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Travailler oui mais pas tout le temps ! D’autres aspects de la vie que le travail sont considérés comme très importants en France, tout particulièrement la famille et les amis.

A l’heure de la réforme des retraites, et du pro­lon­ge­ment pré­vu de la durée du tra­vail de 62 à 64 ans, c’est le sens même du tra­vail, de moyen de socia­li­sa­tion et d’autonomie éco­no­mique, à un mode poten­tiel d’é­pa­nouis­se­ment per­son­nel et social qui émerge tou­jours davan­tage au sein de la socié­té. Pierre Bré­chon, Pro­fes­seur émé­rite de science poli­tique, à Sciences Po Gre­noble, en expose ici les prin­ci­paux enjeux et enseignements. 

Dans le contexte de l’épidémie de Covid-19, on a beau­coup dit que les Fran­çais, après un tel évé­ne­ment, sou­hai­taient avant tout retrou­ver du bon temps et per­daient quelque peu le sens du tra­vail, long­temps consi­dé­ré comme un élé­ment impor­tant de l’identité individuelle.

Et des petites phrases de cer­taines ministres et du pré­sident lui-même laissent entendre que les Fran­çais, qui ne veulent pas tra­vailler jusqu’à 64 ans, seraient fai­néants et man­que­raient de civisme. Par ailleurs des socio­logues insistent sur la dégra­da­tion des condi­tions de tra­vail, qui serait deve­nu pour beau­coup insou­te­nable et insup­por­table.

Com­ment le sens du tra­vail a‑t-il donc évo­lué sur le long terme ? L’enquête sur les valeurs des Euro­péens, renou­ve­lée tous les neuf ans, per­met de s’en faire une idée assez précise.

Le travail, une valeur forte, assez stable depuis 30 ans

Tout d’abord, regar­dons pour 2017–2018 quels sont les domaines de la vie jugés très impor­tants dans un cer­tain nombre de pays euro­péens (tableau 1). La famille est plé­bis­ci­tée par­tout mais le tra­vail arrive presque tou­jours en seconde posi­tion, sui­vi par les amis et rela­tions, puis les loi­sirs. Entre ces trois der­niers domaines, les dif­fé­rences de valo­ri­sa­tion sont assez fortes selon les pays. La France fait par­tie des socié­tés qui jugent le plus sou­vent que le tra­vail est très impor­tant dans leur vie, après l’Italie, la Slo­va­quie, la Bul­ga­rie, la Rou­ma­nie et la Norvège.

Tableau 1. Les domaines de la vie jugés très importants (EVS Europe, 2017-2018)
Tableau 1. Les domaines de la vie jugés très impor­tants (EVS Europe, 2017–2018). P. Bré­chon, Four­ni par l’auteur

L’évolution dans le temps est peu mar­quée : 61 % des Fran­çais jugeaient le tra­vail très impor­tant en 1990, 69 % en 1999, 68 % en 2008, et donc 62 % en 2018. Au contraire de la France, l’Allemagne et la Grande-Bre­tagne sont au bas de l’échelle du tra­vail. Dans le même temps, la France valo­rise aus­si beau­coup les amis et rela­tions, ain­si que les loi­sirs. Il semble donc n’y avoir nulle dérive du sens du tra­vail depuis une qua­ran­taine d’années. Sim­ple­ment, d’autres aspects de la vie sont consi­dé­rés aus­si comme très impor­tants, tout par­ti­cu­liè­re­ment la famille et les amis.

Le sen­ti­ment de bon­heur et de réus­site de sa vie repose sur la com­plé­men­ta­ri­té de la satis­fac­tion dans ces domaines jugés fondamentaux.

Le sens du travail

Consi­dé­rons une ques­tion plus pré­cise sur le sens du tra­vail (tableau 2). En 2017–2018, 72 % sont tout à fait d’accord avec l’affirmation : « Pour déve­lop­per plei­ne­ment ses capa­ci­tés, il faut avoir un tra­vail », 70 % sont aus­si tout à fait d’accord pour dire que « tra­vailler est un devoir vis-à-vis de la socié­té ». Les trois autres affir­ma­tions, « Les gens qui ne tra­vaillent pas deviennent pares­seux », « C’est humi­liant de rece­voir de l’argent sans avoir à tra­vailler pour ça », « Le tra­vail devrait tou­jours pas­ser en pre­mier, même si cela veut dire moins de temps libre » sont moins plé­bis­ci­tés. Il n’y a d’ailleurs que 38 % des Fran­çais qui disent que le tra­vail devrait tou­jours pas­ser en pre­mier même si cela veut dire moins de temps libre alors que 44 % ne sont pas d’accord.

On voit bien que les Fran­çais valo­risent beau­coup le tra­vail, mais ne veulent pas consa­crer toutes leurs éner­gies à leur vie professionnelle.

Tableau 2. Le sens du travail. Évolutions de 1999 à 2018 (EVS France, 2018)
Tableau 2. Le sens du tra­vail. Évo­lu­tions de 1999 à 2018 (EVS France, 2018). P. Bré­chon, Four­ni par l’auteur

Ces cinq ques­tions, très liées entre elles, peuvent for­mer une échelle du sens du tra­vail. On observe que, quelle que soit la vague de l’enquête, celui-ci est plus valo­ri­sé à l’est de l’Europe et dans l’Europe du Sud que dans les pays nor­diques et en Europe de l’Ouest.

Par contre les amis et les loi­sirs sont jugés plus impor­tants dans les pays nor­diques et en par­tie à l’ouest qu’à l’est. Il semble bien qu’à par­tir d’un cer­tain niveau de déve­lop­pe­ment, on se foca­lise moins sur la néces­si­té du tra­vail et on est plus avide de socia­bi­li­té et de loi­sirs. Le même phé­no­mène s’observe lorsqu’on regarde la posi­tion sociale des indi­vi­dus (en fonc­tion de leur pro­fes­sion, de leur reve­nu et de leur diplôme) : les caté­go­ries au bas de l’échelle sociale valo­risent davan­tage le tra­vail que les per­sonnes favo­ri­sées, alors que ces der­nières donnent plus d’importance que les défa­vo­ri­sés aux amis et relations.

Les attentes à l’égard du travail

Abor­dons à pré­sent les attentes à l’égard du tra­vail. Selon les Fran­çais, leur tra­vail doit à la fois leur per­mettre de se réa­li­ser mais aus­si leur four­nir de bonnes condi­tions maté­rielles de tra­vail (tableau 3). Un bon tra­vail doit être épa­nouis­sant et valo­ri­sant, on veut avoir des res­pon­sa­bi­li­tés et de l’initiative. Mais les condi­tions maté­rielles sont aus­si impor­tantes et, en pre­mier lieu, le niveau du salaire. Alors que les horaires et les vacances sont beau­coup plus secondaires.

Tableau 3. Les carac­té­ris­tiques les plus impor­tantes d’un tra­vail (EVS France, 2018). Pour­cen­tage de per­sonnes citant cet aspect du tra­vail. P. Bré­chon, Four­ni par l’auteur

Si le tra­vail reste tou­jours un élé­ment très impor­tant de l’identité indi­vi­duelle jusqu’en 2018, se pour­rait-il que la pan­dé­mie de Covid-19 ait géné­ré, après les peurs de la mala­die et de la mort, une soif de pro­fi­ter de la vie et une modi­fi­ca­tion impor­tante de la hié­rar­chi­sa­tion des valeurs ?

Cela ne semble pas être le cas si on prend en compte la récente enquête de l’institut de son­dages Kan­tar Public pour l’Institut Mon­taigne, réa­li­sée en sep­tembre 2022, sur 5001 actifs (enquête web auto-admi­nis­trée en ligne), dont les résul­tats viennent d’être publiés.

Pre­mier élé­ment à sou­li­gner : 77 % des Fran­çais se disent satis­faits de leur tra­vail, un chiffre qui, selon toutes les enquêtes, a peu bou­gé ces der­nières années. Les écarts selon le sta­tut des actifs ne sont pas énormes : la satis­fac­tion est en moyenne de 7,6/10 chez les indé­pen­dants contre 6,7/10 chez les sala­riés. Elle est plus éle­vée chez les chefs d’entreprise, les indé­pen­dants et les pro­fes­sions libé­rales alors qu’elle est plus basse chez les ouvriers de l’industrie et les employés de com­merce, ce qui est aisé­ment com­pré­hen­sible par les pos­si­bi­li­tés dif­fé­rentes de réa­li­sa­tion de soi qu’offrent les emplois.

Profiter de l’après-travail

Les insa­tis­fac­tions les plus citées concernent le niveau de rému­né­ra­tion, l’absence de pos­si­bi­li­tés d’évolution dans sa pro­fes­sion et le manque de recon­nais­sance de l’entreprise. Il existe aus­si un fort désir de mobi­li­té pro­fes­sion­nelle, soit dans la même entre­prise, soit dans une autre, voire en deve­nant indé­pen­dant. Ce qui montre des insa­tis­fac­tions mais aus­si que les aspi­ra­tions au tra­vail res­tent nom­breuses, avec des sou­haits d’amélioration de sa situa­tion et de nou­velles expé­riences. Le tra­vail est donc tou­jours très struc­tu­rant pour l’identité indi­vi­duelle, ce qui fait que le chô­mage est très mal vécu.

82 % des actifs à plein temps se disent satis­faits de la durée de leur tra­vail, qu’ils estiment à 39,8 heures par semaine. Par contre, 60 % estiment que leur charge de tra­vail s’est alour­die depuis cinq ans mais seule­ment 24 % la jugent exces­sive. Autre­ment dit, une majo­ri­té de tra­vailleurs semblent fina­le­ment, mal­gré leur sen­ti­ment de manque de temps, assez bien com­bi­ner leur vie pro­fes­sion­nelle et leur vie privée.

Depuis l’irruption du Covid-19, la prin­ci­pale modi­fi­ca­tion dans l’organisation du tra­vail est le déve­lop­pe­ment ful­gu­rant du télé­tra­vail : en 2017, seule­ment 3 % des actifs le pra­ti­quaient un jour par semaine, alors que c’est aujourd’hui le cas d’un tiers d’entre eux. Ceux-ci semblent plu­tôt satis­faits de cette pos­si­bi­li­té qui leur est offerte de tra­vailler depuis leur domi­cile ; cela per­met­trait un meilleur équi­libre entre vie pro­fes­sion­nelle et vie fami­liale, même si cela freine les rela­tions sociales entre collègues.

Il n’y a donc aujourd’hui aucune démis­sion des actifs par rap­port à leur tra­vail. Mais, ceux-ci veulent aus­si pou­voir pro­fi­ter de l’après-travail, pen­dant leur vie active et pen­dant leur retraite. Ils sont donc très oppo­sés à l’allongement de l’âge de départ à la retraite pré­vue dans la loi en cours de débat.

Au fond, la valo­ri­sa­tion forte du tra­vail s’est lar­ge­ment main­te­nue depuis des décen­nies mais la mon­tée des valeurs d’individualisation et d’autonomie dans la ges­tion de sa vie a déve­lop­pé les exi­gences à l’égard de l’emploi. Le tra­vail doit être non seule­ment un gagne-pain mais per­mettre son épa­nouis­se­ment per­son­nel. Il doit aus­si être com­pa­tible avec une vie fami­liale, sociale et des loi­sirs eux-mêmes épanouissants.

Cet article a été publié ori­gi­nel­le­ment chez nos confrères de The Conver­sa­tion sous licence Crea­tive Commons.