Mani­fes­ta­tion à Paris le 31 jan­vier 2023. Un renou­veau par la jeu­nesse et un réper­toire d’ac­tion plus agi­tées peuvent-ils don­ner de l’am­pleur au mou­ve­ment ? Jeanne Menjoulet/Fickr, CC BY-NC-ND

Alors que le débat sur la réforme des retraites a tour­né court à l’As­sem­blée natio­nale, que des frac­tures stra­té­giques sont appa­rues dans les par­tis de gauche quant à déter­mi­ner les moyens de frei­ner le rou­leau com­pres­seur gou­ver­ne­men­tal, les syn­di­cats, qui n’at­tendent plus grand chose des par­tis poli­tiques d’op­po­si­tion à Emma­nuel Macron, veulent en revanche croire à un blo­cage du pays, à défaut d’ap­pe­ler à une grève géné­rale, lors de la jour­née d’ac­tion pré­vue le 7 mars. 

Pour­tant, il semble bien que l’o­pi­nion publique y soit prête, à en croire un son­dage Odoxa, Le Figa­ro, Back­bone publié le 17 février :

Domi­nique Andol­fat­to, Pro­fes­seur des Uni­ver­si­tés en science poli­tique, à l’U­ni­ver­si­té de Bour­gogne s’in­ter­roge ci-des­sous sur le rôle et l’im­pact des syn­di­cats au sein de la popu­la­tion, les limites struc­tu­relles aux­quelles ils se heurtent, et leurs moyens de peser face à un pou­voir poli­tique mani­fes­te­ment réso­lu à s’imposer. 

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Le qua­trième acte de la mobi­li­sa­tion contre la réforme des retraites – le 11 février 2023 – a mon­tré que celle-ci reste forte et conti­nue à béné­fi­cier d’un large sou­tien popu­laire. Le nombre de mani­fes­tants est même remon­té à près d’un mil­lion d’après les chiffres du minis­tère de l’Intérieur.

En nombre de par­ti­ci­pants, ce mou­ve­ment est donc au niveau de des plus grandes mobi­li­sa­tions sociales depuis une tren­taine d’années. Le 31 jan­vier 2023 a même consti­tué un record avec près de 1,3 mil­lion de mani­fes­tants (dépas­sant la mani­fes­ta­tion du 12 octobre 2010, contre une pré­cé­dente réforme des retraites, sous Nico­las Sar­ko­zy, qui avait réuni plus de 1,2 mil­lion de mani­fes­tants.

Cepen­dant, en dépit de la sor­tie de la crise sani­taire ou de l’augmentation du nombre de sala­riés, le niveau de mobi­li­sa­tion ne pro­gresse pas sensiblement.

Certes, les syn­di­cats font un impor­tant tra­vail de com­mu­ni­ca­tion – très uni­taire –, d’organisation et d’encadrement paci­fique des mani­fes­ta­tions. Un mil­lion de per­sonnes dans les rues c’est éga­le­ment au moins un tiers de plus que lors du pré­cé­dent mou­ve­ment contre la réforme sys­té­mique des retraites, en 2019–2020, fina­le­ment abandonnée.

S’inscrire dans l’histoire sociale

De ce point de vue, l’implication effec­tive de la CFDT – au contraire de ce qui s’est pas­sé en 2019 – et une uni­té syn­di­cale sans faille ont per­mis de faire la dif­fé­rence. Mais il faut comp­ter aus­si avec un mécon­ten­te­ment social latent, en lien avec l’inflation et le sur­en­ché­ris­se­ment des prix de l’énergie et de l’alimentation, qui n’est pas néces­sai­re­ment enca­dré par les syn­di­cats, cer­tains mani­fes­tants pré­fé­rant même défi­ler sous aucune ban­nière syn­di­cale. Mal­gré cette réus­site, avec plus de 2 mil­lions de syn­di­qués reven­di­qués par les diverses orga­ni­sa­tions, il reste du poten­tiel pour confé­rer une dimen­sion his­to­rique à la contestation.

C’est sans doute le choix d’un réper­toire d’action – selon le terme du socio­logue Charles Tilly – trop clas­sique ou trop bien enca­dré, qu’il faut inter­ro­ger : celui de la mani­fes­ta­tion de rue, lors d’une jour­née, en semaine ou le week-end.

Mais peut-il en être autre­ment ? On voit aus­si que, contrai­re­ment au cal­cul fait pour mobi­li­ser davan­tage de gens du pri­vé, le choix du same­di ne fonc­tionne pas plus qu’un jour de semaine (voire moins).

Si cer­tains sala­riés du pri­vé sont bien pré­sents dans les cor­tèges, et sans doute en plus grand nombre que d’habitude (au vu de taux de gré­vistes plu­tôt en recul dans les ser­vices publics), ils res­tent encore minoritaires.

Ain­si, la stra­té­gie pri­vi­lé­giée par les syn­di­cats depuis plu­sieurs années, soit des mani­fes­ta­tions paci­fiques, fon­dées sur le « nombre », mal­gré des suc­cès pas­sés, ne suf­fit pas – pour le moment – pour tran­cher le désac­cord social sur la réforme des retraites. Dès lors que faire ?

Durcir le mouvement ?

Les syn­di­cats hésitent entre conti­nuer à mani­fes­ter ou faire grève. Cer­tains se disaient favo­rables à ce « dur­cis­se­ment » depuis le début, notam­ment des fédé­ra­tions de la CGT – che­mi­nots, éner­gie, chi­mistes (dont les raf­fi­neurs)… – mais aus­si l’Union syn­di­cale Soli­daires (qui ras­semble les syn­di­cats SUD), connues pour son radi­ca­lisme et une type de syn­di­ca­lisme « à l’ancienne », fon­dé sur le mili­tan­tisme et, sou­vent, le conflit ouvert.

Mais que signi­fie le mot « dur­cis­se­ment » ? Il est cen­sé illus­trer une gra­da­tion dans l’action col­lec­tive. https://www.youtube.com/embed/Py9sFED91js?wmode=transparent&start=0 Mani­fes­ta­tion contre un plan social à Air France, le DRH avait été pris à par­tie phy­si­que­ment par les mili­tants, 2015, BFM TV.

Celle-ci ne consis­te­ra plus seule­ment en des défi­lés paci­fiques et inter­mit­tents – cer­tains syn­di­ca­listes cri­ti­quant au pas­sage des jour­nées « saute-mou­ton » peu efficaces.

Il s’agira d’actions plus déter­mi­nées, voire plus vio­lentes (même si le terme reste tabou) et conti­nues. L’objectif est d’engendrer des désordres dans l’économie ou dans la vie sociale ou quo­ti­dienne – étant enten­du que les sala­riés se mon­tre­ront com­pré­hen­sifs puisqu’il s’agit de leur bien – pour faire céder un gou­ver­ne­ment sourd aux seules mani­fes­ta­tions de rue.

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Vers de nouvelles formes d’actions ?

Tous les syn­di­cats ne sont pas favo­rables à une telle évo­lu­tion. Mais plus per­sonne ne les exclut. Même la CFDT, qui a patiem­ment sculp­té son iden­ti­té réfor­miste depuis des années, ne la rejette pas, du moins par antiphrase.

Ain­si, son lea­der, Laurent Ber­ger, fai­sant allu­sion aux « gilets jaunes », s’étonnait récem­ment que les formes d’actions « très vio­lentes » (et mino­ri­taires) aient obte­nu gain de cause alors que les reven­di­ca­tions por­tées par des mani­fes­ta­tions paci­fiques, bien plus nom­breuses, laissent indif­fé­rents les pou­voirs publics.

Cela légi­time impli­ci­te­ment des actions plus radi­cales. Pour autant, ce n’est pas la vio­lence qui a carac­té­ri­sé les « gilets jaunes ». Ce mou­ve­ment a inno­vé, en révé­lant une France des invi­sibles.

Reste à pas­ser à ces nou­velles formes d’actions : grève d’un jour, voire recon­duc­tible… Cer­taines sont annon­cées à comp­ter du 7 mars dans les trans­ports publics, à la SNCF ou à la RATP. La menace de « blo­cages » concer­nant l’approvisionnement en car­bu­rant est éga­le­ment agi­tée par cer­tains militants.

Ces actions réus­si­ront-elles à s’installer dans la durée et à peser ? On a vu, à l’automne der­nier, que le gou­ver­ne­ment n’était pas sans moyens juri­diques, par exemple en s’appuyant sur des réqui­si­tions.

« Grève générale »

Une « grève géné­rale » pour­rait aus­si se pro­fi­ler même si elle n’est pas encore annon­cée comme telle. L’intersyndicale pré­fère l’euphémisme de « mise à l’arrêt de tous les sec­teurs » pour évi­ter d’effrayer l’opinion tout en se pré­ser­vant d’un échec éven­tuel qui serait sans doute rédhibitoire.

Une telle grève paraît aus­si hypo­thé­tique. Celles qui ont réus­si – pour faire allu­sion au Front popu­laire ou à mai 1968 – n’ont pas été décré­tées par les confé­dé­ra­tions syn­di­cales. Et le sec­teur pri­vé, en par­ti­cu­lier, ne semble pas prêt à une telle éven­tua­li­té, d’autant plus que la res­pon­sa­bi­li­té directe des entre­prises n’est pas en cause dans la réforme. Comme une récente enquête du minis­tère du Tra­vail vient de le rap­pe­ler, le taux de syn­di­ca­li­sa­tion dans le sec­teur pri­vé conti­nue de recu­ler. Dès lors, pour les orga­ni­sa­tions syn­di­cales, sus­ci­ter et enca­drer un tel mou­ve­ment paraît dif­fi­cile. Les syn­di­cats paient impli­ci­te­ment leur éloi­gne­ment de bien des sala­riés à la base et notam­ment, des plus jeunes, même si leurs récents suc­cès dans la rue montrent qu’ils sont bien vivants.

Le « dur­cis­se­ment » pour­rait aus­si venir d’une impli­ca­tion plus forte des orga­ni­sa­tions étu­diantes. Pré­sentes dans l’intersyndicale, ces der­nières res­tent encore peu impli­quées et les uni­ver­si­tés, sauf excep­tion, ne connaissent pas de perturbations.

« Révolte des sous-préfectures »

Les confé­dé­ra­tions syn­di­cales, à l’instar de Laurent Ber­ger, insistent par ailleurs beau­coup sur ce qui serait une « révolte des sous-pré­fec­tures ». Bref, le mou­ve­ment serait par­ti­cu­liè­re­ment actif dans les petites villes. En fait, peu de com­pa­rai­sons sérieuses ont été faites entre le nombre de mani­fes­tants actuels et pas­sés dans ces villes.

Un exa­men rapide révèle que la situa­tion s’avère contras­tée. Ce sur­croît de mani­fes­tants dans cer­taines villes s’explique, semble-t-il par l’importance locale de l’emploi public. Cela confère à ces popu­la­tions des taux de syn­di­ca­li­sa­tion supé­rieurs à la moyenne. https://www.youtube.com/embed/fPRPXDeTNKM?wmode=transparent&start=0 Mani­fes­ta­tion à Gué­ret, le 31 jan­vier 2023.

Ain­si, cette « révolte des sous-pré­fec­tures » révé­le­rait d’abord les forces et fai­blesses de la syn­di­ca­li­sa­tion. Mais les syn­di­cats y voient sur­tout des exemples à suivre, tra­duc­tion d’une colère pro­fonde dans le tis­su social.

Compte tenu de cette situa­tion, les lea­ders syn­di­caux ont défi­lé à Albi le 16 février, ville-sym­bole d’une riche his­toire ouvrière. Cette décen­tra­li­sa­tion de l’action doit mettre en relief cette « révolte » et, peut-être, com­pen­ser des mani­fes­ta­tions moins nom­breuses en rai­son des vacances scolaires.

Ce moment per­met aus­si aux syn­di­cats de don­ner une dimen­sion plus poli­tique au mou­ve­ment et témoigne d’une cri­tique impli­cite de la gauche à l’Assemblée nationale.

Compter avec la psychologie du gouvernement

Ces 30 der­nières années, les mou­ve­ments sociaux n’ont pas man­qué, mais leurs résul­tats ont sou­vent été dis­cu­tés. Quand on cherche à com­prendre pour­quoi cer­tains ont eu gain de cause, il faut tenir compte aus­si de ce qui serait la psy­cho­lo­gie du gouvernement.

Si Alain Jup­pé, en 1995, ou Domi­nique de Vil­le­pin, en 2006, ont dû renon­cer à leurs réformes c’est aus­si parce que l’exécutif était partagé.

Une telle issue ne semble pas se pro­fi­ler actuel­le­ment concer­nant la réforme des retraites. L’exécutif paraît ferme sur ses posi­tions, mal­gré une com­mu­ni­ca­tion dou­teuse et des argu­ments sou­vent cari­ca­tu­raux. Céder à la rue pour­rait faire perdre toute auto­ri­té à Emma­nuel Macron pour la suite du quin­quen­nat. Mais la rue tiendra-t-elle ?

Cet article a été publié ori­gi­nel­le­ment chez nos confrères de The Conver­sa­tion, sous licence Crea­tive Commons.