et/ou post-fas­cistes pré­sentes à Stras­bourg et Bruxelles, et les for­ma­tions poli­tiques libé­rales ou sociales-démocrates. 

Plu­sieurs pays de l’Union euro­péenne sont actuel­le­ment gou­ver­nés par des par­tis poli­tiques d’extrême droite.

En Hon­grie, le par­ti Fidesz du pre­mier ministre Vik­tor Orban déman­tèle pro­gres­si­ve­ment les pro­tec­tions consti­tu­tion­nelles de l’État de droit et des ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques du pays. La Pologne, sous la hou­lette du par­ti Droit et Jus­tice au pou­voir, a mon­tré des ten­dances tout aus­si inquié­tantes. Plus récem­ment, Gior­gia Melo­ni et le par­ti Frères d’Italie viennent de rem­por­ter les élec­tions légis­la­tives ita­liennes de sep­tembre 2022 et ont for­mé une coa­li­tion gou­ver­ne­men­tale avec le par­ti d’extrême droite Lega de Mat­teo Sal­vi­ni et le par­ti For­za Ita­lia de Sil­vio Ber­lus­co­ni. En Suède, le gou­ver­ne­ment mino­ri­taire nou­vel­le­ment élu dépend du sou­tien des Démo­crates de Suède, un par­ti d’extrême droite.

Les par­tis d’extrême droite sont pré­sents sur la scène poli­tique euro­péenne depuis long­temps, mais les par­tis libé­raux et démo­crates peinent tou­jours à éla­bo­rer une ligne de conduite claire à leur égard.

Le Par­le­ment euro­péen est un lieu appro­prié pour obser­ver les dilemmes aux­quels les par­tis tra­di­tion­nels sont confron­tés face aux par­tis d’extrême droite. En par­ti­cu­lier lorsque ces der­niers ont été élus démo­cra­ti­que­ment et font par­tie d’une ins­ti­tu­tion démo­cra­tique telle qu’un Par­le­ment supra­na­tio­nal. Rap­pe­lons que le Par­le­ment euro­péen, seul organe direc­te­ment élu de l’UE, accueille 705 membres élus, issus de 206 par­tis poli­tiques natio­naux. La plu­part d’entre eux se ras­semblent dans dif­fé­rents groupes poli­tiques par­ta­geant des idéo­lo­gies simi­laires. L’extrême droite est pré­sente dans plu­sieurs de ces groupes, ce qui montre à quel point elle est deve­nue par­tie inté­grante du système.

Des partis présents dans plusieurs groupes au Parlement européen

En 2015, Marine Le Pen et son Ras­sem­ble­ment natio­nal ont réus­si à créer leur propre groupe poli­tique d’extrême droite et se sont asso­ciés à Mat­teo Sal­vi­ni et sa Lega. Aujourd’hui, ce groupe au Par­le­ment euro­péen s’appelle Iden­ti­té et démo­cra­tie (ID). Il consti­tue le cin­quième groupe poli­tique le plus impor­tant (sur sept). Par­mi les autres par­tis qui y siègent, citons Alter­na­tive pour l’Allemagne (AFD) en Alle­magne, le Par­ti de la liber­té (FPO) en Autriche, l’Intérêt fla­mand (Vlaams Belang) en Bel­gique et le Par­ti popu­laire danois.

Bien qu’elles aient été jusqu’ici des acteurs plu­tôt pas­sifs au sein des com­mis­sions du Par­le­ment euro­péen, ces for­ma­tions dis­posent d’une influence réelle au plus haut niveau. Au sein de la Confé­rence des pré­si­dents, chaque groupe poli­tique dis­pose d’une voix, quelle que soit sa taille. Si les grands groupes tels que les chré­tiens-démo­crates et les sociaux-démo­crates ne par­viennent pas à un consen­sus, ils peuvent par­fois avoir besoin du sou­tien de l’extrême droite pour obte­nir une majorité.

Le par­ti polo­nais Droit et Jus­tice dirige éga­le­ment un groupe poli­tique, connu sous le nom de Conser­va­teurs et Réfor­mistes euro­péens (CRE). Ce groupe, qui com­prend éga­le­ment, par­mi ses membres les plus notables, les Démo­crates de Suède, les Frères d’Italie et le par­ti espa­gnol Vox, repré­sente la qua­trième force au Par­le­ment euro­péen.

En revanche, le par­ti hon­grois Fidesz a fait par­tie de 2004 et jusqu’en 2021 du plus grand groupe poli­tique, celui des chré­tiens-démo­crates (Par­ti popu­laire euro­péen, PPE). Vik­tor Orban a long­temps été pro­té­gé par des res­pon­sables poli­tiques puis­sants tels que l’ancienne chan­ce­lière alle­mande Ange­la Mer­kel et l’ancien pré­sident du Conseil euro­péen Donald Tusk. Le Fidesz a tou­te­fois quit­té le PPE au début de l’année 2021, lorsque les pres­sions internes liées à la remise en cause de l’État de droit en Hon­grie sont deve­nues trop fortes pour jus­ti­fier son appar­te­nance. Aujourd’hui, ses membres n’appartiennent à aucun groupe poli­tique au Par­le­ment euro­péen, ce qui les prive de pou­voir poli­tique et de visibilité.

Répar­ti­tion des sièges au Par­le­ment euro­péen (17 Octo­ber 2022). europarl.europa.eu

Leur sta­tut au sein des groupes poli­tiques du Par­le­ment euro­péen a per­mis aux par­tis d’extrême droite non seule­ment de gagner en visi­bi­li­té et en pou­voir, mais aus­si de récol­ter d’importants béné­fices finan­ciers. En 2017, Marine Le Pen a été accu­sée d’avoir embau­ché de « faux assis­tants », et en avril de cette année, elle-même et d’autres membres de son par­ti ont été accu­sés d’avoir détour­né 620 000 euros de fonds euro­péens.

En jan­vier, Mor­ten Mes­ser­sch­midt, du Par­ti popu­laire danois, a été condam­né pour avoir uti­li­sé des fonds euro­péens pour une cam­pagne poli­tique au Dane­mark. Grâce aux res­sources euro­péennes, de nom­breux par­tis d’extrême droite ont pu croître et étendre leur influence dans leur pays tout en s’attaquant au pro­jet européen.

Un cordon sanitaire peu étanche

Les groupes poli­tiques tra­di­tion­nels du Par­le­ment euro­péen, notam­ment les chré­tiens-démo­crates, les sociaux-démo­crates, les libé­raux et les Verts, ont depuis long­temps conclu un accord infor­mel connu sous le nom de « cor­don sani­taire » qui empêche les membres de l’extrême droite d’obtenir des postes clés au Parlement.

Les sociaux-démo­crates et les Verts ont cha­cun adop­té des poli­tiques propres de non-coopé­ra­tion avec l’extrême droite. Les sociaux-démo­crates ont pour prin­cipe for­mel de ne pas coopé­rer avec le groupe Iden­ti­té et Démo­cra­tie de Marine Le Pen. Les Verts ont une poli­tique simi­laire, mais un peu plus souple : leurs membres peuvent voter en faveur de pro­po­si­tions légis­la­tives pré­sen­tées par Iden­ti­té et Démo­cra­tie si le conte­nu est jugé de nature tech­nique. Les Verts laissent éga­le­ment la ques­tion de la défi­ni­tion de l’appartenance à l’extrême droite assez ouverte. Ain­si, leurs membres peuvent choi­sir s’ils sou­haitent ou non boy­cot­ter cer­tains par­tis membres d’autres groupes au Par­le­ment euro­péen, comme Droit et Jus­tice ou Frères d’Italie, membres du groupe CRE. Le cor­don sani­taire est donc poreux et dépen­dant du contexte.

En outre, comme les chré­tiens-démo­crates ont réus­si à pro­té­ger le Fidesz de toute pres­sion poli­tique, il a long­temps été épar­gné par les mesures du « cor­don sani­taire ». Cela a chan­gé en sep­tembre 2018, lorsque le Par­le­ment euro­péen a lan­cé une pro­cé­dure de sanc­tions for­melles, en ver­tu de l’article 7 du Trai­té sur l’Union euro­péenne, en rai­son de pré­oc­cu­pa­tions liées au recul démo­cra­tique de la Hon­grie. La plu­part des chré­tiens-démo­crates ont alors voté en faveur de la réso­lu­tion. Après que le PPE a modi­fié ses règles internes pour per­mettre l’expulsion d’un par­ti entier, Fidesz a choi­si de le quit­ter, début 2021.

Ces exemples démontrent la com­plexi­té et l’ambiguïté inhé­rentes à la pré­sence de l’extrême droite au Par­le­ment euro­péen. Ils mettent éga­le­ment en lumière les cir­cons­tances dans les­quelles les par­tis tra­di­tion­nels – mal­gré leurs convic­tions – peuvent sou­te­nir l’extrême droite.

Les affaires courantes continuent

Après la vic­toire des Frères d’Italie à l’intérieur du pays, peu de choses ont chan­gé au Par­le­ment euro­péen. Au sein des chré­tiens-démo­crates, il y a eu des appels à ban­nir For­za Ita­lia du groupe PPE si ce par­ti conti­nuait, sur le plan domes­tique, à sou­te­nir Gior­gia Melo­ni, mais cela ne s’est pas encore produit.

Man­fred Weber, le chef du PPE, a sou­te­nu For­za Ita­lia lors des élec­tions ita­liennes et, bien qu’il ait été for­te­ment cri­ti­qué pour cela, cet épi­sode fut une illus­tra­tion sup­plé­men­taire de la façon dont les par­tis tra­di­tion­nels peuvent direc­te­ment ou indi­rec­te­ment sou­te­nir les par­tis d’extrême droite.

Des spé­cu­la­tions ont été faites sur une pos­sible fusion entre d’une part ECR (de Droit et Jus­tice et des Frères d’Italie) et d’autre part ID (du Ras­sem­ble­ment natio­nal et de la Lega). En termes de puis­sance numé­rique, cela chan­ge­rait la donne poli­tique au Par­le­ment euro­péen – com­bi­nés, ces deux groupes devien­draient la troi­sième force la plus impor­tante der­rière les chré­tiens-démo­crates et les sociaux-démo­crates. Pour­tant, une fusion est peu pro­bable étant don­né leurs posi­tions diver­gentes concer­nant l’invasion de l’Ukraine par la Rus­sie. ECR sou­tient les sanc­tions contre la Rus­sie, alors que la majo­ri­té d’ID s’y est oppo­sée. Il y a au moins une ques­tion sur laquelle les Frères d’Italie et la Lega sont d’accord : tous deux ont voté contre une réso­lu­tion du Par­le­ment euro­péen décla­rant que la Hon­grie ne consti­tue plus une démocratie.

Com­pli­ca­tion sup­plé­men­taire : le cycle élec­to­ral du Par­le­ment euro­péen n’est pas ali­gné sur les élec­tions natio­nales. Même si Melo­ni a gagné au niveau natio­nal, cela ne change pas la repré­sen­ta­tion numé­rique des Frères d’Italie au Par­le­ment euro­péen, et les pro­chaines élec­tions euro­péennes n’auront pas lieu avant mai 2024. Mais une plus grande influence de l’extrême droite pour­rait se faire sen­tir au Conseil, où le Fidesz et Droit et Jus­tice ont déjà réus­si à blo­quer plu­sieurs déci­sions impor­tantes, comme le bud­get de l’UE…

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