« Etienne Chouard, je l’ai enten­du à la radio l’autre jour, c’était bien ce qu’il disait sauf quand il disait qu’il fal­lait arrê­ter de par­ler de sport, de télé ou de choses pas sérieuses pour ne par­ler que de poli­tique, de chan­ger la Consti­tu­tion et tout ça, là il exa­gère… On y va ? ». Et pour­quoi pas ? Peut-être parce qu’à cette conver­sa­tion mati­nale avec ma copine se super­po­sait le sou­ve­nir de deux pages dans le Nou­vel Obs dépei­gnant le per­son­nage comme un faux gen­til, un tri­bun typi­que­ment « popu­liste » (l’adjectif indis­pen­sable quand il s’agit pour les élites de se défendre face à des idées qu’elles ne veulent pas voir se dif­fu­ser), et, bien pire, un sou­tien d’Alain Soral et de son mou­ve­ment Ega­li­té et Récon­ci­lia­tion, dou­teuse idole du web clas­sé à l’extrême-droite, anti­sé­mite avéré.

« Au moins, ce qui est inté­res­sant avec ce mec, c’est qu’on sait pas trop si on va être d’accord ou pas avec lui… » Arri­vé au Ler­chen­berg ce 28 février, je retrouve une amie, et puis une jeune can­di­date éco­lo­giste aux can­to­nales, un orga­ni­sa­teur encar­té au Front de Gauche, deux-trois têtes connues mais pas plus, pas for­cé­ment le public habi­tuel des mee­tings contes­ta­taires. Il n’empêche que la grande salle du Ler­chen­berg est rem­plie et le pro­fil du public est réel­le­ment hété­ro­gène. Aucun doute, l’envie d’un alter-mili­tan­tisme, de s’intéresser et d’influer sur le cours du monde tel qu’il va, existe. Qui pour faire fer­ti­li­ser ce ter­reau ? Chouard ? 250 per­sonnes, c’est énorme et très peu à la fois : « ils nous laissent tran­quille parce qu’on est inof­fen­sif, pas assez nom­breux, mais il faut qu’on soit non pas cent mille à pen­ser la même chose, pas un mil­lion, mais qua­rante mil­lions ! Et là fau­dra faire atten­tion, ils pré­fè­re­raient nous zigouiller que de perdre leurs privilèges ».

En résu­mé, l’idée est de modi­fier ce qu’il appelle notre « anti-consti­tu­tion », « écrite par les pro­fes­sion­nels de la poli­tique pour orga­ni­ser leur impuis­sance », par une consti­tu­tion écrite par cha­cun. « Un peuple qui écrit lui-même sa consti­tu­tion c’est le meilleur moyen pour résis­ter à tous les fas­cismes, à toutes les bru­ta­li­tés éco­no­miques et poli­tiques. Les banques en ont une, c’est le trai­té de Bâle, et elles sont pro­té­gées, tout se passe bien pour elles. Quand les Tuni­siens étaient en posi­tion de recon­qué­rir le pou­voir, ils ont été infou­tu d’écrire la Consti­tu­tion parce qu’ils n’étaient pas entraî­nés, ils ont aban­don­né ça à une consti­tuante qui a écrit une anti-consti­tu­tion. On est tous infan­ti­li­sés, sor­tons de cette spi­rale d’incompétence ! ».

Ok, « ate­liers consti­tuants » au pro­gramme, tous les jours. On se moque et pour­tant… Il faut savoir ce qu’on veut. « Il faut s’entraîner à ins­ti­tuer notre puis­sance, à l’écrire. Der­niè­re­ment, dans le TGV, avec mon voi­sin c’était pas par­ti pour qu’on dis­cute… Fina­le­ment on a par­lé de ça pen­dant trois heures. Les heures que vous pas­sez à regar­der des films dans les­quels vous ava­lez des tas de mes­sage d’intérêt pas for­cé­ment géné­ral, vous pou­vez l’utiliser à autre chose, à par­ler à vos voi­sins, vos grands-parents. Il faut qu’on soit très nom­breux à avoir la même idée, elle aura l’énergie que cha­cun y met­tra. Il faut trou­ver le plus petit déno­mi­na­teur com­mun avec les gens avec qui on est habi­tuel­le­ment pas d’accord, de l’extrême-gauche, de l’extrême-droite, de gauche, de droite, dans une même logique : empê­cher les  abus de pou­voir des gouvernants ».

Les bou­quins s’amoncellent sur la table du confé­ren­cier, dûment com­men­tés : Jacques Tes­tard, Attac, Tol­stoï… L’argumentation suit son cours, par­fois répé­ti­tive, assez inédite et radi­cale à sa manière, glo­ba­le­ment convain­cante. « Ca ne sert à rien de se battre sur les fronts sociaux, éco­lo­gistes etc., si on est impuis­sants. La Consti­tu­tion, ça peut être l’arme abso­lue contre les gou­ver­nants qui deviennent des traîtres. Il y a des tré­sors à trou­ver dans le monde, je pense aux consti­tu­tions de l’Equateur ou du Vene­zue­la… Il paraît que les pay­sans véné­zue­liens gardent tou­jours un exem­plaire de la Consti­tu­tion sur eux, elle garan­tit une bonne pro­tec­tion des acquis de la révo­lu­tion après la mort de Cha­vez. Mais le plus impor­tant, ce n’est pas le texte que l’on va écrire, c’est nous-mêmes en train de nous trans­for­mer en l’écrivant ».

Dans sa logique, l’ « ate­lier consti­tuant » doit aus­si être un moyen d ‘édu­ca­tion popu­laire. Il y a la sous-infor­ma­tion à base de chaînes d’info en conti­nue sur­tout pas­sion­nées par les faits-divers, les people et les piques entre poli­tiques. Il y a la sur­in­for­ma­tion plé­tho­rique sur le web, dont on ne sait plus que faire, abreu­vés. « L’info bien digé­rée, c’est celle que l’on retraite, comme c’est le cas lors des ate­liers consti­tuants, tranche Chouard. A une époque, le jour­na­lisme don­nait des opi­nions tran­chées, don­nait envie d’argumenter, d’approfondir… Et un jour ils sont deve­nus emmerdants ».

Une couche encore, sur l’Union Euro­péenne, pun­ching-ball de celui « qui s’est bien fait mettre » en approu­vant le Trai­té de Maas­tricht en 1992 avant de deve­nir un blo­gueur influent dans la lutte contre le pro­jet de Consti­tu­tion euro­péenne en 2005 (c’est d’ailleurs le prin­ci­pal fait d’armes de cet ensei­gnant jusqu’alors connu pour ses manuels d’utilisation de logi­ciels bureau­tiques). « Il faut sor­tir de l’Union Euro­péenne, c’est un piège fas­ciste domi­né par les mêmes mul­ti­na­tio­nales qui pré­fé­raient Hit­ler au Front Popu­laire, elle s’est construite contre nous et tout se passe comme pré­vu, tout y est orga­ni­sé pour que les peuples soient tenus à l’écart… C’est une pri­son poli­tique, anti­so­ciale, une machine à fabri­quer de la dette. Vous connais­sez l’article 104 du Trai­té de Maas­tricht, article 123 du Trai­té de Lis­bonne ? Il oblige les Etats à emprun­ter auprès des mar­chés finan­ciers et non de leur Banque cen­trale, c’est un truc qui nous asser­vit, une rai­son suf­fi­sante pour dire ‘’on se barre’’ ! ».

Et ça ne s’arrête plus, la salle prend la parole abon­dam­ment, s’interpelle sans ména­ge­ment sur la ques­tion du vote blanc ou de la fusion des régions : qu’il soit ques­tion d’anarchisme ou de monar­chisme, les avan­tages et incon­vé­nients com­pa­rés des dif­fé­rents sys­tèmes poli­tiques sont exa­mi­nés sans a prio­ri par ce tri­bun aty­pique. Sur le coup, une envie de s’informer mieux, de prendre les choses en main, se fait jour. Je me suis déci­dé au cours de la ren­contre à envoyer un papier à L’Alsace, une ten­ta­tive de sub­ver­sion en tête de page. J’ai racon­té ce qui s’est dit, par-ci, par-là. Je ne me suis pas ins­crit aux « ate­liers consti­tuants » orga­ni­sés par les Gen­tils Virus, orga­ni­sa­teurs de la soi­rée avec l’association Article 3, qui milite quant à elle pour le réfé­ren­dum d’initiative popu­laire. Je conti­nue à regar­der des films, à par­ler de tout et de rien, la vie conti­nue pour les classes moyennes et leur « ter­rible iner­tie » et les autres, un nou­veau scru­tin se pro­file, vogue la Ve République.

Syl­vain Freyburger