Tous ceux qui ont eu l’occasion de voyager dans les Cyclades ces dernières années, connaissent l’AQUA SPIRIT, de la compagnie NEL, ou l’ont emprunté pour aller d’une île à l’autre. C’est un vaillant petit ferry d’origine scandinave. Construit en Norvège en 1999, il a servi là-bas de navire-casino, sur lequel on embarquait pour jouer et s’enivrer à l’abri des lourdes taxes en vigueur dans ces pays. Puis il a été vendu à la NEL, une des grosses compagnies opérant en mer Egée. La NEL, Ναυτιλιακή εταιρία Λέσβου (compagnie maritime de Lesbos), fondée à Mytilène pour la desserte de cette grande île de l’ancienne Ionie, a diversifié son activité, et touché pas mal de subventions en se portant candidate à l’exploitation de l’ « Agoni grammi » (ligne non rentable) interne aux Cyclades. Elle y a opéré des liaisons avec les deux « Aeolos Kenteris », premiers bateaux rapides à coque conventionnelle (et non un catamaran), fabriqués par Alstom Atlantic. Le patronyme de ces navires pas du meilleur, puisqu’ils portaient le nom d’un sprinter médaillé d’or sur 200 mètres aux JO de 2000 à Sidney, avant de se dérober à un contrôle anti-dopage, et d’être suspendu juste avant les JO d’Athènes. « On avait un sprinter, on en a fait deux bateaux qui se trainent », disaient les mauvais esprits. Utiliser ces magnifiques unités profilées dans les minuscules ports des Cyclades était un non-sens. Aux trois quarts vides une bonne partie de l’année, ces bâtiments étaient affectés de multiples avaries, certaines congénitales, au vu des procédures en cours. Si La NEL disposait de deux flèches porte-drapeau taillées pour filer les trente nœuds, elles s’en tenaient péniblement à 16 ou 17. De problèmes en procès, la compagnie s’en est défaite, alors que la crise commençait à frapper.
LE TRANSPORT COMME LIEN SOCIAL
C’est l’AQUA SPIRIT qui a pris la relève. Eté comme hiver, dans le gros temps comme par calme plat, il quittait Syros le lundi pour Amorgos et les petites Cyclades, enchaînait les mardis pour Folegandros, Santorin et Anafi, avec retour le mercredi, où il rejoignait son port d’attache principal : Laurion, sur la côte EST de l’ATTIQUE. Il en repartait pour Anafi le samedi, et revenait à Syros le dimanche. Toujours à l’heure, passant même par 7–8 beauforts, il faisait des prodiges pour aborder les ports, se stabiliser au quai, et repartir dans les meilleures conditions. Touristes, professionnels du commerce inter-îles et du bâtiment, « γίφτοι » (marchands ambulants, souvent d’origine tzigane) aux vieilles camionnettes surchargées de plantes en pots, de chaises et tables en plastique bon marché, de fripes, et de gosses piaillards, pour tous, il était un véritable et précieux service public. Les habitants de Sikinos, Folegandros, Anafi, des petites Cyclades, pouvaient aller à Naxos, Syros ou Santorin pour des achats, des formalités, ou une consultation médicale. Les touristes avaient l’occasion de rejoindre un aéroport commode, Paros, Santorin, Naxos.
MON AMI MAKIS
Makis est mon ami. Sur l’AQUA SPIRIT, il est le barman. Tout le monde connait ce grand jeune homme toujours affable, souriant, prêt à rendre service, même quand la fatigue de trop courtes nuits, d’horaires décalés, d’heures de présence insensées, et de conditions spartiates, l’écrase. A chaque escale, il court annoncer l’accostage, se tient prêt en haut de la rampe d’accès pour accueillir ou aider. C’est pour moi un vrai bonheur de le revoir, de le saluer, de partager avec lui un café et de longues conversations. J’ai son téléphone. C’est mon petit luxe, de lui faire un SMS ou de l’appeler depuis chez moi quand je vois sa position sur « Marine Traffic » ou sur les webcams, et le temps qu’il fait par le service météo grec. Invariablement, notre échange se clôt par le merveilleux « να είςαι καλά » en usage en Grèce (porte toi bien).
SON DUR LABEUR
Makis est né à Céphalonie, il y a un peu plus de trente ans. Il a une compagne, exploitée sans vergogne sur un de ces fameux et coûteux « jets » (catamarans rapides d’une capacité de 400 passagers, aux billets hors de prix), qui écument les lignes en été, quand l’armateur y trouve son compte, et disparaissent l’hiver, laissant le quotidien à de pauvres « AQUA SPIRIT ». Depuis plusieurs années, il me parlait des difficultés du métier, et surtout de l’état de la compagnie. La NEL, peu à peu, s’est enfoncée dans les dettes. Les équipages ont été les premières « variables d’ajustement », supportant des retards de paiement de leurs salaires de plus en plus scandaleux. Quand les tensions devenaient trop fortes, on faisait aux employés l’aumône d’une avance. Dans un pays en crise, ils l’acceptaient, ayant sur le bateau le gîte et le couvert, et reprenaient le collier. Lors de chaque escale à Laurion, Makis et ses trente compagnons se demandaient si le plein de carburant allait pouvoir se faire, pour repartir le lendemain. Il me confiait ses projets pour après : acheter une petite embarcation, proposer des excursions à la journée du côté de Santorin. C’était plus une sorte de rêve que quelque chose d’assuré.
J’ai parlé plus haut de Makis au présent, comme si l’AQUA SPIRIT continuait ses services. Depuis plusieurs jours, il est ancré à Laurion. Les autres navires de la NEL partagent le même sort, occupés par des équipages lassés de n’être pas payés.
ON NE PARTIRA PLUS
J’ai téléphoné à Makis. Il m’a dit : « c’est fini, on ne partira plus, j’espère bien te revoir, d’une manière ou d’une autre, l’été prochain. D’autres compagnies sont en détresse et doivent de l’argent, je ne vois pas qui pourrait nous réembaucher ». J’ai songé à ceux de l’«ARTEMIS », d’ANEK, des « vétérans » que sont le « VINTZENTZOS KORNAROS » de la LANE, et l’ « AGIOS GEORGIOS » (VENTOURIS SEA LINES) récemment rebaptisé « PANAGIA TINOU » (la VIERGE de TINOS) comme s’il attendait un miracle, de l’intrépide « PREVELI » (ANEK encore), du « TAXIARCHIS »… J’ai pensé aux habitants de ces mondes isolés qui ne les voient plus passer, à certains imbéciles de députés de la zone euro qui ont proposé de déplacer la population des petites îles vers les plus grandes afin de rationaliser le service et de faire des économies.
Je pense à mon ami Makis, à ceux qui travaillent avec lui, dont le dévouement et l’abnégation sont payés de l’indifférence, du mépris et du chômage. J’espère le revoir, l’été prochain, entre Santorin et Syros, et, pourquoi pas, l’accueillir un jour chez moi, en visiteur, au pays des « fourmis ».
« Να είμαστε καλά, φίλε μού Μάκη… »
Michel Servé. Mars 2015.