Dans le cadre de nos émission Un autre son de cloche sur Radio MNE 107.5 ou radiomne.com, nous avons pu interroger Daniel Häni qui est l’initiateur principal de la votation qui a eu lieu en juillet 2016 en Suisse sur la mise en place d’un revenu de base. Dans le cadre du débat actuel en France sur la question, la vision de Daniel Häni est intéressante et ses arguments sont pertinents. Ils sont évidemment sujet à débat et nous publions ses propos ici pour contribuer au lancement de cette idée nouvelle d’un revenu payé inconditionnellement à chaque citoyen.

Michel Mul­ler: Mer­ci, M. Häni de nous rece­voir. L’idée d’un reve­nu de base incon­di­tion­nel est-ce la créa­tion d’une nou­velle aide sociale ou d’une autre répar­ti­tion des richesses ?

Daniel Häni : Ni l’un ni l’autre. Mais plus que cela. Il ne s’agit pas d’une « aide sociale », nous en avons déjà, même si elles sont plus ou moins dif­fé­rentes en Suisse, en France ou en Allemagne…

Avec le reve­nu de base incon­di­tion­nel, il s’agit d’une nou­velle vision de la socié­té à par­tir de la ques­tion sui­vante : Com­ment vou­lons-nous, dans l’avenir, vivre ensemble.

L’aide sociale  en vigueur aujourd’hui est une conquête qui a déjà 150 ans d’existence, Bis­marck trou­vait ain­si la réponse à la pre­mière révo­lu­tion indus­trielle : Bis­marck esti­mait qu’il fal­lait une aide sociale, d’un Etat social, la règle étant que ceux qui ne peuvent s’en sor­tir seuls seront aidés par la communauté.

Mais en contre­par­tie, vous devez faire la preuve que vous avez besoin de l’aide de l’Etat pro­vi­dence. Elle est donc admi­nis­trée sous conditions.

Le reve­nu de base incon­di­tion­nel est une étape sup­plé­men­taire, non pas de l’aide sociale ; mais aux chan­ge­ments qui affectent la socié­té. Une réponse sociale, huma­niste dirai-je, à l’évolution tech­no­lo­gique, à cette indus­trie 4.0, la numérisation.

Mais il ne s’agit là que d’un aspect, le reve­nu de base incon­di­tion­nel est une idée huma­niste, une forme du regard qu’on porte sur son pro­chain et pose la ques­tion :  suis-je prêt à don­ner à mes conci­toyens les moyens de vivre sans les lier à une quel­conque condi­tion pour satis­faire leur besoins les plus élé­men­taires. Ce serait un nou­veau niveau, un nou­veau stan­dard de vie, d’accepter que mon pro­chain accède à un reve­nu sans devoir rem­plir une condition.

MM : Sor­ti­rait-on du sys­tème sala­rial ou bien est-ce que le reve­nu de base incon­di­tion­nel s’ajoute à la rému­né­ra­tion du travail ?

DH : Non, on ne sor­ti­rait pas du sys­tème sala­rial. Mais on dirait qu’il y a une par­tie de ses res­sources, un reve­nu de base, qui serait acquit pour tout le monde.

D’ailleurs, il existe déjà un reve­nu de base depuis Bis­marck, mais celui-ci condi­tion­né à des règles. Ce qui serait nou­veau à pré­sent, c’est que la par­tie dont on a besoin abso­lu­ment pour vivre, est assu­rée grâce au reve­nu de base. Il faut faire appel à l’intelligence en pro­po­sant que cette par­tie là des res­sources soit incon­di­tion­nelle. Voi­là la nouveauté.

MM : Il y a une théo­rie en France qui parle de la guerre des capi­ta­lismes, le capi­ta­lisme indus­triel serait en voie de dis­pa­ri­tion et serait rem­pla­cé par le capi­ta­lisme numé­rique. Il s’agit d’une théo­rie mais ce qui est sûr c’est que le sys­tème numé­rique ne voit plus d’un même œil le sala­riat, il pré­fère les tra­vailleurs indé­pen­dants ou auto-entre­pre­neur… Est-ce que cela fait par­tie de vos réflexions, ce besoin de don­ner aux gens plus de protection ?

DH : Il ne s’agit pas de pro­tec­tion. L’idée n’est pas de construire une nou­velle pro­tec­tion mais d’instaurer dans toute la socié­té un socle de reve­nu, qu’on ait un tra­vail pro­fes­sion­nel ou non.

Et c’est impor­tant dans l’ère numé­rique, car cela pour­ra mettre en évi­dence que le numé­rique a éga­le­ment un effet positif.

On n’a plus besoin d’avoir un tra­vail qui néces­site assi­dui­té et obéis­sance. Les machines assument cela ! Les robots, eux, sont assi­dus, ils peuvent tra­vailler 24 h sur 24 et pas seule­ment 8 heures ! Ils sont éga­le­ment très obéis­sants, ils ne font que ce pour­quoi on les a programmés.

Ce ne sont plus des humains, c’est pour­quoi nous devons déduire ce qui relève de l’humain, ce que les machines sont en mesure de faire n’a pra­ti­que­ment plus besoin de la pré­sence humaine.

Nous ne devons plus édu­quer les humains pour les rendre « assi­dus » ! Des expres­sions comme « sans zèle, pas de réus­site » (« Ohne Fleiß kein Preis » dic­ton alle­mand uti­li­sé par l’auteur) sont fausses, cela pou­vait être vrai dans le pas­sé mais plus dans l’avenir.

Et on ne doit plus édu­quer les gens pour qu’ils obéissent, pour qu’on puisse les mettre dans les usines et qu’ils y tra­vaillent sans résis­tance, non, nous devons les édu­quer au « pen­ser par soi-même », d’être réac­tifs, au tra­vail auto­gé­ré, c’est cela l’avenir.

« Dire aux auto­ri­tés ce qu’elles ont à faire »

MM : Pen­sez-vous qu’il est pos­sible, dans notre socié­té, de modi­fier à ce point la vision du tra­vail. Je pense au monde de la finance, a‑t-il un inté­rêt à ce que les gens soient plus édu­qués à la créa­ti­vi­té qu’à l’assiduité ?

DH : Le monde de la finance ? Ce sont nos employés. En tout cas, en Suisse, nous avons cette convic­tion que les citoyennes et citoyens sont sou­ve­rains, nous sommes une démo­cra­tie directe, nous ne tour­nons pas tou­jours nos regards vers Paris, chaque citoyen suisse est lui-même « Paris » !

Le citoyen est l’élément impor­tant et nous orga­ni­sons des vota­tions : les poli­ti­ciens, le gou­ver­ne­ment, les auto­ri­tés, ce sont nos employés. Ils sont là pour faire ce que nous ne pou­vons faire tous les jours, par exemple faire des exper­tises. Ce sont nos employés : c’est pour­quoi nous n’avons pas besoin de les inter­ro­ger  sur ce qu’ils comptent faire, mais leur dire ce qu’ils ont à faire.

MM : Est-ce là la rai­son du suc­cès de votre vota­tion qui est inter­ve­nue sur le sujet en Suisse. C’était une pre­mière mondiale ?

DH : Oui,  c’était au niveau mon­dial la pre­mière consul­ta­tion popu­laire sur le reve­nu de base incon­di­tion­nel, cela s’est pas­sé le 5 juillet de cette année 2016. Le résultat/ 23% pour.

On pour­rait dire que c’est un échec, je ne le crois pas. Il s’agit en réa­li­té d’un très bon résul­tat qui montre que quelque chose est en train de naître. Nous avons fait un son­dage lors de cette vota­tion, nous avons deman­dé aux Suis­sesses et Suisses : pen­sez-vous qu’il y aura un second réfé­ren­dum sur le sujet.

Rap­pe­lons qu’en Suisse, tous les grands pro­jets, par exemple l’instauration de la retraite ou le vote des femmes en 1971, ont du recou­rir à une deuxième ou troi­sième vota­tion pour s’imposer. A notre ques­tion : pen­sez-vous que sur le reve­nu de base incon­di­tion­nel, il y aura un deuxième refe­ren­dum, 69% d’entre eux ont dit « oui » ! Cela veut dire que cette pre­mière vota­tion a lan­cé l’idée, elle est sur la table, la dis­cus­sion conti­nue et pas seule­ment en Suisse mais sur le plan international.

MM : C’est quand même éton­nant que cette idée ait recueilli autant d’adhésion dans la si aisée Suisse, 23% ce n’est pas négli­geable. Com­ment peut-on com­prendre les syn­di­cats qui sont oppo­sés à ce pro­jet ? Quels sont leurs argu­ments ? Pour­quoi les syn­di­cats sont-ils si peureux ?

DH : Oui, peu­reux est le mot. Ils sont contre, mais il y en a, certes mino­ri­taires pour l’instant, qui sont pour. Par exemple aux USA, il est très inté­res­sant de voir Andy Stern (pré­sident durant de longues années du puis­sant syn­di­cat des ser­vices au sein de l’AFL-CIO) qui vient d’écrire une livre, « Rai­sing the floor » pour pro­mou­voir le reve­nu de base.

stern

 Mais la plu­part des syn­di­cats ont encore peur et cela peut s’expliquer et se com­prendre. Les syn­di­cats ont tou­jours été cen­trés sur le tra­vail sala­rié. Le tra­vail ne peut donc être que sala­rié, ils ont ain­si créé de bonnes condi­tions de tra­vail, orga­ni­ser et réduire le temps de tra­vail, aug­men­ter les salaire, etc…

Ils ont lut­té dans le cadre du tra­vail sala­rié mais à pré­sent nous ren­con­trons  au début du 21e siècle de tous nou­veaux défis. Le tra­vail n’est plus seule­ment du tra­vail sala­rié : par exemple en Suisse il y a des sta­tis­tiques qui prouvent qu’il y a plus d’heures de tra­vail non rému­né­rées que celles payées. Le tra­vail sala­rié n’est donc plus la carac­té­ris­tique prin­ci­pale. Donc le regard des syn­di­cats ne couvre pas la tota­li­té de la réa­li­té et, d’un autre côté, ils ont peur : si les gens sont mis à l’abri avec une reve­nu de base, les syn­di­cats auront-ils encore une mis­sion ?… Je dirai qu’on peut exa­mi­ner tout cela, en dis­cu­ter, il y aura encore suf­fi­sam­ment de pro­blèmes dont les syn­di­cats devront s’occuper même avec l’existence d’un reve­nu de base.

MM : Oui, le reve­nu de base ne va pas modi­fier les condi­tions de travail…

DH : Si, cela chan­ge­ra quand même un peu les condi­tions. Ima­gi­nez-vous un monde dans lequel nos besoins fon­da­men­taux sont assu­rés. Per­sonne ne peut remettre cela en cause, cette par­tie des reve­nus ne peut être reprise par per­sonne. Vous aurez évi­dem­ment des rela­tions dif­fé­rentes avec un employeur, car vous n’êtes pas obli­gés d’accepter son emploi à n’importe quelle prix ou condi­tion. Vous deman­de­rez quelle est son offre, quelles sont les condi­tions de tra­vail, et vous pour­rez déci­der plus libre­ment si vous accep­tez son offre ou non.

Avec le reve­nu de base incon­di­tion­nel, naî­trait un mar­ché du tra­vail plus libre. Nous par­lons tou­jours d’un « mar­ché du tra­vail libre » mais dans le néo­li­bé­ra­lisme, il s’agit juste d’une ter­mi­no­lo­gie. Un mar­ché du tra­vail ne peut donc pas être libre quand il est indis­pen­sable de tra­vailler ! Le reve­nu de base incon­di­tion­nel modi­fie­rait le cadre du mar­ché du tra­vail, car on ne serait plus obli­gés de s’y inté­grer à tout prix.

MM : J’ai vu un son­dage dans lequel uni­que­ment 2% des Suisses n’iraient plus tra­vailler s’ils béné­fi­ciaient d’un reve­nu de base incon­di­tion­nel. Pour­tant on entend par­fois que cela serait une prime à la fainéantise…

DH : Oui, une prime au « rien faire », une inci­ta­tion à la fai­néan­tise, de l’argent gra­tuit. Mais ce son­dage montre bien que cet argu­ment de la fai­néan­tise n’est pas juste…

Les gens pensent qu’il n’y aurait plus suf­fi­sam­ment « d’attrait » pour le tra­vail… Mais enfin, rendre le tra­vail « attrayant » ! Nous ne sommes tout de même pas des ani­maux, nous sommes des êtres humains, la moti­va­tion est bien meilleure si ce qu’on fait, on veut bien le faire et non pas si on doit le faire.

La liber­té et la res­pon­sa­bi­li­té, sont deux termes jumeaux : s’il y a liber­té de choix, ont peut aus­si mieux assu­mer la res­pon­sa­bi­li­té. On ne peut pas attendre autant  de quelque qui fait un tra­vail car il y est obli­gé pour des rai­sons exis­ten­tielles que de quelqu’un qui a choi­si libre­ment de le faire. Là aus­si nous ferions un pas vers une éman­ci­pa­tion plus grande de l’individu.

MM : Une ques­tion sur le finan­ce­ment. Com­ment peut-on payer tout cela ? Vous avez pro­po­sé une somme de 2.500 Francs suisses par adultes et 635 FS par enfant par mois. Ces 2.500 FS étaient-elles une esti­ma­tion ou bien avez-vous fait une étude préa­lable pour voir com­ment finan­cer tout cela ?

DH : Sur le mon­tant : nous avons d’abord posé la ques­tion fon­da­men­tale: vou­lez-vous un reve­nu de base pour tout le monde, donc pour chaque indi­vi­du, et avec un niveau qui per­met de vivre digne­ment. Et ensuite, quel est le mon­tant néces­saire pour cor­res­pondre à cette digni­té. En Suisse, nous ne l’avons esti­mé à 2.500 FS. Mais comme les rap­ports des prix entre l’Alsace et la Suisse sont de 1 à 2, je dirai qu’il fau­drait un reve­nu de base en Alsace de 1.000 à 1.500 euros. Voi­là le niveau. Il faut qu’il per­mettre aux gens d’avoir la liber­té de  reje­ter ce qu’ils ne veulent pas faire.

Le finan­ce­ment : com­ment peut-on payer cela est une ques­tion très impor­tante. Il faut cla­ri­fier cela d’entrée de jeu sinon on va pen­ser qu’on ne peut pas le financer.

Il faut pré­ci­ser que le reve­nu de base n’est pas un reve­nu sup­plé­men­taire. Pre­nons en exemple : si le reve­nu de base est de 1.000 euros, et si quelqu’un a un salaire de 3.000 euros, il ne tou­che­ra pas doré­na­vant 4.000 euros, ce serait un accrois­se­ment de la masse monétaire.

Mais le socle de sa rému­né­ra­tion, ces 1.000 euros de reve­nu de base, ne serait plus du salaire mais un reve­nu de base. Vous voyez qu’il n’y aura pas plus d’argent en jeu. En prin­cipe, il s’agit d’une opé­ra­tion blanche. Il y aura sûre­ment quelques ajus­te­ments néces­saires sur­tout là où on pra­tique la pré­ca­ri­té. Elle serait moins pra­ti­quée puisque les gens n’auront plus de rai­sons d’être sen­sibles à ce chantage.

Le finan­ce­ment se ferait en amas­sant les moyens finan­ciers néces­saires par un impôt recueilli par l’Etat qui le redis­tri­bue sans condi­tion. Il s’agit d’une opé­ra­tion blanche. On recueille­rait certes plus d’impôts mais ils seraient inté­gra­le­ment redis­tri­bués sous forme de reve­nu de base. Je trouve une des­crip­tion très élé­gante du RBI : il s’agit d’un rem­bour­se­ment d’impôt à tout le monde, un cré­dit d’impôt. Voi­là l’idée, en réa­li­té toute simple. Mais qui sou­lève énor­mé­ment d’émotions.

MM : Des craintes s’expriment, du côté des syn­di­cats, sur la fin du salaire minimum…

DH : Oui, c’est une vraie ques­tion. Aurions-nous encore besoin d’un salaire mini­mum ? Peut-être oui ou peut-être non ! Si les gens sont moins sou­mis au chan­tage, ils sont éga­le­ment moins dépen­dants d’un salaire mini­mum. En fait, le reve­nu de base incon­di­tion­nel est un pou­voir pour impo­ser une meilleure redistribution.

Vous avez d’entrée de jeu évo­qué cette pos­si­bi­li­té de prendre de l’argent aux riches. Non, il ne s’agit pas d’une redis­tri­bu­tion d’argent comme cela est sou­vent deman­der par des cou­rants poli­tiques de gauche qui vou­draient impo­ser un nou­veau équi­libre entre les nan­tis et ceux qui ne le sont pas… Cela n’est pas le cas du reve­nu de base. Il est un pou­voir pour per­mettre une nou­velle redis­tri­bu­tion, cha­cun aura dès lors plus de pou­voir pour déci­der de ce qu’il veut faire de sa vie. Pour qui il tra­vaille, pour­quoi il veut tra­vailler… C’est ce pou­voir de redis­tri­bu­tion qui fait qu’il y a des oppo­si­tions fortes. Car per­sonne ne veut lâcher le pou­voir dont il dispose.

Ren­for­cer les pres­ta­tions sociales

MM : Nous sommes là au cœur du pro­blème. Nous sommes en France dans une période élec­to­rale pour les pré­si­den­tielles. De toute part, vient l’idée du reve­nu de base, mais on constate les dif­fé­rences : cer­tains le veulent très bas, d’autres le fusion­ne­raient avec les autres pres­ta­tions sociales qui dis­pa­raî­traient, ce qui créé quelque peu la peur auprès des gens.

DH : Non, il s’agit là d’une uti­li­sa­tion abu­sive de l’idée. Le reve­nu de base incon­di­tion­nel pour­rait inté­grer des pres­ta­tions sociales à hau­teur de son niveau, mais celles qui sont au-des­sus doivent conti­nuer d’exister, par exemple l’invalidité, la vieillesse qui néces­site des besoins plus éle­vés que chez les jeunes, etc…,

Le reve­nu de base incon­di­tion­nel ne peut que ren­for­cer et ne peut conduire à une des­truc­tion des pres­ta­tions sociales. Cela c’est du néo­li­bé­ra­lisme. Il est d’ailleurs  inté­res­sant de noter que le prin­cipe d’un reve­nu de base incon­di­tion­nel intègre une vision sociale et libé­rale : social, car cha­cun à un reve­nu assu­ré, libé­rale car il n’est plus lié à des conditions.

Le néo-libé­ra­lisme est quelque chose de tota­le­ment dif­fé­rent : c’est une nou­velle appa­ri­tion de la loi du plus fort et cela nous ne le vou­lons pas. Ce serait sur le plan humain et huma­niste un grand retour en arrière : l’expérience actuelle en Fin­lande serait plu­tôt une uti­li­sa­tion abu­sive néo­li­be­rale du reve­nu de base incon­di­tion­nel pour éco­no­mi­ser une impor­tante par­tie des coûts sociaux. Cela il faut le rejeter.

MM : Mais n’est-ce pas une idée ancienne qui est déjà appa­rue il y a quelques siècles ?

DH : Le reve­nu de base ? Oui, on pour­rait fêter son 500e anni­ver­saire, Tho­mas Moore l’avait déjà évo­qué dans son roman Uto­pia. Dans le temps, cha­cun pos­sé­dait un lopin de terre et pou­vait s’alimenter lui-même. On ne peut plus de nos jours  avoir cha­cun son lopin de terre. Il fau­drait réta­blir ce qui assu­rait éga­li­té entre tout le monde, cela se fera à pré­sent par le paie­ment d’un reve­nu de base inconditionnel.

On me pose sou­vent la ques­tion sui­vante après la pre­mière vota­tion suisse : il fau­drait  savoir si la mise en œuvre d’un reve­nu de base vien­dra du mou­ve­ment citoyen, de la socié­té civile qui doit débattre de sa per­ti­nence sociale, ou bien est-ce que cela vien­dra à la suite de néces­si­tés éco­no­miques. Car dans les 15 à 20 ans, cela se fera.

Regar­dez ce qui se passe dans la Sili­con Val­ley, où ces plates-formes géantes avec un pou­voir consi­dé­rables pro­duisent des pro­duits numé­riques. Mais quand elles ont ven­du un pro­duit numé­rique 100.000 fois et sou­haitent le vendre 200.000 fois, cela ne leur coû­te­ra plus rien d’en pro­duire plus. Mais il faut qu’elles s’assurent que les gens aient assez d’argent pour ache­ter leurs pro­duits. Les coûts de pro­duc­tion n’augmentent pas en fonc­tion de la quan­ti­té à vendre, mais en tant que mar­chand intel­li­gent du numé­rique, ils devront s’impliquer pour que les gens aient les moyens de consom­mer. Il se pour­rait alors que c’est le manque de pou­voir d’achat qui conduise à l’instauration d’un reve­nu de base à vision libérale.

C’est nous devrions être plus rapide et l’imposer pour des rai­sons huma­nistes, c’est cela ma vision.

MM : encore une ques­tion. Vous dites que l’époque est assez mûre pour par­ler de cela. Existe-t-il une dis­cus­sion sur le plan inter­na­tio­nal sur le sujet

DH : Oui, cela existe par le réseau BIEN sur inter­net, Basic Incom Earth Net­work, et il y a des par­ti­ci­pants dans dif­fé­rents pays, les USA, Cana­da, France, Suisse, Autriche, Corée, etc… C’est plu­tôt une orga­ni­sa­tion aca­dé­mique, pas vrai­ment d’action, ou à conno­ta­tion poli­tique, le conte­nu est plu­tôt scien­ti­fique, mais cela est bien dis­cu­té mondialement.

Et la cam­pagne suisse pour le réfé­ren­dum a don­né une cer­taine dyna­mique, car nous avons mis en œuvre des illus­tra­tions, des images, qui ont fait le tour du monde, et cela nous a réus­si. Par exemple, nous avons édi­fié une « mon­tagne d’argent », à Berne quand nous sol­li­ci­tions des signa­tures pour la vota­tion, en octobre 2013. Nous avions ramas­sé 8 mil­lions de pièces de 5 cen­times et les avons déchar­gé par camion benne sur la place cen­trale de Berne, lieu le plus connu en Suisse, cela repré­sen­tait 15 tonnes et la pho­to de cette mon­tagne d’argent devant la Chambre fédé­rale a été vue dans le monde entier, en Chine, au Japon,

MM : Avez-vous d’autres actions en vue ? Car l’objectif à pré­sent est d’arriver à une deuxième vota­tion, non ?

DH : Oui, bon en Suisse, il faut avoir un peu de doig­té, on ne peut pas y aller trop fort, nous n’en sommes pas à une deuxième vota­tion orga­ni­sée demain ou après-demain, mais évi­dem­ment nous continuons.

C’est à pré­sent en Alle­magne que cela est sou­le­vé, je regarde aus­si ce qui se passe en France… Aux USA, la situa­tion est très inté­res­sante, Barak Oba­ma s’est expri­mé, il y a quinze jours, pour le reve­nu de base incon­di­tion­nel, il pense que dans les dix à vingt-ans des pas impor­tants seront faits ; inté­res­sante aus­si Hila­ry Clin­ton à laquelle on a posé la ques­tion, qui a répon­du qu’elle connaît cette idée, qu’elle a sui­vi la vota­tion suisse, qu’elle exa­mine les argu­ments pour et contre, bien qu’elle ne se sente pas, en tant que poli­ti­cienne, en mesure de reprendre déjà cette idée, car ce serait consi­dé­ré comme aban­don­nant les gens, qu’elle capi­tu­le­rait devant l’adversité si on don­nait tout sim­ple­ment de l’argent aux gens sans exa­mi­ner tout le reste. C’est là qu’on mesure les avan­cées que la social-démo­cra­tie doit encore réaliser !

Je pense que Fran­çois Hol­lande serait aus­si bien ins­pi­ré de s’entourer de conseillers qui pour­raient l’aider à tra­cer l’avenir de la social-démo­cra­tie, de ne pas seule­ment s’accrocher au monde du tra­vail par des pro­messes mais en le libé­rant, en le lais­sant prendre ses res­pon­sa­bi­li­tés en ins­tau­rant un reve­nu de base incon­di­tion­nel. Ce serait là la mis­sion de la social-démocratie.

Encore une illus­tra­tion : nous avons les deux grands sys­tèmes à l’échelle mon­diale, les deux C. Capi­ta­lisme et Com­mu­nisme. Pre­nons le meilleur de tous les deux : la liber­té du capi­ta­lisme, le social du com­mu­nisme, les deux ensemble débouchent sur le reve­nu de base inconditionnel.

MM : Vous avez repris par ailleurs cette idée venant de la Banque cen­trale euro­péenne de dis­tri­buer de l’argent pour sti­mu­ler la crois­sance appe­lé « argent héli­co­ptère » ? N’y aurait-il pas un moyen plus intel­li­gent plu­tôt que de déver­ser l’argent n’importe com­ment en espé­rant que cela condui­ra à une crois­sance ? Cela a‑t-il du sens ?

DH : Oui, c’est une bonne ques­tion. L’argent ne devrait pas être déver­sé par héli­co­ptère, sinon les gens vont cou­rir par­tout et se battre pour le récu­pé­rer, non, il faut le ver­ser per capi­ta, indi­vi­duel­le­ment, sous la forme du reve­nu de base inconditionnel

Il faut noter que Mario Dra­ghi l’a évo­qué mais pour l’instant les héli­co­ptères ne volent pas encore. Tous ces poli­ti­ciens proches de l’argent cherchent tous les moyens pour relan­cer l’économie. Il serait rai­son­nable de se poser la ques­tion : mais pour quoi doit tour­ner l’économie. Pour les êtres humains, non ? Et l’économie doit être au ser­vice des gens et non pas les gens au ser­vice de l’économie. En payant un reve­nu de base à tous, nous pren­drions la meilleure voie finan­cière car cela relan­ce­rait l’économie et dic­te­rait les pro­duits qu’il faut produire.

Car la déci­sion d’acheter un pro­duit dépend bien du citoyen. Quand on me dit « mais nous sommes impuis­sants », je réponds « non, car à chaque fois que vous allez ache­ter quelque chose, vous déci­dez de ce qui doit être pro­duit » car même si l’économie est uni­que­ment moti­vée par le pro­fit, elle ne peut pro­duire que ce que vous consom­mez », donc en réa­li­té vous avez l’avenir entre vos mains du moment que cha­cun peut déci­der de ce qu’il consomme ou pas.

Pro­pos recueillis et tra­duits par Michel Muller