Contrairement à ce que l’intuition ou le sentiment populaire pourrait laisser croire, il n’y a rien de moins public qu’une forêt française. 75% du volume forestier national, lequel recouvre 31% du territoire, relève en effet du régime de la propriété privée. Avis aux promeneurs et autres flâneurs dominicaux. Passez votre chemin, et ne zyeutez pas le sol, bande de filous ! Pas touche à la Lépiote mamelonnée qui vous fait de l’oeil. Bas les pattes sur le Tricholome terreux qui vous aguiche. Et fuyez la Galère marginée, car elle vous tuera plus sûrement que le propriétaire des lieux ! En foulant 75% de la forêt nationale, vous saurez désormais que vous commettez une effraction sylvestre !
Il n’y eut vraiment que les chasseurs pour se dispenser de formalités aussi vétilleuses, notamment depuis la loi Verdeille de 1964. Le législateur instaura en effet un droit général de chasse, faisant de cet amateur d’animaux trucidés un proudhonien qui s’ignore. Il fallut qu’un fâcheux, apparemment réfractaire au plaisir d’occire la faune en toute impunité, s’enhardisse jusqu’à déposer plainte auprès de la Cour européenne des droits de l’Homme de Strasbourg, pour qu’un droit de non-chasse, conforme au droit de propriété, soit instauré par la loi française en 2000.
Gueule de bois
Pour autant, dans les faits, le droit de passage est bien évidemment toléré par nombre de propriétaires. Ainsi s’amorce l’histoire d’une bande d’amateurs de forêts vosgiennes. Entre diverses essences de ligneux et arbres remarquables parmi les chênes et hêtres, sapins ou épicéas qui se disputent une place au soleil, le fond de la vallée de la Doller recèle quelques trésors de faune et de flore, que ces inconditionnels de belle nature se plaisent à arpenter. Les écologues et naturalistes y recensent 12 mammifères terrestres, 4 espèces de chiroptères, 34 espèces d’oiseaux, dont 9 remarquables, et on vous épargne le détail des 15 espèces de papillons, reptiles et amphibiens, que l’on y croise au détour des feuillus, conifères et plans d’eau.
Dans ce havre de paix fourmillante, les riverains se virent signifier il y a quelques mois par voie d’enquête publique, la nécessité d’une percée routière au sein du massif du Sprickelsberg, dont le décor sylvestre vient de vous être planté. Il s’agira d’une desserte forestière. Portée par « l’Association Syndicale Autorisée du Sprickelsberg » (ASA), dont le président est le maire de Dolleren, Jean-Marie EHRET. Le tracé prévu desservira ce massif d’une superficie de 293 hectares situés en moyenne montagne, sur un versant de la rivière Doller, entre les communes de Dolleren et Kirchberg.
La puissance publique ou les collectivités territoriales n’y ont que peu de prise. 16% à peine des 293 hectares du Sprickelsberg sont forêts communales et donc soumises à un certain contrôle de l’ONF (par ailleurs en voie probable de privatisation accélérée et en état de déficit chronique).
Pour autant, le projet de desserte est financé sur fonds publics à hauteur de 80%. Essentiellement des crédits européens gérés par la Région Grand Est.
Sciera bien qui sciera le dernier
Nos amis riverains s’en inquiètent, et voient survenir le projet comme la possible émergence d’un modèle de sylviculture industrielle, dont on sait qu’elle peut se caractériser par des pratiques détestables, telles la coupe-rase, déjà en vigueur sur la gestion de quelques forêts françaises, où par ailleurs le terme d’« usine à cellulose » est déjà préféré à celui d’arbre ou de forêt, par quelque nabab de l’agroforesterie. Mais c’est surtout les perspectives d’une gestion productiviste, appuyée par le souci du rendement, la perclusion de pesticides, et la démultiplication des camions de transports grumiers qui concentrent l’essentiel de leurs craintes. Quid de l’économie générale de la forêt dans les décennies à venir ? Des infrastructures, notamment des ponts, qui auront à subir le passage régulier de véhicules aux tonnages imposants ?
Un habitant de Rimbach (village de la vallée fortement impacté par les dessertes forestières), cité par le journal « L’Alsace » du 27/12/2018, s’inquiète également de la largeur des chemins à construire, qui ne sont calibrés que par la nécessité économique: « Au lieu d’adapter la largeur des chemins à la taille des camions, ne faudrait-il pas faire l’inverse ? »
Par ailleurs, l’étude d’impact (première du genre en Alsace et ne portant que sur l’impact du chantier de construction de la desserte, et non la gestion forestière), établit un tableau des effets du projet sur la faune et la flore, voire la santé humaine, et relève toute une série d’indicateurs inquiétants. Destruction de 10 hectares d’habitats, risques de destruction d’espèces, et possible altération des captages [d’eau] public et privés, notamment pendant les travaux…
Dans le cadre de l’enquête publique, ils font circuler des tracts, interpellent la population, et s’adressent notamment aux 2 maires concernés (Dolleren et Kirchberg) par voie de courriers. Le silence plombé des élus leur vaut fin de non-recevoir. Dans l’entre-temps, l’ASA du Sprickelsberg obtient le feu vert de la préfecture le 16 novembre 2018, pour effectuer les travaux. Sans autre alternative, nos amis s’en remettent à la justice, et attaquent l’arrêté préfectoral.
Outre la contestation du bien-fondé d’une telle opération, l’objectif premier étant d’être reconnus comme des interlocuteurs légitimes par les pouvoirs publics, et par les structures concernées.
Langue de bois
Dans le souci de rendre compte contradictoirement de leurs démarches, le collectif décide de faire ce qu’aucune partie prenante n’a jamais songée à faire jusqu’à présent : organiser une rencontre pour se parler et faire état des accords et désaccords des uns et des autres.
Cette réunion a donc eu lieu le vendredi 25 janvier 2019 à 20 heures, dans une salle de la maison de pays de Wegscheid.
Un peu moins d’une centaine de personnes s’y retrouvent. En prologue, les animateurs conviennent d’y projeter le film documentaire : « le temps des forêts », réalisé en 2018 par François-Xavier Drouet. Le cinéaste y relate l’entrée dans l’ère industrielle du patrimoine forestier français, à l’égal de ce qui se déroule de par le monde. Monocultures (une essence y est particulièrement représentée : le « Douglas », qui pousse « vite », à peine 35 ans !). Mais aussi engrais et pesticides, la gestion forestière suit à vitesse accélérée la pente mortifère empruntée par le modèle agricole intensif depuis plus de 50 ans. Du Limousin aux Landes, du Morvan aux Vosges (où se situe le massif du Sprickelsberg), la forêt est traitée comme un simple potager, que l’on récolte par l’arrachage de masse, grâce à l’emploi d’une nouvelle forme de mécanisation lourde, du type abatteuse. Elle permet à une seule personne d’effectuer depuis la cabine de sa grue forestière des opérations de coupe, d’ébranchage et de tronçonnage d’un arbre en moins de 10 minutes…
Le débat s’amorce alors rapidement au terme de la projection. Le maire de Dolleren intervient d’abord, se voulant rassurant. Lui, dont on pouvait apprécier la déclaration dans une revue forestière*, en septembre 2018: « J.M Ehret a rappelé l’importance de ces projets dans la vallée (plus d’une dizaine réalisés depuis 2008) pour la gestion forestière durable…il a enfin regretté l’alourdissement des démarches administratives (étude d’impact environnemental). »
En substance, son intervention se résume à dire que les parcelles sont modestes, l’évolution de l’exploitation forestière passe par là, les animaux s’adapteront, cela évitera la traine des bois sur des kilomètres. Toutes les ASA de la Doller sont respectueuses des conditions de coupe, au demeurant les coupes-rases y seront limitées. Toutes les dispositions de prévention sont prises. Pour preuve: « l’arrêté fait quand même 14 pages », précise-t-il !
C’est dire s’il faut circuler vite fait, un peu comme dans les forêts privées, puisqu’il n’y a rien à voir, surtout pas les problèmes à venir.
C’est pourtant faux. L’arrêté ne fait que 7 pages, et la seule préconisation préfectorale classique (c’est-à-dire une simple recommandation) à l’endroit des forestiers, au regard des modalités d’exploitation du massif, se résume à 2 lignes :
« Préconisations sylvicoles volontaires : un plan d’actions sylvicoles proposés aux propriétaires privés doit préconiser une gestion irrégulière [NDLR : donc âge et espèces différentes] de la forêt et le maintien de 5 arbres d’intérêt biologique à l’hectare ». Sachant qu’en fonction des essences, un hectare peut abriter entre 50 et 200 arbres, le ratio de non-tronçonnables reste bien modeste…
Coup de bambou
Les propriétaires forestiers ont massivement investi la salle. Cela apparait évident dès les premiers échanges. Les invectives et interpellations ne tardent pas contre les organisateurs. « Vous voulez faire monter le prix du foncier ! », « vous n’y connaissez rien ! », « procéduriers ! ». « Quelle parcelle avez-vous au Sprickelsberg ? – Aucune ? Alors pourquoi êtes-vous là ? » Ou encore une adresse originale : « pourquoi avez-vous commencé par porter plainte ? ». Un autre, qui pour récuser les pratiques d’abattage à la dynamite, lesquelles n’ont pas cours au Sprickelsberg, mais sont en vigueur dans certaines forêts, s’exclame: « on est pas en Corse ici ! ». Christian Rubechi, qui répond fréquemment pour le compte du collectif, essaie de s’en tenir aux faits, et rappelle leur état de contrainte au regard de l’arrêté préfectoral. Il essaie de placer la problématique en perspective, rappelant que les préventions éventuelles de l’arrêté préfectoral n’empêcheront en aucun cas des propriétaires de céder leur parcelle, s’ils le veulent, notamment au profit de scieries et d’exploitants industriels qui se chargeront rapidement d’anéantir toute forme de promesse de la part des propriétaires actuels.
Au reste, le mot d’ordre collectif des forestiers et petits propriétaires présents lors de cette réunion se résumera à : « faites-nous confiance, nous savons gérer et sommes contre les coupes-rases, et puis ici c’est l’Alsace, c’est pas comme en France ! ».
Faible et étrange argumentation propre à instaurer un climat de confiance !
Au terme d’une soirée qui était près de tourner au pugilat, Christian Rubechi propose au maire de Dolleren de conclure les réjouissances.
Le retour de l’assommoir
Que retenir de cela, sinon que les propriétaires légaux d’un patrimoine naturel, d’intérêt public élémentaire, auraient tout intérêt à prendre conscience des responsabilités qui sont les leurs, en termes de bénéfice immatériel qu’ils choisissent de léguer, ou non, aux générations suivantes.
Un super-héros défenseur de la nature dont on taira le nom, par respect pour les modestes humains que nous sommes, avait pour habitude de répéter aux super-vilains qu’il tentait de convertir à la vertu: « avec un grand pouvoir viennent de grandes responsabilités ».
Les propriétaires peuvent être fondées légalement à faire valoir un droit de propriété et d’exploitation sur ce patrimoine. Pour autant, ils ne sont pas légitimes à le faire seuls, et sans le contrôle vigilant de la population qui le visite et y trouve les merveilles du vivant.
Patrice Dalo, pilote du réseau forêts d’Alsace Nature, affirme dans « L’Alsace » du 27/12/2018 que: « C’est le choix du sylviculteur qui détermine tout. Les dessertes servent aussi bien ceux qui se tournent vers une gestion durable de type Prosilva, que ceux qui ont fait le choix d’une agriculture sylvicole ».
De même que c’est la perspective d’une industrialisation de ce vivant dans son ensemble, qui constitue une aberration et une abomination sans pareil.
Et les menaces sont bien réelles, dès lors qu’une scierie industrielle (SIAT) possède une parcelle importante du massif du Sprickelsberg, et continuera sans doute à en acquérir de nouvelles auprès des petits propriétaires.
On commence tout juste à prendre en compte la souffrance animale destinée à nous servir de pitance. Elle emporte des horreurs insupportables qui soulèvent l’émotion collective dès lors que l’on aperçoit, le temps d’un scandale supplémentaire, les images clandestines des conditions d’abattage et de travail dans ces assommoirs du 21ème siècle. Sans même considérer les conditions d’élevage qui les ont précédés.
L’animal (surtout celui destiné à la boucherie) demeure un être sensible et digne de pitié. Le Code rural le considère désormais à ce titre, et non plus en tant que bien meuble. C’est ce qu’il faut rabattre sans cesse aux oreilles capitalistes, qui n’entendent rien ni personne, à commencer par les salariés qui les servent.
Si la forme économique industrielle est, en soi, une abomination inapplicable au vivant dans sa globalité, elle l’est pareillement pour la faune et la flore qui peuplent les forêts.
La puissante majesté arboriforme est à elle seule un plaidoyer pour la lenteur, la patience, et le long terme.
On devrait tous en prendre de la graine.
Sylviculture : activité et ensemble des méthodes et pratiques par lesquelles le « sylviculteur » agit sur le développement, la gestion et la mise en valeur d’une forêt, ou d’un boisement, pour en obtenir un bénéfice économique. « Forêts privées du Grand Est », journal d’information forestière, numéro de septembre 2018
*« Forêts privées du Grand Est », journal d’information forestière, numéro de septembre 2018
Qu’est-ce qu’une ASA ?
Les Associations Syndicales Autorisées (ASA) sont des groupements de droit public. Ce sont des établissements publics à caractère administratif. Une ASA ne peut être constituée que si les travaux ont été déclarés d’intérêt général par une enquête publique. La création administrative est donc lourde (arrêté préfectoral, enquête publique…). Le projet doit recueillir l’adhésion d’une majorité (en nombre et en surface) des propriétaires concernés. Dans certains cas, l’autorité administrative peut imposer une telle association qui est alors une Association Syndicale Constituée d’Office (ASCO). La procédure est plus lourde mais ne demande pas de quorum pour sa création. Une fois l’association créée par autorisation (ASA) ou décision préfectorale (ASCO), tout propriétaire de terrain inclus dans le périmètre en est rendu obligatoirement membre, qu’il s’y soit déclaré favorable ou non. Ce type de groupement peut donc être utilisé pour contraindre des opposants minoritaires à adhérer au projet. Les autorités publiques exercent une tutelle sur le fonctionnement de l’ASA et ont un droit d’intervention général dans l’administration de l’association (approbation par le préfet parfois nécessaire, comptabilité effectuée par les services du Trésor public). Toute adhésion ou retrait de membres, toute extension ou réduction du périmètre nécessite une procédure identique à celle de la création de l’association. Cette forme de regroupement est souvent mal acceptée par les propriétaires, qui la vivent comme une contrainte. Elle est donc à réserver à des cas bien spécifiques.
Dans le cas du Sprickelsberg il n’y pas 25 propriétaires sur les 126 (à peu de choses près) de l’ASA, qui se sont exprimés lors de l’enquête publique. C’est assez dire leur intérêt pour le projet, qui est en fait porté par 4 grands propriétaires et la commune de Dolleren (soit moins de 40 hectares concernés sur les 293 du massif).
Au regard du rapport des intérêts public-privé, on peut en conclure que les revenus que des propriétaires privés tirent de leur patrimoine forestier sont ainsi garantis et financés par de l’argent public, via l’ASA.