Sor­ti de son hiber­na­tion poli­tique lors d’une visite effec­tuée hier au mar­ché de Run­gis, le Pré­sident de la Répu­blique, dans le déni le plus remar­quable, pré­ten­dait s’ex­pri­mer au nom de la France « du bon sens », sur le sujet de la réforme des retraites.

Un pro­jet de loi d’am­pleur, assu­jet­ti à un véhi­cule légis­la­tif expé­di­tif, per­met au Pré­sident d’en appe­ler à « tra­vailler un peu plus long­temps », « pré­fère et assume une véri­té qui fâche », quand le maitre dis­pose et que les sala­riés devront, eux seuls, assu­mer dans leurs corps les consé­quences d’un pro­lon­ge­ment de la durée de leur travail… 

La véri­té vien­dra alors de l’ex­pli­ca­tion sous-jacente qu’il expo­se­ra aux badauds entre les étals de gros­sistes en volaille, tri­pe­rie ou spé­cia­listes de la découpe du veau, pas tout à fait convain­cu de pou­voir por­ter de la car­casse jus­qu’à 64 ans : cela « per­met de créer plus de richesses pour le pays ». Et notam­ment « de finan­cer l’é­du­ca­tion ou la san­té »

Édu­ca­tion natio­nale = 160,5 mil­liards d’eu­ros (en 2019). San­té publique = 247 mil­liards (en 2022). Un défi­cit du régime de retraites pré­vu entre 7,9 et 17,2 mil­liards d’eu­ros en 2025 selon le COR sur 345 mil­liards de pres­ta­tions annuels… Cher­chez le « bon sens » !

Les femmes, grandes per­dantes de la réforme, un index senior enter­ré, les retrai­tés les plus aisés ne contri­buant en rien.

Jamais le décou­plage entre les élites et le peuple, mas­si­ve­ment hos­tile à une réforme jugée injuste n’au­ra été aus­si mani­feste, quand, en valeur abso­lue, «A 64 ans, 71 % des hommes les plus pauvres sont encore en vie, 29 % sont déjà morts. A 64 ans, 94 % des hommes les plus riches sont encore en vie, 6 % sont déjà morts», et que l’âge d’un retrai­té en bonne san­té n’est que de 64 ans.

La Cin­quième Répu­blique fran­çaise per­met, en l’é­tat, de se pas­ser même du vote des dépu­tés, repré­sen­tants de la Nation, et d’en­té­ri­ner le pro­jet de loi par la voie de l’ar­ticle 49–3 de la Consti­tu­tion, ou encore par le moyen d’or­don­nances prises par le gouvernement… 

L’oc­ca­sion de reve­nir avec Antoine Rol­land, de l’Uni­ver­si­té Lumière Lyon 2, et Jean-Bap­tiste Aubin, de l’INSA Lyon – Uni­ver­si­té de Lyon, tous deux Maîtres de confé­rence en sta­tis­tique, sur le mode de scru­tin en vigueur sur le ter­ri­toire natio­nal, et des moyens de confé­rer davan­tage de légi­ti­mi­té aux élec­tions pré­si­den­tielles et légis­la­tives, notam­ment par le moyen du juge­ment majo­ri­taire.

C’est un sujet qui revient avec chaque élec­tion natio­nale en France, qu’il s’agisse de la pré­si­den­tielle ou des légis­la­tives. Le mode de scru­tin actuel, appe­lé « scru­tin majo­ri­taire uni­no­mi­nal à deux tours », est-il juste ? Des deux côtés de l’échiquier, Marine Le Pen (RN) et Jean-Luc Mélen­chon (LFI) estiment que ce mode de scru­tin n’est plus com­pa­tible avec le « plu­ra­lisme de notre vie politique ».

En 1947 déjà, Michel Debré décla­rait dans son ouvrage La mort de l’état répu­bli­cain :

« Nous consi­dé­rons volon­tiers, en France, le mode de scru­tin comme un méca­nisme secon­daire. C’est une erreur, une erreur grave[…]. Le mode de scru­tin fait le pou­voir, c’est-à-dire qu’il fait la démo­cra­tie ou la tue. »

Nous ne pou­vons qu’être d’accord avec M. Debré, l’un des rédac­teurs de notre consti­tu­tion et cha­cun pressent qu’effectivement le mode du scru­tin est tout sauf neutre dans la déter­mi­na­tion de qui est élu.

En tant que cher­cheurs, nous nous effor­çons de com­prendre les pro­prié­tés, au sens mathé­ma­tique, des dif­fé­rents modes de scru­tins. En tant que citoyens, nous sommes per­sua­dés d’un réel débat autour de cette ques­tion pour­rait per­mettre de remo­bi­li­ser nos conci­toyennes et conci­toyens autour de la ques­tion élec­to­rale, fon­da­men­tale à notre démocratie.

Le scrutin majoritaire à deux tours : cet outil archaïque

S’il per­met de déga­ger un ou une gagnante à chaque fois, le « scru­tin majo­ri­taire uni­no­mi­nal à deux tours », ne pré­sente pas que des pro­prié­tés positives.

La grande qua­li­té de ce scru­tin est, comme son nom l’indique, de déga­ger une majo­ri­té de votants en faveur du vain­queur. Majo­ri­té abso­lue dans le cas de l’élection pré­si­den­tielle, éven­tuel­le­ment majo­ri­té rela­tive dans le cadre de tri­an­gu­laire lors des légis­la­tives, mais à chaque fois majo­ri­té tout de même.

Mais cette majo­ri­té ne tient pas compte de la mino­ri­té : avec ce sys­tème un can­di­dat peut être élu à la majo­ri­té abso­lue même si son pro­gramme est jugé très néga­ti­ve­ment par 49,9 % des élec­teurs. En ce sens, cette « tyran­nie de la majo­ri­té », comme le dit Alexis de Toc­que­ville, peut mener à l’élection de can­di­dats très cli­vants : convaincre une moi­tié des élec­teurs (plus un) suf­fit, quitte à se faire détes­ter par l’autre moitié.

Cette carac­té­ris­tique forte se double de plu­sieurs défauts : le pre­mier d’entre eux est qu’il peut nous pous­ser à « voter utile » plu­tôt que de voter pour notre can­di­dat favo­ri : à quoi sert de voter pour un can­di­dat qui ne sera pas au deuxième tour ? A rien ! Donc autant voter dès le pre­mier tour pour son meilleur choix par­mi les can­di­dats qui ont des chances de se qualifier.

Sou­haite-t-on vrai­ment un moyen d’expression démo­cra­tique qui incite for­te­ment les votants à ne pas être sin­cères ? Un autre défaut bien connu est que le résul­tat du scru­tin majo­ri­taire à deux tours peut dépendre de la pré­sence ou non de « petits » can­di­dats. Par exemple, lors de l’élection pré­si­den­tielle de 2002, la pré­sence de plu­sieurs autres can­di­dats de gauche au pre­mier tour a vrai­sem­bla­ble­ment fait qu’il a man­qué à Lio­nel Jos­pin les quelques cen­taines de mil­liers de voix qui lui auraient per­mis d’être qua­li­fié au deuxième tour et, peut-être, de gagner l’élection. Sou­haite-t-on vrai­ment un mode de scru­tin qui soit si sen­sible aux manœuvres politiques ?

Et ce ne sont pas les seuls défauts du scru­tin majo­ri­taire à deux tours. D’autres peuvent être trou­vés dans notre ouvrage « Com­ment être élu à tous les coups ? » publié chez EDP Sciences.

Mais c’est une chose de dire que le scru­tin majo­ri­taire à deux tours n’est pas un bon mode de scru­tin, c’est autre chose de trou­ver le « meilleur » mode de scru­tin. Depuis les tra­vaux de Bor­da et Condor­cet au XVIIIe, de nom­breux cher­cheurs se sont pen­chés sur ce pro­blème en pro­po­sant de non moins nom­breux modes de scru­tin, tous impar­faits. En 1951, l’économiste amé­ri­cain Ken­neth Arrow semble mettre un terme à tout espoir en démon­trant un théo­rème (dit d’impossibilité) indi­quant que tout mode de scru­tin ne pour­ra jamais véri­fier de manière simul­ta­née un petit ensemble de pro­prié­tés pour­tant sou­hai­tables. En ce milieu de XXe siècle, il semble que le mode de scru­tin par­fait n’existe pas et que les mathé­ma­tiques ont tué la démocratie.

Les modes de scrutin basés sur des évaluations : nouvel eldorado ?

Cepen­dant, Arrow ne par­lait que des modes de scru­tins uti­li­sant des ordres de pré­fé­rence, c’est-à-dire les modes de scru­tin basés sur les clas­se­ments des can­di­dats (du plus appré­cié au moins appré­cié) par chaque élec­teur. Mais il existe une autre caté­go­rie de modes de scru­tin, qui uti­lise des éva­lua­tions : chaque votant peut don­ner une « note » ou une appré­cia­tion à cha­cun des can­di­dats. L’avantage de ce mode de scru­tin ? Dis­po­ser d’une infor­ma­tion plus com­plète et sou­vent plus nuan­cée des votants sur les candidats.

Deux familles de modes de scru­tin basés sur les éva­lua­tions se dis­tin­guaient jusqu’à présent :

  • les modes de scru­tin « à la moyenne » (le « range voting », le vote par appro­ba­tion) : le can­di­dat élu est celui dont la moyenne des éva­lua­tions est la plus élevée.
  • Les modes de scru­tin « à la médiane » (le « juge­ment majo­ri­taire » et autres variantes) : le can­di­dat élu est celui dont la médiane des éva­lua­tions est la plus élevée.

Le plus simple d’entre eux est le vote par appro­ba­tion, chaque votant donne une voix à tous les can­di­dats qu’il juge accep­tables (l’échelle des éva­lua­tions est alors réduite au mini­mum : 0 : inac­cep­table, 1 : accep­table). Le can­di­dat élu est celui qui reçoit au total le plus de voix. C’est exac­te­ment ce qui se passe lorsque l’on par­ti­cipe à un « doo­dle » : par­mi des dates pro­po­sées, les votants choi­sissent celles leur conve­nant et la date la plus choi­sie l’emporte ! Ça serait très simple à mettre en pra­tique dans notre vie poli­tique : il suf­fi­rait de per­mettre aux votants de glis­ser autant de bul­le­tins dif­fé­rents qu’ils le dési­rent dans leur enve­loppe (ou en d’autres termes de pré­voir un « doo­dle » à 40 mil­lions de lignes…).

Notons que ces modes de scru­tin uti­li­sant des éva­lua­tions ne sont plus sen­sibles au vote utile et que le vain­queur ne dépend plus de la pré­sence ou de l’absence d’un autre can­di­dat proche de lui dans l’élection. Ils véri­fient en outre l’ensemble des pro­prié­tés sou­hai­tables défi­ni par Arrow !

Nous avons récem­ment pro­po­sé, avec Irène Gan­naz et Samue­la Leo­ni, un for­ma­lisme uni­fi­ca­teur pour ces modes de scru­tin, soit une manière de voir cha­cune de ces méthodes comme une variante par­ti­cu­lière d’une unique méthode de vote.

Dans une confi­gu­ra­tion où chaque votant donne une note à chaque can­di­dat, chaque votant peut être repré­sen­té dans l’espace par un point dont les coor­don­nées sont ses éva­lua­tions don­nées aux can­di­dats. Un exemple pour une élec­tion avec trois can­di­dats est illus­tré dans la figure sui­vante : chaque axe repré­sen­tant un can­di­dat et chaque point un votant, les éva­lua­tions entre ‑2 et 2 ont été géné­rées au hasard pour cette figure :

Repré­sen­ta­tion gra­phique d’un sys­tème de vote par note pour 3 can­di­dats. Antoine Rol­land, Four­ni par l’auteur

L’idée sous-jacente com­mune à tous ces der­niers modes de scru­tin est de repé­rer le point le plus « au centre » du nuage de points des éva­lua­tions (en rouge sur la figure), de le consi­dé­rer comme le votant « type », et de décla­rer élu son can­di­dat préféré.

Ce for­ma­lisme per­met de pro­po­ser un modèle géné­ral pour les modes de scru­tin uti­li­sant les éva­lua­tions (range voting, vote par appro­ba­tion, juge­ment majo­ri­taire, etc.), mais aus­si d’ouvrir la voie à de nom­breux autres modes de scru­tin, incon­nus jusqu’alors. À chaque défi­ni­tion de point le plus « au centre » du nuage (et il y en a beau­coup !) est alors asso­cié un mode de scru­tin différent.

Les modes de scru­tin par éva­lua­tions sont bien meilleurs d’un point de vue logi­co-mathé­ma­tique. Socié­ta­le­ment par­lant, ils per­met­traient de pri­vi­lé­gier les can­di­dats plus consensuels.

À nous, socié­té civile et citoyenne, de nous sai­sir de cette ques­tion pour rede­ve­nir acteur/actrice de notre des­ti­née démo­cra­tique com­mune. Comme disait G. Ber­na­nos : « On n’attend pas l’avenir comme on attend un train, l’avenir, on le fait. »

Antoine Rol­land, Maitre de confé­rence en sta­tis­tique, Uni­ver­si­té Lumière Lyon 2 et Jean-Bap­tiste Aubin, Maître de confé­rence en sta­tis­tique, INSA Lyon – Uni­ver­si­té de Lyon

Cet article a été publié ori­gi­nel­le­ment par nos confrères de The Conver­sa­tion sous licence Crea­tive Commons.