En cliquant ici vous pourrez télécharger une version PDF de 4 pages de cet article, actualisée le 11 février 2016.
Le choeur unanime des factions droitières qui trônent en l’auguste assemblée départementale (moins l’abstention de l’élue PS), porté par Eric Straumann, son vaillant président et député LR, annonce qu’il s’apprête à instaurer un régime de travail obligatoire pour les bénéficiaires du RSA, ou plutôt, et on appréciera à sa juste valeur l’oxymore usité par l’homoncule, un « bénévolat obligatoire », d’une durée de 7 heures hebdomadaires.
C’est une première en France, et elle semble promise à un bel avenir, tant elle répond à l’air du temps politique et médiatique. Il ne fait d’ailleurs aucun doute que l’idée bourgeonnait depuis longtemps déjà au ciel du populisme électoral le plus infâme, qui compte bien la voir fleurir et prospérer au sein d’une opinion publique offerte à toutes les surenchères régressives.
Salauds de pauvres !
Inscrite dans le sillage d’un contrôle renforcé de la fraude au RSA, auquel s’attelle 11 agents territoriaux depuis décembre 2015, cette décision ne doit pas participer de la stigmatisation continue du bénéficiaire, se récrie Straumann. On le croit sur parole. Chose faite au journal télévisé de France 2, samedi 6 février au soir, où il déclare, saisi par une épiphanie sociale, que les gens « ne peuvent rester durablement au RSA ». Ou encore que « Le nombre d’allocataires ne cesse de croître et le rsa est injustement perçu comme une forme d’assistanat par nos concitoyens (1) ».
Le ton se fait pourtant plus matois sur le site du Conseil départemental : « Le Conseil départemental du Haut-Rhin veut replacer les bénéficiaires du rsa dans l’action et le changement. Il s’agit d’initier un cercle vertueux et de faire passer les allocataires du statut d’usager à celui de bénévole actif et reconnu (2). »
Nul ne peut être dupe de l’hypocrisie doucereuse de Straumann : cette mesure s’inscrit évidemment dans la droite continuation du préjugé selon lequel le chômage est le fait du chômeur. La pauvreté est donc le fait du pauvre. Fermez le ban.
Elle s’inspire sans aucun doute des politiques à visées punitives, dites d’ « activation » des aides sociales, mises en place à partir des années 70 aux États-Unis (Workfare), puis progressivement étendues aux pays d’Europe du nord.
En Allemagne, c’est Schroeder, chancelier social-démocrate, qui met en place la réforme dite « Hartz IV » en 2005 (suscitant manifestations de réprobation et marquant l’échec de la coalition au pouvoir), la plus radicale du système de l’assurance-chômage allemand depuis 1927, en claironnant: « il n’y a pas de droit à la paresse ». C’est assez dire la manière dont des élus de droite, ou de gauche, peuvent se représenter l’état d’esprit des bénéficiaires des aides sociales.
Ce choix politique aura pour premier effet d’institutionnaliser une déflation salariale généralisée (c’est à dire la pauvreté par le travail), de subventionner largement les emplois sous-payés, d’accroître le précariat des travailleurs, et de les déqualifier en obligeant le demandeur d’emploi (sous menace de sanctions) à occuper un poste de travail qui ne correspond pas à sa qualification. Le désastre psychologique sur l’estime de soi des chômeurs en est redoutable, et l’on évalue à un tiers le nombre de dépressifs parmi les bénéficiaires de « Hartz IV » (plus de 6 millions de personnes en 2012). D’autant que l’on ne sort guère de cette trappe à misère: les bénéficiaires sont en effet peu nombreux à reprendre une activité normalement rémunérée.
Portrait robot du pauvre
Il y a quelque chose de surréaliste à se dire que des élus, qui ne doivent rien connaître, ou si peu, des situations de précarité ordinaires, légifèrent avec une telle désinvolture, un tel mépris, une telle absence d’empathie, sur le sujet des allocations sociales.
Mais le bonheur des élus fera sans doute le bonheur des allocataires. La logique du « donnant-donnant », « gagnant-gagnant » est à l’œuvre. Il s’agit de « valoriser » les bénéficiaires, « favoriser [leur] réinsertion », et « minimiser leur isolement »(1).
Avec un tel rehaussement de leur niveau de bonheur, pourquoi s’en tenir à un volume de 7 heures obligatoires ? Pourquoi pas 10, 20 ou 35, comme tout le monde ?
Après tout, quelle importance ? Il ne s’agit somme toute que d’une cohorte de pouilleux, affreux, sales, méchants, et sociopathes en leurs heures supplémentaires !
Et peu importe si ce genre de décision misérablement populiste arase les réalités les plus essentielles, et notamment la véritable diversité des profils de demandeurs :
Des salariés qui n’ont plus de droits au chômage, et dont près de 30% sont diplômés de l’enseignement supérieur ;
Des familles monoparentales, essentiellement des jeunes femmes avec enfants ;
Des personnes de plus de 55 ans qui n’ont aucun autre droit ;
Des jeunes en situation de premier emploi ;
Des adultes en situation de reconversion professionnelle ;
Des personnes en situation de détresse psychique ou sociale
Des marginaux.
Le département du Haut-Rhin, confronté aux problèmes de dotations d’État, en des proportions comparables aux autres collectivités françaises, choisit de dévoyer sa politique de solidarité, alors même qu’elle est délégataire d’une mission d’assistance d’État inconditionnelle.
Le salariat français connaît un mouvement de régression continu de sa situation économique et sociale, exposé qu’il est aux logiques néolibérales mondialisées les plus violentes jamais connues jusqu’alors. Devant ces attaques à nulle autre pareil, les élus du département répondent par la stigmatisation, la culpabilisation punitive et le chantage à la faim.
Une contrepartie existante
L’argument usé jusqu’à la corde par les défenseurs de la conditionnalité consiste à confondre la contrepartie, déjà existante, liée au versement de l’allocation, et ce qu’ils y ajoutent d’obscène, c’est à dire la part de travail que ceux-ci seraient en devoir d’accomplir afin de la percevoir.
Le bénéficiaire du RSA est en effet déjà redevable d’obligations devant les représentants du conseil départemental (associations d’insertion, services sociaux …) qui ont la charge d’effectuer le suivi de son dossier. Il doit avoir signé un contrat d’insertion avec une association agréée par le département, et en avoir suivi les prescriptions, ou encore, s’il est proche de l’emploi, être régulièrement inscrit à Pôle Emploi, ainsi que tout chômeur de droit commun.
Mais que pèse la réalité tangible de ce qui est quand on peut en tirer un bénéfice politique ?
Le pauvre : monnaie d’échange d’un bras de fer
La réalité est sans doute plus sordide. Car tout cela ne pourrait être qu’un coup politique des élus départementaux. Un calcul cynique réalisé sur le dos des bénéficiaires, et dont l’enjeu est d’obtenir la « renationalisation » du RSA. Straumann ne le dissimule pas. Il évoque à ce sujet un « élément de négociation (3) ». Le moyen : offrir le pauvre en pâture à une opinion frustrée et conservatrice, et engager un bras de fer avec l’État, en vue d’obtenir le relèvement des dotations (de l’ordre de 50% aujourd’hui). A défaut, obliger le préfet à sortir du bois pour annuler son bénévolat obligé illégal, occasion rêvée pour introduire une requête auprès du Conseil constitutionnel, au motif d’une incompatibilité supposée du RSA avec « la libre administration des collectivités locales ». Une procédure incertaine, à en croire Diane Roman, professeure de droit public, pour qui « les contraintes financières des départements ne peuvent pas s’effectuer au détriment des droits des personnes qui sont protégées par la Constitution (4) »
Le futur du travailleur forcé
S’apprêtant à cette partie de billard à 3 bandes, les élus créent donc de toute pièce une catégorie singulière de « travailleur », que le juriste en droit social regarde avec une incrédulité certaine.
Il ne peut être un salarié, car celui-ci est un travailleur contractuel subordonné, qui fournit librement une prestation de travail, en perçoit conséquemment un salaire, lequel lui ouvre des droits et une protection de sécurité sociale complète (maladie, accident, chômage, retraite …). Au demeurant, ses droits fondamentaux sont énoncés par des textes et autres conventions internationales (conventions de l’organisation internationale du travail, Déclaration universelle des droits de l’homme…).
Il n’est pas même travailleur indépendant, car celui-ci propose librement ses prestations de service contre rémunération.
Et il n’est certainement pas un « bénévole », ou alors contre-nature, car celui-ci fournit une prestation à titre gratuit et inconditionnel. Il n’est soumis à aucun lien de subordination. Sa participation est toujours volontaire, il est parfaitement libre d’y mettre un terme, sans formalisme ou procédure juridique.
Jusqu’alors, il n’existait que ces trois principales dimensions des interactions socio-économiques : l’une codifiée par le code du travail, la seconde par le code civil ou le code de commerce, la dernière par le libre consentement des parties, dans le respect des dispositions réglementaires de droit commun.
Mais alors, qu’est donc ce nouvel entrant dans le monde merveilleux du travail ?
Nos prodigieux élus haut-rhinois l’ont façonné à leur mesure. Encore étourdis par l’hybris de l’audace juridique et de la novation économique, ils portent aujourd’hui sur les fonts baptismaux une toute nouvelle dimension du rapport social au travail : le larbin.
La logique du « larbinat » traduit assez bien l’idée de domesticité par le travail. Le futur larbin-RSAiste n’a pas de qualité particulière. C’est un subalterne, un exécutant informe. Il n’est pas digne d’être formé à un métier, car il ne sert qu’à servir.
Partant, sa fonction idéologique de repoussoir est essentielle : il instillera contre lui le poison de l’indifférence et du rejet. On pourra le solliciter à toutes fins médiatiques utiles…
Notez toutefois un progrès social considérable. Straumann indique en effet que le terme « bénévolat » a été retenu car il est « juridiquement encadré » et évite les « problèmes de responsabilité»(2). On peut donc en conclure que « le bénévole » n’engagera pas sa responsabilité personnelle sur le lieu de « travail » ou il sera appelé à servir de larbin !
Réagir
Conditionner la délivrance d’un subside assurant sa survie à une activité contrainte et non rémunérée, que le bénéficiaire soit valide ou non, relève d’un chantage économique ignominieux à l’encontre de personnes vulnérables qui ne sont que rarement défendues et représentées.
L’initiative est par ailleurs condamnable juridiquement, ne serait-ce qu’au regard des conventions internationales, dont la France est signataire, à commencer par celles émanant de l’OIT, en particulier la convention n°29 de 1930, laquelle interdit le travail forcé, c’est à dire contraint et non-rémunéré, sauf à nommer esclavage ce qui se donne pour travail.
Le RSA n’est certainement pas un salaire, et n’en a aucun des attributs. Ainsi posé, comment pourrait-il constituer la contrepartie à un travail ?
Enfonçons ensemble les portes de l’horrible vérité factuelle: si le RSA permet la survie, l’immense majorité des chômeurs et des allocataires sociaux n’aspirent qu’à travailler pour vivre. Dignement considérés et décemment rémunérés, ainsi qu’il se doit. Les logiques économiques à l’œuvre ne le lui permettent pas : comment en blâmer la victime ?
Rappelons à toutes fins utiles que le tiers des bénéficiaires éligibles au RSA socle (sans aucun revenu), et les deux tiers des bénéficiaires éligibles au RSA activité (aux revenus du travail très faibles), ne le réclament pas !
C’est enfin une aberration sans mesure en matière d’insertion sociale, qui ne solutionne en rien les défis majeurs constitués par la précarisation et la pauvreté croissantes, tant dans le département qu’en France, et promet a contrario d’aggraver le sort des bénéficiaires, aussi sûrement qu’il l’a fait aux États-Unis, en Allemagne et ailleurs.
Le chômeur ou l’exclu dans toutes ses diverses dimensions, enrôlé dans l’armée de réserve de la terreur capitaliste est désormais au fait de ce que les apprentis sorciers de la démocratie lui promettent à coup sûr: la servitude par le travail, marche et crève !
Par sa décision aux conséquences désastreuses, le conseil départemental du Haut-Rhin fait sauter la dernière digue qui nous séparait de la société orwellienne, où liberté et servilité se confondent.
Désormais, on le sait, si nous n’agissons pas rapidement contre une classe politique qui ne légifère plus qu’à notre préjudice, la misère aura un prix : notre lâcheté.
Gundulf de Trondes
(1) http://www.haut-rhin.fr/actu/2041/view.html
(2) Ibid
(3) « L’Alsace » du 6 février 2016
Mise à jour : Marisol Touraine déclare que « Si le département du Haut-Rhin pense être capable de trouver 7 heures de bénévolat par semaine pour les 20 000 personnes bénéficiaires, peut-être peut-il leur trouver une activité rémunérée ». Considérant « impossible » que les prestations soient interrompues en cas de refus.
Cela ne change rien quant au fond de cet article. Nul doute que ce genre de provocation n’a pas fini de rebondir, maintenant, ou à la prochaine alternance politique.
Situation haut-rhinoise
Selon les chiffres officiels du Conseil départemental du Haut-Rhin, la dépense liée au RSA est estimée à 100 millions d’euros pour l’année 2016, et comptabilise 20.000 personnes ou familles bénéficiaires, à titre principal (c’est à dire sans autre forme de revenu), ou à titre complémentaire (aujourd’hui « prime d’activité »). Ce nombre a crû de 61% depuis 2010, soit en moyenne 8,3% par an depuis 6 ans. En toute logique, et à situation constante, on aura doublé le nombre de bénéficiaires d’ici 2019
Voir aussi sur ce site : Fauchés, ils deviennent abjects : les CD du 67 et du 68 prennent les pauvres en otage