La mobi­li­sa­tion sociale contre la réforme des retraites est struc­tu­rée par un ensemble d’organisations syn­di­cales qui font preuve d’unité pour la pre­mière fois depuis 2010. Julien De Rosa/AFP

Par Michel Wieviorka, Sociologue. 

La mobi­li­sa­tion orga­ni­sée par les syn­di­cats est sociale, elle ne doit rien aux par­tis poli­tiques, c’est ce qu’a indi­qué ver­te­ment le 19 février 2023 Phi­lippe Mar­ti­nez, le secré­taire géné­ral de la CGT, au lea­der de la France insou­mise, Jean-Luc Mélen­chon, et à ceux qui tentent de « s’approprier ce mou­ve­ment social […] et de se sub­sti­tuer aux orga­ni­sa­tions syn­di­cales ou essaient de se mettre en avant (par rap­port à elles et à) ceux qui défilent dans la rue ».

A l’Assemblée natio­nale, le spec­tacle offert par les dépu­tés a été jugé pitoyable par nombre d’observateurs, ce qui ne doit pas conduire à négli­ger l’essentiel : la réforme est por­tée en réa­li­té au niveau ins­ti­tu­tion­nel par un axe Emma­nuel Macron/Eric Ciot­ti, par l’association de la majo­ri­té et du par­ti Les Répu­bli­cains. Ce par­ti devient para­doxa­le­ment la figure d’une oppo­si­tion sup­po­sée construc­tive, comme si elle incar­nait la contes­ta­tion, alors qu’elle n’a rien à voir avec elle.

La mobi­li­sa­tion sociale contre le pro­jet du gou­ver­ne­ment ne se trans­forme pas, au Par­le­ment, en négo­cia­tion ou recherche de com­pro­mis puisque ceux qui négo­cient n’ont aucun lien ni avec le syn­di­ca­lisme, ni avec la pro­tes­ta­tion popu­laire. Cette der­nière est orga­ni­sée, réso­lue mais non vio­lente. Elle est struc­tu­rée par un ensemble d’organisations syn­di­cales qui font preuve d’unité pour la pre­mière fois depuis 2010.

Il y a là un signe de vita­li­té démo­cra­tique et poli­tique, dont la fra­gi­li­té ne doit pas être sous-esti­mée : que res­te­ra-t-il de l’u­ni­té syn­di­cale une fois la réforme votée, ou au contraire aban­don­née ? Et sur­tout, le syn­di­ca­lisme peut-il consti­tuer dura­ble­ment un acteur déci­sif sans ancrage ren­for­cé sur le ter­rain, sans un enra­ci­ne­ment plus mar­qué là où il côtoie et repré­sente les tra­vailleurs au plus près ? C’est d’abord là où l’on tra­vaille qu’il est léga­le­ment et pas seule­ment légi­ti­me­ment actif, recon­nu par le droit, où il a des élus, où sa voix est offi­ciel­le­ment reconnue.

De la rue aux entreprises

L’articulation ici aus­si n’est pas évi­dente. Même si dans les deux cas la mobi­li­sa­tion est orga­ni­sée par les mêmes acteurs, les syn­di­cats, il n’y a pas une rela­tion auto­ma­tique et forte entre celle de la « rue », et celle qui peut s’opérer sur les lieux de tra­vail ; entre l’espace d’une pres­sion direc­te­ment poli­tique, ce qui ne veut pas dire poli­ti­cienne ou par­ti­sane, et celui d’une action sociale pré­vue par la loi et divers accords et règlements.

Le taux de syn­di­ca­li­sa­tion en France est faible, et en un demi-siècle, la pré­sence des syn­di­cats sur le ter­rain, a dans l’ensemble régres­sé. Ce qui fut un acquis des négo­cia­tions de Gre­nelle en 1968, la créa­tion de la sec­tion syn­di­cale d’entreprise, actée dans la loi du 27 décembre 1968, n’a pas débou­ché fina­le­ment sur un ren­for­ce­ment du syn­di­ca­lisme sur les lieux de tra­vail.

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Les grèves les plus effi­caces se jouent dans quelques sec­teurs stra­té­giques, et notam­ment dans les trans­ports publics. Les chiffres rela­tifs à la mobi­li­sa­tion contre la réforme des retraites, à la baisse, sug­gèrent non pas tant une démo­bi­li­sa­tion que l’idée d’un dépla­ce­ment : jusqu’ici, le lieu prin­ci­pal de la contes­ta­tion a pu être un temps non pas celui où l’on tra­vaille, mais « la rue », avant que l’action se déplace, et mette en scène d’autres acteurs – les mani­fes­tants ne sont exac­te­ment pas la même popu­la­tion que les gré­vistes, ce ne sont pas néces­sai­re­ment des syn­di­qués, ou même des tra­vailleurs, on a pu voir des familles entières défi­ler, ou des com­mer­çants se pré­pa­rer à fer­mer le rideau de fer en guise de par­ti­ci­pa­tion à l’action.

A par­tir du 7 mars 2023, les grèves, et donc la capa­ci­té de mobi­li­sa­tion syn­di­cale sur les lieux de tra­vail peuvent deve­nir d’autant plus déci­sifs qu’à elle seule « la rue » n’empêche pas le pays de fonc­tion­ner, l’économie de tour­ner, ou les écoles d’accueillir les élèves

Le retour de la « grève par procuration » ?

En 1995 était appa­rue à l’occasion de la contes­ta­tion de la réforme Jup­pé la notion de « grève par pro­cu­ra­tion » : l’opinion se recon­nais­sait dans les grèves, sans que les gré­vistes aient été par­ti­cu­liè­re­ment nom­breux, il suf­fi­sait que leur action, en des sec­teurs-clés, et sur­tout dans tout ce qui touche à la mobi­li­té, puisse para­ly­ser le pays avec la bien­veillance de la popu­la­tion. Mais les temps ont changé.

La mobi­li­té est per­çue par cer­tains comme moins impor­tante, notam­ment du fait du télé­tra­vail alors que pour d’autres, elle est vitale ou déci­sive, prio­ri­taire, en par­ti­cu­lier en régions, quand l’emploi, l’école l’hôpital, et autres ser­vices publics, ou bien encore les com­merces exigent de se dépla­cer en voiture.

L’entraver peut déso­li­da­ri­ser ceux qui doivent se dépla­cer ou veulent pou­voir le faire, ne serait-ce que pour prendre leurs congés – Phi­lippe Mar­ti­nez l’a bien per­çu et a accep­té le choix des syn­di­cats de che­mi­nots de reti­rer un mot d’ordre de grève un same­di de départs en vacances, « il faut gar­der un peu de force pour la suite » a‑t-il expli­qué le 7 février 2023 au micro de RTL. https://www.youtube.com/embed/HvWYc8r7Nhk?wmode=transparent&start=0 Phi­lippe Mar­ti­nez, secré­taire géné­ral de CGT invi­té par RTL le 7 février 2023.

Les régimes par­ti­cu­liers de retraite sont per­çus aujourd’hui plus qu’hier comme injustes, ce qu’indiquent divers son­dages d’opinion, ils seraient tenus pour des fac­teurs d’inégalités. Ils ont été construits dans le pas­sé, et si la péni­bi­li­té est un enjeu impor­tant, et bien com­pris de l’opinion, elle n’est plus néces­sai­re­ment celle qui a légi­ti­mé ces régimes.

La scène que consti­tuent les lieux de tra­vail n’est donc pas un ter­rain évident pour la mobi­li­sa­tion syn­di­cale actuelle, et la jonc­tion avec celle qu’offre « la rue » n’est pas évidente.

Certes, Laurent Ber­ger, pour la CFDT, a fait savoir en février 2023 que la contes­ta­tion avait fait aug­men­ter le nombre de nou­velles adhé­sions à son syn­di­cat. Ce n’est pas négli­geable. Mais un pro­blème de fond demeure : le syn­di­ca­lisme peut-il être l’opérateur poli­tique de mécon­ten­te­ments géné­raux – « la rue » – sans se relan­cer par le bas pour être l’expression de demandes qui naissent dans l’atelier, au bureau, et aux­quelles il apporte une capa­ci­té de négo­cia­tion et de trai­te­ment local, par entre­prises, par branches et éven­tuel­le­ment natio­nal et interprofessionnel ?

Vers un nouveau souffle syndical dans les entreprises ?

Il y fau­drait cer­tai­ne­ment un souffle nou­veau, comme celui qu’apporte la mobi­li­sa­tion actuelle, mais per­cep­tible en interne, dans les entre­prises et les admi­nis­tra­tions ou à l’école, ain­si que des dis­po­si­tifs qui y soient favo­rables. Le pré­sident Emma­nuel Macron a tou­jours fait preuve de grandes réserves, voire de mépris à l’encontre du syn­di­ca­lisme, même réfor­miste comme c’est le cas avec la CFDT.

En se don­nant à voir comme l’héritier de Le Cha­pe­lier, ce dépu­té aux États géné­raux de 1789, pré­sident de l’Assemblée consti­tuante qui a vou­lu la sup­pres­sion des com­mu­nau­tés de métiers et l’a obte­nue par la loi de 1791 qui porte son nom, ce qui exer­ce­ra par la suite un impact his­to­rique durable, désas­treux pour le syn­di­ca­lisme jusqu’à nos jours, le chef de l’État n’aidera cer­tai­ne­ment pas à une revi­ta­li­sa­tion par le bas de l’action syndicale.

Emma­nuel Macron parle, en la visant par­mi d’autres, de « cor­po­ra­tisme », une thé­ma­tique reprise par le ministre du tra­vail Oli­vier Dus­sopt devant l’Assemblée natio­nale : « nous avons été élus pour débar­ras­ser les Fran­çais des cor­po­ra­tismes, flui­di­fier la socié­té, assé­cher les rentes […] Il y a un grand conser­va­tisme des par­te­naires sociaux ».

Quant au patro­nat des grandes entre­prises, il n’a en aucune façon au cours du conflit actuel don­né l’image de la moindre ouver­ture, il a été peu loquace, favo­rable à une réforme qui ne lui demande aucun effort par­ti­cu­lier, alors qu’il pour­rait et devrait jouer un rôle déci­sif dans l’éventuelle réin­ven­tion du dia­logue social au niveau des entreprises.

Les syn­di­cats peuvent sor­tir gran­dis de la mobi­li­sa­tion de jan­vier-février 2023. Le syn­di­ca­lisme appa­raît comme une force poli­tique, mais extra-par­le­men­taire. Il est la fier­té retrou­vée du peuple de gauche, mais à l’extérieur des par­tis poli­tiques, et il n’est pas sérieux d’envisager de trans­for­mer Laurent Ber­ger en futur can­di­dat à la pré­si­dence de la République.

Quel que soit l’aboutissement de la mobi­li­sa­tion actuelle, déjà se pro­file l’étape sui­vante, qui aurait dû en fait pré­cé­der tout pro­jet de réformes sur les retraites : obte­nir du pou­voir qu’il prenne la mesure de ce que repré­sente le tra­vail aujourd’hui, et qu’il change réel­le­ment de méthode, oubliant la ver­ti­ca­li­té toute des­cen­dante avec laquelle il conti­nue encore de s’exercer, pour accep­ter et même encou­ra­ger le fonc­tion­ne­ment des média­tions syn­di­cales, en par­ti­cu­lier au plus près, dans les entre­prises, les admi­nis­tra­tions, dans l’éducation natio­nale ou dans la santé.

Cet article a été ini­tia­le­ment publié par The Conver­sa­tion sous licence Crea­tive Commons.