L’Union géné­rale des Tra­vailleurs Tuni­siens (UGTT) est l’organisation syn­di­cale his­to­rique en Tuni­sie créée en 1946. Le Par­ti Des­tou­rien de Habib Bour­gui­ba et l’UGTT ont été les arti­sans de l’indépendance de la Tuni­sie avec la fin du pro­tec­to­rat fran­çais en 1956. Dans ce régime à par­ti unique qui s’est effon­dré avec la fuite hon­teuse de Ben Ali en jan­vier 2011, l’UGTT a été durant toutes ces années un foyer de lutte et de résis­tances. Tolé­rée par le pou­voir, ses diri­geants ont néan­moins connu la pri­son à maintes reprises. Durant la révo­lu­tion de 2010–2011, l’UGTT a joué un rôle cen­tral en aidant les mani­fes­tants à s’organiser, à se struc­tu­rer. Ensuite, elle fut l’opposition essen­tielle au par­ti Ehna­da qui est venu au pou­voir pour ten­ter d’instaurer un Etat isla­miste. L’échec de cette ten­ta­tive est à mettre au cré­dit de l’UGTT qui a tenu deux rôles : celui de por­teurs de reven­di­ca­tions sociales mais aus­si celui d’incarner une oppo­si­tion poli­tique avant que des par­tis poli­tiques se constituent.

Moha­med Msel­mi, secré­taire géné­ral adjoint, char­gé des ques­tions de for­ma­tion et d’organisation, a bien vou­lu répondre aux ques­tions de L’Alterpresse68. Il nous donne un aper­çu très inté­res­sant de la tran­si­tion démo­cra­tique qui est en cours et de la recherche de l’UGTT à se struc­tu­rer dans une situa­tion poli­tique pro­fon­dé­ment dif­fé­rente de celle qu’elle a connue durant ses 70 pre­mières années.

L’A : Com­ment, Moha­med Msel­mi, l’UGTT vit-elle cette situa­tion inédite pour elle depuis près de 70 ans ?

MM : L’UGTT a été un vivier mili­tant  pen­dant toute la dic­ta­ture. En l’absence de par­ti poli­tique d’opposition, elle a accueilli de nom­breux mili­tants poli­tiques qui ne pou­vaient s’exprimer et agir ailleurs. Elle jouait donc deux rôles : celui de syn­di­cat et celui du par­ti poli­tique d’opposition.

A pré­sent les par­tis poli­tiques se sont consti­tués, ils existent et com­mencent à jouer leur rôle comme on l’a vu lors des pre­mières réelles élec­tions démo­cra­tiques que nous avons connues en décembre 2014.

Dès lors, le syn­di­cat doit se réfor­mer et nous sommes dans cette réflexion actuellement.

 L’A : Quelles sont les pistes que vous explorez ?

MM : J’insiste d’abord sur l’importance de cette réflexion : c’est l’avenir de l’UGTT qui se joue. Soit nous nous posi­tion­nons comme un syn­di­cat stric­te­ment reven­di­ca­tif qui ne se concentre que sur la ques­tion sociale. Mais alors, faut-il aban­don­ner toute la réflexion et l’activité que l’UGTT a déve­lop­pée his­to­ri­que­ment sur le plan politique ?

Et si nous choi­sis­sons cette voie d’être un acteur de la vie poli­tique, com­ment le faire ? Créer notre par­ti ? Consti­tuer des listes aux élec­tions légis­la­tives pour entrer au Parlement ?

Nous n’avons pas encore tran­ché ces ques­tions fon­da­men­tales. Car depuis trois ans main­te­nant et la mise en place d’un gou­ver­ne­ment diri­gée par Ehna­da, le par­ti isla­miste, nous gérons l’imprévisible au jour le jour, en inter­ve­nant conti­nuel­le­ment contre les remises en cause des acquis sociaux ou socié­taux. Cela ne nous a tout sim­ple­ment pas lais­sé la dis­po­ni­bi­li­té néces­saire pour enta­mer et mener à bout une réflexion appro­fon­die sur le posi­tion­ne­ment du syn­di­ca­lisme dans la Tuni­sie actuelle.

A pré­sent, le temps presse et je consi­dère que les dix années à venir seront les plus impor­tantes pour l’avenir de notre pays et aus­si les plus dan­ge­reuses, les plus ris­quées, pour l’UGTT.

L’apprentissage de la démocratie

L’A : La dif­fi­cul­té pour le nou­veau pré­sident de la Répu­blique, Béji Caïd Esseb­si, de for­mer un gou­ver­ne­ment depuis décembre der­nier, est-ce le signe d’une insta­bi­li­té poli­tique préoccupante ?

MM : Non, je ne le crois pas. Ce serait plu­tôt le contraire. Il ne faut pas oublier que notre révo­lu­tion était sociale et nous sommes à pré­sent dans une tran­si­tion démo­cra­tique. Les res­pon­sables poli­tiques sont en train d’apprendre la démo­cra­tie. Après les élec­tions pré­si­den­tielles de 2014, les rap­ports entre les par­tis poli­tiques sont d’une meilleure qua­li­té. Les débats entre eux sont moins hou­leux, por­tant plus sur le fonds et ne sont plus des invec­tives comme nous l’avons connu il y a encore peu. Et il n’y a pas de sur­en­chère dans les promesses.

D’autre part, l’élection de Caïd Esseb­si, du Nidaa Tounes (« L’appel de la Tuni­sie »), orga­ni­sa­tion assez hété­ro­clite, ne signi­fie par le retour à l’ère Ben Ali puisque le mul­ti­par­tisme est éta­bli et est irré­ver­sible. Pour for­mer son gou­ver­ne­ment, le pre­mier ministre appe­lé par le Pré­sident, Habib Essid, a pris en compte des pro­po­si­tions d’Ehnada mais aus­si du Front Popu­laire (regrou­pe­ment des par­tis de gauche).

L’A : Ehna­da est-il deve­nu un par­ti comme un autre ?

MM : Ils ont admis les règles de fonc­tion­ne­ment de la démo­cra­tie. Le fait d’avoir été au gou­ver­ne­ment durant trois ans les a confron­té à la réa­li­té et à la popu­la­tion qui s’est mobi­li­sée et s’est bat­tue pour défendre les valeurs et les conquêtes du peuple tunisien.

A pré­sent, une cla­ri­fi­ca­tion se fait en son sein et deux ten­dances se mani­festent : il y a tou­jours ceux qui veulent aller vers un Etat isla­miste par étapes. Mais ils sont en dif­fi­cul­té car ils n’ont pas su, lors de leur pas­sage au pou­voir, répondre aux aspi­ra­tions du peuple.

L’autre ten­dance, à laquelle Rachid Gha­nou­chi, l’emblématique lea­der d’Ehnada, apporte sa cau­tion, tente de don­ner à l’islam poli­tique un sens positif.

J’ajouterai que ce par­ti subit aus­si ce qui se passe aujourd’hui dans les autres pays arabes et les Tuni­siens n’ont aucune envie de voir ces chaos se déve­lop­per chez eux

L’A : Les dif­fé­rents par­tis sont en passe de s’organiser. Voit-on l’émergence d’une gauche poli­tique apte à gouverner ?

 MM : Ses prin­ci­pales com­po­santes sont regrou­pés au sein du Front Popu­laire qui a obte­nu 7,82% aux pré­si­den­tielles et 3,66% aux législatives.

Mal­gré cela, la situa­tion actuelle est la plus favo­rable pour la gauche qui ne par­ti­ci­pe­ra pas au gou­ver­ne­ment. Elle a du temps devant elle pour pré­pa­rer les pro­chaines élec­tions, ce qui n’était pas le cas lors des pré­cé­dentes. Si elle trouve une uni­té entre les dif­fé­rentes orga­ni­sa­tions et fait taire ses riva­li­tés, le Front popu­laire peut espé­rer, dans un ave­nir pas trop loin­tain, un ave­nir simi­laire à celui de Syri­za en Grèce.

 Une nou­velle démocratie

L’A : L’UGTT, en tant que syn­di­cat, s’inscrit-elle dans la démarche du Front popu­laire ? A‑t-elle éla­bo­ré un pro­jet de socié­té qui pour­rait conte­nir des idées et des reven­di­ca­tions pour un pro­gramme politique ?

 MM :  Le modèle de socié­té que nous vou­lons est clair pour l’UGTT. Nous l’avons défen­du toutes ces der­nières années et nous conti­nue­rons de le faire. Je consi­dère que c’est peut être la par­tie la plus facile de notre acti­vi­té ! Et aujourd’hui, nous le par­ta­geons avec tous les par­tis démocratiques.

Il faut com­prendre que nous bâtis­sons, en Tuni­sie, une nou­velle démo­cra­tie. Les par­tis sont bien en place à pré­sent, même si la gauche reste très divisée.

L’UGTT doit trou­ver sa place dans cette nou­velle démo­cra­tie et, petit à petit, nous nous adap­tons. A titre d’exemple, dans le sec­teur que j’anime à l’UGTT, la for­ma­tion des membres, nous avons tota­le­ment chan­gé le conte­nu des cours dispensés.

Nous avions construit notre for­ma­tion sur l’histoire du mou­ve­ment ouvrier et ses conquêtes ; à pré­sent, nos thèmes sont : la jus­tice sociale, la démo­cra­tie, l’indépendance syndicale…

Nous avons connu un afflux consi­dé­rables de nou­veaux adhé­rents ces deux der­nières années, plus de 200.000 ! (Ndlr : l’UGTT compte entre 750.000 et 850.000 membres).

Ces nou­veaux adhé­rents sont issus de la Tuni­sie nou­velle : ils veulent agir sans tou­te­fois avoir l’expérience syn­di­cale, leur stra­té­gie se limite sou­vent à la spon­ta­néi­té des luttes. Ce sont des situa­tions que le patro­nat et le pou­voir peuvent aisé­ment récu­pé­rer en leur faveur en mani­pu­lant l’opinion publique. Il faut un intense tra­vail de for­ma­tion pour les for­mer à l’exercice de la démo­cra­tie sociale.

L’A : L’UGTT vient d’organiser un sémi­naire sur l’Economie sociale et soli­daire (ESS). Est-ce que cela repré­sente pour vous, une autre voie à pro­po­ser aux tra­vailleurs qui sont encore nom­breux au chô­mage en Tuni­sie ? (offi­ciel­le­ment 15% de taux de chô­mage mais il grimpe à plus de 31% pour les sala­riés issus de l’enseignement supérieur)

 MM : Pour l’heure, nous sommes au début de la réflexion sur la place et le rôle que pour­rait jouer l’ESS en Tunisie.

C’est une approche de l’économie qui est inté­res­sante et elle peut être un nou­veau mode de déve­lop­pe­ment. C’est une des pistes de réflexion par­mi d’autres pour tra­cer des pers­pec­tives d’emplois sur­tout à ce nombre très éle­vés de jeunes chô­meurs diplômés.

Mais nos prio­ri­tés actuelles au sein de l’UGTT sont les restruc­tu­ra­tions du syn­di­cat, la poli­tique sociale, la pré­pa­ra­tion de notre congrès dans un an et demi.

Car peu importe le gou­ver­ne­ment qui s’installera dans les pro­chains jours, les tra­vailleurs ont du sou­ci à se faire. L’UGTT devra inter­ve­nir dans de nom­breux domaines, sans avoir les moyens suffisants.

L’indépendance syn­di­cale

L’A : Vous allez faire front syn­di­ca­le­ment pour défendre les acquis sociaux. N’auriez-vous pas inté­rêt à sou­te­nir une alter­na­tive moins libé­rale pour diri­ger la Tunisie ?

MM : Nous avons de nom­breux mili­tants de l’UGTT dans les par­tis de gauche, notre voix y est donc enten­due. Mais notre inté­rêt n’est pas de mettre l’organisation syn­di­cale en avant pour mener le com­bat poli­tique. Nous devons gar­der notre libre-arbitre pour que l’UGTT soit utile aux tra­vailleurs quel que soit le gou­ver­ne­ment en place. Nous res­tons à dis­tance… mais sommes conti­nuel­le­ment présents.

 Pro­pos recueillis par Michel Muller