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Le dépu­té du Haut-Rhin Bru­no Fuchs accu­sant ses adver­saires d’utiliser des méthodes proches de celles ayant conduit à l’at­ten­tat isla­miste contre Samuel Paty, avant de s’excuser. Son col­lègue LFI Auré­lien Sain­toul (LFI-Nupes) qua­li­fiant Oli­vier Dus­sopt (ministre du Tra­vail) d’ « impos­teur » et d’ « assas­sin ». Le dépu­té (LFI-Nupes) Tho­mas Portes fou­lant un bal­lon à l’ef­fi­gie d’O­li­vier Dus­sopt, et exclut pour cela pen­dant 15 jours de l’As­sem­blée natio­nale, en ver­tu d’un règle­ment interne qui ne s’ap­plique d’ailleurs pas à l’ex­té­rieur de l’en­ceinte où le dépu­té se trouvait… 

Les esprits s’échauffent, et dérai­sonnent volon­tiers, à l’oc­ca­sion de l’exa­men de la réforme des retraites inté­grée au pro­jet de loi de finan­ce­ment rec­ti­fi­ca­tive de la Sécu­ri­té sociale (PLFRSS).

Sans consi­dé­rer la pre­mière aber­ra­tion consti­tuée par la tac­tique choi­sie par le gou­ver­ne­ment de construire une réforme struc­tu­relle d’ampleur, sur le fon­de­ment d’un cava­lier légis­la­tif, et son effet cou­pe­ret coro­laire sur la durée, la qua­li­té et la sin­cé­ri­té des débats par­le­men­taires (ce qui pour­rait se tra­duire par une cen­sure de la part du Conseil consti­tu­tion­nel), les moyens de dis­qua­li­fi­ca­tion de l’ad­ver­saire poli­tique abondent en tous sens ces der­niers jours. 

La chose n’est certes pas nou­velle en matière poli­tique. Pour autant, dix sanc­tions à l’en­contre de dépu­tés depuis le début de la légis­la­ture, en disent long sur l’é­tat du débat public en géné­ral, et par­le­men­taire en particulier… 

Cédric Pas­sard, Maître de confé­rences en science poli­tique, à Sciences Po Lille revient pré­ci­sé­ment ci-des­sous sur la pra­tique de l’in­sulte en poli­tique depuis la Troi­sième République. 

La France, terre d’in­vec­tives ? S’il est assez cocasse d’observer que les der­nières élec­tions pré­si­den­tielles avaient été com­pa­rées par cer­tains com­men­ta­teurs amé­ri­cains à un concours d’« insultes rabe­lai­siennes », on peut légi­ti­me­ment se deman­der ce que nos com­pa­triotes peuvent pen­ser de leurs dépu­tés : insultes, inti­mi­da­tions, pro­pos inju­rieux… Les élus de la Nation semblent s’en don­ner à coeur joie durant les très hou­leux débats sur le pro­jet de réforme des retraites.

De fait, quand elles ne conduisent pas sim­ple­ment à déplo­rer le sup­po­sé « ensau­va­ge­ment » du lan­gage poli­tique, ces paroles vin­di­ca­tives ali­mentent très régu­liè­re­ment les dis­cus­sions sur l’éventuelle dé-civi­li­sa­tion des mœurs poli­tiques. Pour­tant, un rapide détour his­to­rique montre que cela n’est guère nouveau.

Un duel langagier qui ne date pas d’aujourd’hui

Pour ne citer qu’un exemple, la Gazette de France du 11 août 1884 recense dans l’article « Le par­le­men­ta­risme répu­bli­cain » quelques épi­thètes que les par­le­men­taires s’adressent entre eux :

« pleutres, valets de la plou­to­cra­tie, faillis, ban­que­rou­tiers, fli­bus­tiers, ramas­sis de drôles, fri­pouilles, salauds, salo­piaux, tas de ver­mines, asti­cots, punaises minis­té­rielles, rosses, cré­tins, tas de mufles, pieds plats, vidés, gueu­lards, plats-valets, bara­goui­neurs, pois­sards, infirmiers »

Sous la Troi­sième Répu­blique, l’échange de noms d’oiseaux est ain­si par­ti­cu­liè­re­ment répan­du et est pra­ti­qué à la manière d’une escrime lan­ga­gière qui se règle sou­vent à coups d’épées – ou de pis­to­lets – réels. Rap­pe­lons que le der­nier duel eut lieu en 1967 entre le maire de Mar­seille Gas­ton Def­ferre et le gaul­liste René Ribière.

Les acteurs poli­tiques de l’époque n’hésitent pas alors à manier l’insulte comme une arme ; cer­tains, à l’instar d’Henri Roche­fort, Alfred Gérault-Richard, Édouard Dru­mont… entre autres, appa­raissent même comme des véri­tables pro­fes­sion­nels en la matière.

Des injures qui accompagnent la nouvelle donne démocratique

Cette confi­gu­ra­tion his­to­rique est mar­quée par la domes­ti­ca­tion des anciennes formes émeu­tières d’action, avec la fin des bar­ri­cades et l’apprentissage des règles d’un jeu élec­to­ral pacifié.

Le vote ou le fusil (référence), 1848
Le vote ou le fusil (réfé­rence), 1848 : cette image illustre le tour­nant pris à la fin du XIXᵉ siècle vers plus de débat démo­cra­tique et moins d’affrontements avec la popu­la­tion. Louis Marie Bos­re­don (1815–1881)/Wikimedia

Les injures accom­pagnent alors cette nou­velle donne démo­cra­tique où la bataille des mots endosse un carac­tère déter­mi­nant dans le com­bat poli­tique, peut garan­tir ou com­pro­mettre des car­rières politiques.

A cette époque, les qua­li­tés d’éloquence sont par­ti­cu­liè­re­ment valo­ri­sées pour les hommes poli­tiques, c’est le temps des grands ora­teurs (Gam­bet­ta, Cle­men­ceau…) et ce n’est pas un hasard si les avo­cats sont sur­re­pré­sen­tés à la Chambre (entre 1880 et 1914, on compte entre 25 et 40 % de dépu­tés qui sont avo­cats) et au gou­ver­ne­ment (en moyenne un tiers des membres du gouvernement).

Séance scandaleuse à la Chambre des députés, 1898
Séance scan­da­leuse à la Chambre des dépu­tés, 1898, Le Petit Jour­nal, sup­plé­ment illus­tré, n° 377, 6 février 1898. Hen­ri Meyer (1841–1899)/Wikimedia

Les insultes sont loin d’être pour autant com­plè­te­ment accep­tées dans la mesure où elles contrastent avec la rete­nue et le calme que les répu­bli­cains modé­rés entendent alors impo­ser à leurs dis­cours et aux mani­fes­ta­tions d’émotions, car ils les conçoivent comme des gages d’une « éthique du res­pect civique et du débat démocratique ».

Léon Gam­bet­ta, Jules Fer­ry, Jean Jau­rès, Aris­tide Briand, Léon Blum… qui ont été pour­tant vio­lem­ment insul­tés, refu­saient donc géné­ra­le­ment de rétor­quer sur le même plan.

Les règles du champ poli­tique qui se sont mises pro­gres­si­ve­ment en place ont ain­si impo­sé à ses membres le res­pect d’un cer­tain nombre de codes for­mels, de normes de bien­séance et, en par­ti­cu­lier, d’un « ordre du dis­cours », enten­du au sens de Michel Fou­cault comme un ensemble de pro­cé­dures de contrôle et de res­tric­tion des énon­cés qui défi­nissent ce qui est dicible dans cet espace.

Jean Jau­rès (1859–1914), à la tri­bune de la Chambre des dépu­tés. Jean Veber, 1903, Musée Car­na­va­let. Musée Car­na­va­let

Dans ce cadre, et dès lors, du moins qu’elle est publique, l’injure, qui reste d’ailleurs répri­mée par la loi sur la presse de 1881, consti­tue une forme de trans­gres­sion, un man­que­ment aux normes du bien-dire politique.

L’arme des outsiders

Si lorsqu’elle est jugée peu grave, elle demeure alors rela­ti­ve­ment tolé­rée, s’intégrant dans des joutes ver­bales ritua­li­sées, comme on l’observe même dans l’enceinte feu­trée de la Chambre des dépu­tés, cer­taines insultes sont beau­coup moins bien admises et appellent sanc­tion ou réparation.

Par exemple, les mots de « lâche » et de « men­teur », rela­ti­ve­ment accep­tables aujourd’hui, ont pu être consi­dé­rés, à cette époque, comme les plus offen­sants, sus­ci­tant de vives réac­tions, notam­ment lorsqu’ils sont pro­fé­rés dans l’assemblée parlementaire.

Si ces insultes peuvent être pro­duites sous l’effet de la colère, de l’émotion non maî­tri­sée, elles peuvent être aus­si le résul­tat d’un cal­cul poli­tique, repré­sen­ter une res­source com­pen­sa­toire, per­met­tant à des acteurs, dépos­sé­dés de moyens plus légi­times, de se rendre ne serait-ce qu’audibles dans le champ politique.

Caricature du polémiste et essayiste Henri Rochefort
Cari­ca­ture du polé­miste et essayiste Hen­ri Roche­fort, 1903. Fré­dé­ric Régamey/Wikimedia, CC BY

L’insulte appa­raît ain­si clas­si­que­ment comme l’arme des out­si­ders poli­tiques. Quand elle n’est pas une simple bévue ou un réflexe épi­der­mique, elle peut en effet rem­plir une visée tac­tique et s’insérer dans une véri­table stra­té­gie de scandalisation.

Lorsqu’il fait cam­pagne en 1885, le pam­phlé­taire Hen­ri Roche­fort, fon­da­teur de L’Intransigeant, jour­nal socia­liste qui évo­lua pro­gres­si­ve­ment vers le bou­lan­gisme, le natio­na­lisme et l’antisémitisme, reven­dique ain­si dans un entre­tien pour Le Matin, (3 octobre 1885), sa volon­té de mettre à mal le théâtre poli­tique et les règles du jeu posées par les établis :

« Le Palais-Bour­bon s’était trans­for­mé en un hos­pice de la vieillesse, où tout le monde dort ; or, mon devoir est de réveiller les pen­sion­naires de cette suc­cur­sale de Sainte-Périne. […]. Et quand, au Palais Bour­bon, on s’adressera à Fer­ry, il n’y aura plus de “M. le pré­sident du Conseil” gros comme le bras, on ira sous son nez, on lui secoue­ra sa bride et on pour­ra l’appeler “assas­sin”. Les ridi­cules for­mules par­le­men­taires auront vécu. »

L’insulte se pré­sente ici contre une prise de parole alter­na­tive à la logo­ma­chie des tri­bunes offi­cielles, affran­chie des conve­nances aca­dé­miques et bour­geoises, car sur­gie des pro­fon­deurs de la vie sociale.

Elle per­met d’incarner la pos­ture de l’indiscipliné, du révol­té, d’endosser un « ethos de rup­ture », mais aus­si de s’ériger en porte-voix du « vrai » peuple réduit au silence dans les assem­blées. L’illégitimité séman­tique est para­doxa­le­ment bran­die comme un moyen de légi­ti­ma­tion. Elle témoigne aus­si du refus du cadre légal théo­ri­que­ment conçu pour per­mettre le bon dérou­le­ment de l’affrontement politique.

L’insulte comme autopromotion

His­to­ri­que­ment, de nom­breuses entre­prises par­ti­sanes – bou­lan­gistes, com­mu­nistes, pou­ja­distes… – joue­ront ain­si de leur sta­tut d’outsiders en reven­di­quant leur franc-par­ler comme l’expression d’une parole de la rue, d’un dire vrai, d’un lan­gage direct et sans fioritures.

Fidèle à toute une tra­di­tion pam­phlé­taire d’extrême droite, Jean‑Marie Le Pen était pas­sé maître dans l’association de jeux de mots et de l’injure. Ses « déra­pages », plus ou moins contrô­lés ont contri­bué à lui don­ner une plus grande visi­bi­li­té dans le champ poli­tique, à le mettre au cœur des débats, tout en lui per­met­tant de se sai­sir des réac­tions d’indignation pour fus­ti­ger le « poli­ti­que­ment cor­rect » et la langue de bois tech­no­cra­ti­sée des élites politiques.

Si l’insulte est donc un « genre » poli­tique ancien, ce qui est mar­quant aujourd’hui est qu’elle n’est plus le propre d’outsiders poli­tiques, comme l’illustre tout par­ti­cu­liè­re­ment le cas de Donald Trump qui, même une fois élu, a conti­nué de culti­ver son image antisystème.

Les façons de faire de la poli­tique ont chan­gé sous l’effet de la média­ti­sa­tion accrue et de l’individualisation du champ poli­tique qui mettent en avant la sin­gu­la­ri­té plus que l’exemplarité ou la repré­sen­ta­ti­vi­té, et qui valo­risent une cer­taine exhi­bi­tion des sen­ti­ments plus que la rete­nue émotionnelle.

Dans ce cadre, les acteurs poli­tiques sont davan­tage por­tés à assu­mer des écarts, notam­ment de lan­gage, par rap­port au rôle ins­ti­tu­tion­nel et donc à jouer la trans­gres­sion des règles d’un jeu poli­tique jugé trop policé.

Démons­tra­tion de force, voire de viri­li­té, l’offense verbale

« ne sert pas seule­ment à humi­lier l’insulté, mais aus­si à valo­ri­ser l’insulteur. […] En fus­ti­geant un “imbé­cile”, [celui-ci] se hisse au-des­sus de la médio­cri­té de la pen­sée qu’il prête à son contra­dic­teur. L’injure poli­tique est ain­si très sou­vent une injure de supé­rio­ri­té et, tou­jours, une forme éla­bo­rée d’autopromotion ».

Par ailleurs, les médias sociaux ont éga­le­ment trans­for­mé les manières d’intervenir en poli­tique et recon­fi­gu­ré les fron­tières entre public et pri­vé ; des insultes qui res­taient par­fois en « off » autre­fois se retrouvent aujourd’hui ren­dues publiques et lar­ge­ment diffusées.

Si Vic­tor Hugo notait dans ses car­nets per­son­nels des for­mules tran­chantes qu’il ne pro­non­ce­ra jamais à la tri­bune, on se « clashe » désor­mais plus faci­le­ment à coups de tweets.

Un fort enjeu politique

Il faut tou­te­fois rap­pe­ler que l’interprétation de l’insulte et sur­tout la « label­li­sa­tion » d’une parole comme telle sont elles-mêmes un fort enjeu poli­tique, car, comme le rap­pe­lait Pierre Bour­dieu, l’insulte pré­sente un pou­voir performatif :

« [Elle] appar­tient à la classe des actes d’institution ou de des­ti­tu­tion plus ou moins fon­dés socia­le­ment, par les­quels un indi­vi­du, agis­sant en son propre nom ou au nom d’un groupe plus ou moins impor­tant numé­ri­que­ment et socia­le­ment, signi­fie à quelqu’un qu’il a telle ou telle pro­prié­té, lui signi­fiant du même coup d’avoir à se com­por­ter en confor­mi­té avec l’essence sociale qui lui est ain­si assignée. »

Or, des énon­cés dis­cré­di­tants (« sta­li­nien », « fas­ciste », « isla­mo-gau­chiste », « isla­mo­phobe »…) sont géné­ra­le­ment pré­sen­tés par ceux qui les émettent comme sim­ple­ment consta­ta­tifs alors qu’ils peuvent être – reçus comme – des injures (même s’ils sont tou­jours sus­cep­tibles d’être revendiqués).

En ce sens, l’insulte n’existe pas en soi, mais elle est au cœur d’une bataille sym­bo­lique, d’une lutte de clas­se­ments qui fait entrer cer­taines qua­li­fi­ca­tions (et pas d’autres…) dans un registre moral dépré­cié, condui­sant à dénon­cer une faute, à dési­gner (et stig­ma­ti­ser) cer­tains comme des insul­teurs et per­met­tant à d’autres de se pré­sen­ter comme des insul­tés, ce qui n’est bien sûr pas poli­ti­que­ment neutre.

Cet article a été ori­gi­nel­le­ment publié par nos confrères de The Conver­sa­tion sous licence Crea­tive Com­mons.