Un sala­rié peut-il s’exprimer sur ce qui se passe dans son entre­prise ? Il y a quelques semaines, un sala­rié du Jour­nal L’Alsace se plaint sur sa page Face­book de l’attitude de la direc­tion qui vient d’infliger un lock-out (acte illé­gal, faut-il le rap­pe­ler) aux sala­riés qui vou­laient reprendre le tra­vail après une grève. Fureur du PDG qui, lors d’une réunion des délé­gués du per­son­nel, fus­tige cet indi­vi­du et pro­fère des menaces à son égard. L’affaire est encore en cours et inutile de vous dire que L’Alterpresse68 la suit de près et mène­ra cam­pagne pour défendre ce sala­rié si d’aventure la direc­tion pre­nait une sanction.

Et cela repose, une fois encore, la ques­tion de savoir si l’entreprise échappe aux règles de la démo­cra­tie poli­tique et sociale qui fait loi dans notre pays.

LES LANCEURS D’ALTERTE

Sans John Kiria­kou et Tho­mas Drake, nous ne sau­rions rien des pra­tiques des USA dans leur « guerre contre le ter­ro­risme ». L’un confir­ma l’utilisation de la tor­ture par les agents amé­ri­cains, le deuxième révé­la, bien avant Snow­den, le sys­tème de sur­veillance géné­rale des télé­com­mu­ni­ca­tions que mènent les Etats-Unis à l’échelle mon­diale. Sans l’incessante dénon­cia­tion des ravages du médi­ca­ment Média­tor menée par la pneu­mo­logue Irène Fra­chon, le groupe Ser­vier conti­nue­rait de vendre son poi­son dans nos bonnes offi­cines pharmaceutiques.

Les lan­ceurs d’alerte jouent un rôle essen­tiel pour révé­ler des vio­la­tions de la loi, de graves dys­fonc­tion­ne­ments, des conflits d’intérêts, j’en passe et des meilleurs.

Le 15 décembre 2014, Antoine Del­tour recon­naît être l’auteur des infor­ma­tions démon­trant la res­pon­sa­bi­li­té du Luxem­bourg et de son pré­sident Jean-Claude Jun­cker dans l’affaire Lux­leaks. Des cen­taines d’accords per­met­tant aux mul­ti­na­tio­nales de pra­ti­quer l’évasion fis­cale avaient été ava­li­sé par l’actuel pré­sident de la Com­mis­sion Euro­péenne.  Pour cela, Antoine Del­tour, ancien audi­teur du cabi­net Price­waterhouseCoopers (PWC) a été mis en exa­men par la ­jus­tice luxem­bour­geoise pour ­«vio­la­tion du secret des affaires». Le phé­no­mène des lan­ceurs d’alerte reste mal com­pris et fait l’objet de contro­verse. Au moment des révé­la­tions de Wiki­Leaks, on a pu entendre le mot de « déla­tion », Snow­den est accu­sé de « tra­hi­son »… et doit se ter­rer à Mos­cou car il risque la pri­son dans son pays.

LE DROIT D’ALERTE

Le droit d’alerte, exten­sion de la liber­té d’expression, naît his­to­ri­que­ment du droit du tra­vail : il a pour but de pro­té­ger le sala­rié aler­tant sur des crimes ou faits illé­gaux. Les pre­mières lois (Etats-Unis, 1863) pro­tègent l’agent public ; la pre­mière conven­tion inter­na­tio­nale rati­fiée par la France (Orga­ni­sa­tion Inter­na­tio­nale du Tra­vail, 1982) inter­dit le licen­cie­ment d’un sala­rié ayant aler­té sur des faits illé­gaux com­mis par son employeur.

La France s’est récem­ment dotée de cinq lois en faveur de la pro­tec­tion des lan­ceurs d’alerte. Mais ces lois sont « par­tielles, lacu­naires et dis­pa­rates » selon Trans­pa­ren­cy Inter­na­tio­nal qui est la prin­ci­pale ONG de lutte anti-cor­rup­tion avec plus de 110 sec­tions dans le monde.

Exemple : si la loi du 16 avril 2013 accorde, dans son article 1, le « droit de rendre public » le signa­le­ment de risques graves pour la san­té et l’environnement, pour autant l’article 11 sur la « pro­tec­tion des don­nées » exclut le signa­le­ment à la presse.

Il ne faut donc pas s’étonner que «  64% des sala­riés se taisent de peur de perdre leur emploi, ou de peur que leur signa­le­ment ne soit pas enten­du » pré­cise Nicole-Marie Meyer, char­gée de mis­sion alerte éthique pour Trans­pa­ren­cy Inter­na­tio­nal France.

LES LOIS AUROUX DE 1982

La gauche arri­vée au pou­voir en 1981 veut mar­quer signi­fi­ca­ti­ve­ment son retour en don­nant plus de pou­voirs aux sala­riés et à leurs élus dans les entre­prises. Le ministre Jean Auroux s’en charge et fait adop­ter une série de lois qui visent à démo­cra­ti­ser la vie dans l’entreprise.

Rap­pe­lons que par­mi les 110 pro­po­si­tions du can­di­dat Fran­çois Mit­ter­rand, figu­raient deux mesures phares en matière de droit du travail :

  • la pre­mière visait à don­ner un droit de veto au comi­té d’entreprise sur les licen­cie­ments ;
  • la seconde devait per­mettre au comi­té d’hygiène et de sécu­ri­té d’arrêter les machines dangereuses.

Ces deux pro­po­si­tions avaient clai­re­ment pour but de limi­ter le pou­voir du chef d’entreprise en impo­sant un véri­table contre-pou­voir sala­rié. Mais ces deux mesures furent pour­tant absentes des lois Auroux.

Pour autant, la pre­mière loi, celle du 4 août 1982 sur les liber­tés dans l’en­tre­prise ins­taure un droit d’ex­pres­sion des sala­riés sur leurs condi­tions de tra­vail tout en enca­drant le pou­voir dis­ci­pli­naire de l’employeur (règle­ment inté­rieur et inter­dic­tion de la dis­cri­mi­na­tion).

L’OPPOSITION PATRONALE

Le MEDEF de l’époque, le Conseil natio­nal du patro­nat fran­çais, vit rouge avec ses dis­po­si­tifs même s’il avait réus­si à en limi­ter la por­tée. De juris­pru­dence en juris­pru­dence, les moda­li­tés furent affinées.

Pour faire face à la pro­tec­tion dont dis­po­saient les sala­riés et leurs élus pour dénon­cer les abus et les por­ter en jus­tice, le patro­nat ripos­ta en impo­sant des « clauses de confi­den­tia­li­té » dans les contrats de tra­vail. Ain­si, au nom de l’obligation de loyau­té, les sala­riés ne sont pas cen­sés divul­guer des infor­ma­tions propres à leur entre­prise. Plus géné­ra­le­ment, un sala­rié ne peut dévoi­ler ce qui pour­rait cau­ser du tort à l’entreprise. Même sans clause de confi­den­tia­li­té, une obli­ga­tion de dis­cré­tions inter­di­rait au sala­rié de dif­fu­ser des infor­ma­tions pré­ju­di­ciables à l’entreprise. On peu s’imaginer les pro­cé­dures sans fin qui s’en suivent quant un employeur à déci­dé de sanc­tion­ner un sala­rié pour de tels faits.

Les argu­ments oppo­sés par le patro­nat portent essen­tiel­le­ment sur les consé­quences pour l’image de l’entreprise et, pour celles cotées en Bourse, la chute du cours de l’action.

LOI MACRON ET DIRECTIVE EUROPEENNE

Au titre d’« inté­rêts supé­rieurs », les entre­prises devraient donc échap­per à la dénon­cia­tion d’éventuels agis­se­ments illi­cites dom­ma­geables éco­no­mi­que­ment, socia­le­ment ou sur le plan envi­ron­ne­men­tal. Une col­lec­ti­vi­té locale, par contre, ne pour­rait s’y soustraire…

Lors des débats sur la loi Macron, un amen­de­ment pro­po­sé par un dépu­té socia­liste et voté éga­le­ment par la droite, a été intro­duit dans le texte. Il pré­voyait de « punir qui­conque prend connais­sance, révèle sans auto­ri­sa­tion ou détourne toute infor­ma­tion au titre du secret des affaires, d’une peine de trois ans d’emprisonnement et de 375.000 euros d’amende. »

Dans une décla­ra­tion signée par des jour­na­listes et des syn­di­ca­listes, cet amen­de­ment est ain­si dénon­cé : « … le champ large et flou du « secret des affaires » ne vise rien de moins qu’à empê­cher le droit d’expression dans et hors de l’entreprise, le droit d’intervention des orga­ni­sa­tions syn­di­cales, le sta­tut récent et fra­gile des lan­ceurs d’alerte et la liber­té de la presse.

Le secret des affaires rap­pelle le secret ban­caire qui a per­mis aux grandes banques mises en exa­men pour blan­chi­ment et fraude fis­cale, d’envoyer leurs lan­ceurs d’alerte en pri­son (…) Au quo­ti­dien, il s’agit de limi­ter la capa­ci­té d’action des ins­ti­tu­tions repré­sen­ta­tives du per­son­nel et des orga­ni­sa­tions syn­di­cales en frap­pant du sceau de la confi­den­tia­li­té, les infor­ma­tions que les direc­tions d’entreprise son obli­gées de leur communiquer. »

Et plus loin : « … le pro­jet de loi Macron dépé­na­lise le délit d’entrave, les employeurs ne pour­ront donc désor­mais plus être condam­nés au pénal s’ils ne com­mu­niquent pas les infor­ma­tions obli­ga­toires aux repré­sen­tants du per­son­nel, qui seront, eux, pas­sibles de peines de pri­son s’ils jouent leur rôle et informent les sala­riés et les citoyens. »

Fina­le­ment, les diverses pres­sions ont fait recu­ler le gou­ver­ne­ment qui n’a pas repris cet amen­de­ment dans le texte final.

Mais l’inquiétude reste de mise concer­nant le trai­te­ment du secret des affaires. Une direc­tive euro­péenne est en pré­pa­ra­tion et sera débat­tue le 28 avril au Par­le­ment euro­péen. Cette direc­tive uti­lise une défi­ni­tion très large du secret des affaires et péna­lise toute infrac­tion sans la limi­ter… Adop­tée en l’état, elle pour­rait être uti­li­sée pour pour­suivre des lan­ceurs d’alerte, des syn­di­ca­listes ou des journalistes…

ENTREPRISE CITOYENNE ?

« L’u­nique res­pon­sa­bi­li­té sociale de l’en­tre­prise est d’accroître ses pro­fits. »  A cette décla­ra­tion pro­vo­ca­trice du prix Nobel d’é­co­no­mie Mil­ton Fried­man en 1970, cer­tains patrons oppo­sèrent l’idée de l’ « entre­prise citoyenne » qui, il faut bien le recon­naître, fut essen­tiel­le­ment une opé­ra­tion mar­ke­ting pour redo­rer un bla­son que la mul­ti­pli­ci­té des  plans de licen­cie­ments des années 1980 et 1990 avaient beau­coup ter­ni dans l’opinion publique.

L’idée de l’é­cri­vain Chris­tian Fel­ber décli­née dans son livre « L’é­co­no­mie citoyenne : un mou­ve­ment a vu le jour »   (édi­tions Actes Sud) est p lus sérieuse et bien plus inté­res­sante. Selon lui,  « les entre­prises (devraient éla­bo­rer) un nou­veau type de « bilan » qu’elles devraient pré­sen­ter chaque année, en plus du bilan finan­cier : le bilan citoyen. Y appa­raissent seule­ment des cri­tères qu’on peut concrè­te­ment éva­luer selon des valeurs fon­da­men­tales : res­pon­sa­bi­li­té sociale, dura­bi­li­té éco­lo­gique, coges­tion démo­cra­tique, soli­da­ri­té envers tous les acteurs concer­nés (les sala­riés, mais aus­si les four­nis­seurs, les ache­teurs, les clients…). »

Et dans ce cadre, il fau­dra bien res­pec­ter un prin­cipe fon­da­men­tal : la liber­té d’expression ne peut s’arrêtes pas aux portes de l’entreprise.

Que le patron de L’Alsace, le Cré­dit Mutuel, se l’applique en fou­tant la paix aux sala­riés qui dénoncent ses actes illé­gaux et antisociaux.

Michel Mul­ler