La journaliste Aude Lancelin est une de ces exceptions qui nous réconcilie avec le monde médiatique. Elle mène, sur la chaîne Le Média, chaque semaine, un entretien avec une ou un interlocutrice(teur). En s’effaçant presque totalement et grâce à des questions extrêmement judicieuses prouvant qu’elle connaît parfaitement le sujet, elle tient à sortir de la critique facile pour aller sur le terrain des perspectives réelles, donc crédibles. Cette semaine, elle accueille Bernard Friot pour son livre « Vaincre Macron » (sorti en novembre 2017 aux Editions La Dispute) : le sociologue-économiste livre avec pertinence et intelligence son analyse de ce que représente l’actuel président de la République, les errements de l’opposition de gauche et ses propres perspectives qui pourraient permettre de mettre la politique libérale en cause. Nous vous invitons à suivre cet entretien en cliquant sur le lien ci-dessous. Il éclaire d’une manière totalement différente les enjeux des luttes sociales actuelles.

https://www.youtube.com/watch?v=ACmcikrwi8Q

Ber­nard Friot qua­li­fie notre époque de « contre-révo­lu­tion capi­ta­liste » qui com­mence en 1950 en France et s’intensifie dans les années 80, entre autres sous l’impulsion de « la nou­velle gauche » menée par Michel Rocard, aujourd’hui  « adu­lé par les milieux capi­ta­listes » rap­pelle Ber­nard Friot.

Ce fut la rup­ture avec ce qui fut ins­tau­ré sur le plan éco­no­mique et social, à l’initiative des ministres com­mu­nistes, en 1946. Mal­gré la résis­tance achar­née de la CFTC, des démo­crates-chré­tiens, des gaul­listes et des socia­listes, la majo­ri­té de la CGT (l’opposition à l’intérieur de la CGT, essen­tiel­le­ment socia­liste, va bien­tôt faire séces­sion avec la créa­tion de FO et de la FEN) réus­sit à créer des ins­ti­tu­tions révo­lu­tion­naires avec, entre autres, le finan­ce­ment de la pro­tec­tion sociale non par l’impôt mais par la coti­sa­tion (les béné­fi­ciaires de la pro­tec­tion sociale, parents, malades, chô­meurs, retrai­tés, ne sont pas consi­dé­rés comme des mineurs éco­no­miques ou des assis­tés mais comme des pro­duc­teurs), l’unicité du taux de coti­sa­tion inter­pro­fes­sion­nel (ce qui empêche le dum­ping social), la pen­sion de retraite comme salaire conti­nué (l’activité du retrai­té est consi­dé­rée comme un tra­vail don­nant droit à un salaire), la ges­tion ouvrière du régime de Sécu­ri­té sociale (les sala­riés sont les copro­prié­taires d’usage de l’institution non lucra­tive qu’est la Sécu­ri­té sociale), le finan­ce­ment des hôpi­taux par les sub­ven­tions de la Sécu­ri­té sociale et non par le cré­dit, la recon­nais­sance de l’activité des soi­gnants pri­vés ou publics comme du tra­vail méri­tant un salaire à vie, la recon­nais­sance des parents comme ayant droit à un salaire du fait de leur acti­vi­té avec les enfants (une acti­vi­té qui est donc consi­dé­rée comme un travail).

Le salaire à vie

Inter­ro­gé par Aude Lan­ce­lin sur sa pro­po­si­tion d’un « salaire à vie » trai­tée sou­vent de mesure « irres­pon­sable car cas­sant l’appareil pro­duc­tif au pro­fit des assis­tés, d’ « uto­pie radi­cale » ou de « folie », Ber­nard Friot s’appuie sur l’exemple de la retraite et de la fonc­tion publique pour jus­ti­fier son raisonnement.

Il rap­pelle que le salaire est ver­sé sur la base d’un emploi et d’une qua­li­fi­ca­tion requise pour un poste défi­nie dans contrac­tuel­le­ment.  Cela est déjà une évo­lu­tion posi­tive par rap­port au paie­ment à la tâche ou à la dis­cré­tion de l’employeur en vigueur jusqu’à l’avènement des conven­tions col­lec­tives. Pour Ber­nard Friot, chaque indi­vi­du a droit à un salaire non pas lié « au seul emploi », mais lié à une qua­li­fi­ca­tion per­son­nelle irré­vo­cable. C’est l’exemple de la Fonc­tion publique où un agent est rému­né­ré selon sa qua­li­fi­ca­tion dans le cadre d’une grille qui s’impose à tous. En ver­tu de quoi, le socio­logue est vent debout contre le Reve­nu Uni­ver­sel pro­po­sé par Benoît Hamon car, à l’instar du RSA – RMI, il fis­ca­lise un reve­nu et déqua­li­fie le tra­vail. Rece­voir 800 € incon­di­tion­nel­le­ment quelle que soit sa qua­li­fi­ca­tion jus­ti­fie tota­le­ment la poli­tique de pré­ca­ri­té actuel­le­ment bien en cours dans les gou­ver­ne­ments et les entre­prises. Les impôts venant rem­pla­cés le capi­tal pour payer le tra­vail. Quand aux reve­nus du tra­vail, ils iraient donc entiè­re­ment au capital !

Autre exemple : la retraite. La retraite par répar­ti­tion est la conti­nui­té du paie­ment d’un salaire per­çu par le tra­vailleur pour un emploi. Il coti­sait alors dans un sys­tème per­met­tant de ver­ser un « salaire » aux retrai­tés en contre­par­tie de l’obtention du même droit quand lui-même sera à la retraite. Ce lien « salaire-retraite », illus­tré lors de la créa­tion par la défi­ni­tion de la hau­teur des pen­sions à « 75% du salaire d’un ouvrier métal­lur­giste de la Région pari­sienne » sera rom­pu par la CSG de Michel Rocard.

Dès lors, la retraite relève de la « soli­da­ri­té inter­gé­né­ra­tion­nelle », concept que récuse Ber­nard Friot. Il explique ain­si que, dans le sys­tème capi­ta­liste, le salaire est consi­dé­ré comme contri­buant à la valo­ri­sa­tion du capi­tal. Et la retraite comme un « geste de soli­da­ri­té » de la com­mu­nau­té à l’égard des aînés. Donc un retrai­té est consi­dé­ré comme non-pro­duc­tif, ni utile mais consi­dé­ré comme une charge à laquelle il faut accor­der de la bien­veillance. Bon­jour la digni­té ! L’activité d’un ou d’une retrai­tée n’est-elle donc pas une contri­bu­tion à la créa­tion de richesses ?

La réforme de la cou­ver­ture sociale que M. Macron veut impo­ser, va conti­nuer à détri­co­ter tota­le­ment un sys­tème que le capi­ta­lisme n’a jamais admis et qu’il ne veut plus assu­mer. Dès lors, la reven­di­ca­tion du « salaire à vie » met en exergue la réelle lutte de classe qui conti­nue d’être la carac­té­ris­tique de notre socié­té. Ce n’est pas un mau­vais par­tage des richesses qui est la cause des reculs sociaux, mais bien la pro­prié­té du « tra­vail » par le capi­tal qui met les sala­riés sous pres­sion et les oblige à accep­ter des condi­tions de plus en plus dégradées.

Cela me rap­pelle une pré­ci­sion que Paul Jorion aime à appor­ter à ces démons­tra­tions : « N’est-il pas révé­la­teur quand dans la comp­ta­bi­li­té des entre­prises, les salaires sont insé­rés dans les « charges » et les divi­dendes des action­naires dans la rubrique « béné­fices »… Ceux qui pro­duisent sont des « charges », ceux qui empochent sans lever le petit bout du doigt sont des « béné­fices »… Etran­ge­té ou révé­la­teur d’une socié­té mépri­sante à l’égard de ceux qui la font vivre ?

Le contrat de travail

Là où le vrai visage de Macron, comme celui de Hol­lande en son temps, appa­raît, c’est dans la volon­té de liqui­der le contrat de travail.

Ber­nard Friot rap­pelle que  l’instauration en 1910 du code du tra­vail était une immense conquête car il impose aux pro­prié­taires lucra­tifs (don­neurs d’ordre, patrons, four­nis­seurs, clients, prê­teurs ayant le mono­pole de la maî­trise de la pro­duc­tion de valeur) d’être des employeurs, c’est-à-dire de res­pec­ter les droits des tra­vailleurs ins­crits dans le code du tra­vail dans leur ges­tion directe de l’activité de pro­duc­tion et dans leur obses­sion de ponc­tion­ner une par­tie de la valeur créée par les tra­vailleurs.

Or, les vrais tenants du capi­tal n’ont aucune envie d’être des employeurs, ils pré­fèrent sous-trai­ter cela à des don­neurs d’ordre, aujourd’hui essen­tiel­le­ment des PME qui sont mises sous pres­sions pour pro­duire au moindre coût afin d’accroître la part de plus-value du capi­tal. Avec un contrat de tra­vail et des conven­tions col­lec­tives, les patrons des PME pou­vaient encore oppo­ser aux exi­gences du capi­tal, la néces­si­té de devoir appli­quer le code du tra­vail sous peine de condam­na­tion pénale et civile.

Grâce aux lois El Khom­ri dans un pre­mier temps et Péni­caud sous Macron, cette pro­tec­tion pour les tra­vailleurs dis­pa­raît et c’est la porte ouverte à la pré­ca­ri­té accep­tée contre son gré et indi­vi­duel­le­ment par le sala­rié. Il s’agit donc bien d’un retour à des condi­tions du XIXe siècle qui se fait sous cou­vert de « moder­ni­sa­tion » et d’adaptation à l’économie d’avenir, le numérique.

La gauche se trompe de combat

Ber­nard Friot expli­cite lon­gue­ment et pré­ci­sé­ment les erre­ments de la gauche qui se « trompe de com­bat ».  La ques­tion n’est pas de se battre pour « une meilleure répar­ti­tion du fruit du tra­vail », mais bien d’accaparer le tra­vail. Avec une ana­lo­gie à la révo­lu­tion de 1789, il rap­pelle que la bour­geoi­sie n’a pas cher­ché alors à « par­ta­ger les fruits du régime féo­dal », sinon ce régime serait encore en vigueur aujourd’hui, mais bien de jeter à bas la royau­té et s’accaparer des moyens de pro­duc­tions dans lequel le tra­vail, et lui seul, créé la richesse.

On pour­rait, au cœur des mou­ve­ments sociaux en cours actuel­le­ment, médi­ter cette réflexion que Ber­nard Friot livre à Aude Lan­ce­lin : « Ensei­gner en semaine à l’université les méfaits du capi­ta­lisme et deve­nir, le dimanche, un mili­tant soli­daire des misé­reux » ne gêne en rien les capitalistes.

Et pour bien pré­ci­ser son idée : « Mon pro­jet est de sor­tir ce que nous appe­lons “tra­vail” des griffes du Capi­tal en pro­lon­geant ce qui a été créé par le mou­ve­ment ouvrier au XXe siècle avec le salaire à vie, la pro­prié­té d’usage des entre­prises, et la sub­ven­tion de l’investissement. Ces trois grandes ins­ti­tu­tions – que je qua­li­fie de com­mu­nistes – du tra­vail peuvent nous per­mettre de nous battre contre la défi­ni­tion capi­ta­liste du tra­vail, défi­ni­tion qui repose sur le fait de se rendre sur un mar­ché du tra­vail pour se sou­mettre à un employeur, ou d’être un tra­vailleur indé­pen­dant qui se fait piquer une par­tie de la valeur qu’il pro­duit par les four­nis­seurs, les clients ou les prê­teurs. Bref, une défi­ni­tion qui ne recon­naît notre tra­vail que lorsque l’on met en valeur du capital. »

Le tra­vail de Ber­nard Friot ne recueille pas que des adhé­sions j’allais presque dire sur­tout à gauche ! Evi­dem­ment, pour cer­tains il est dif­fi­cile de conti­nuer à jus­ti­fier l’expérience social-démo­crate qui a échouer dans tous les pays… mais qu’ils sont prêts à bar­bouiller d’une pein­ture nou­velle pour nous la repré­sen­ter comme une alternative.

Les thèses de Ber­nard Friot peuvent être contes­tées et doivent être débat­tues. Il faut les prendre comme les seules qui prennent actuel­le­ment le contre­pied du fameux « There is no Alter­na­tive », le TINA de Mme That­cher que tous les gou­ver­ne­ments et la com­mis­sion euro­péenne ont accep­té comme le dogme des temps modernes. Rien que pour cela, Ber­nard Friot mérite d’être lu et écouté.

Michel Mul­ler

Pour plus d’informations sur le tra­vail de Ber­nard Friot:

http://www.reseau-salariat.info/?lang=fr