Près ou plus de 700.000 manifestants dans toute la France samedi. Je devrais m’en réjouir. Et pourtant, depuis quelques heures, je sens monter en moi un profond malaise. Suis-je aussi Charlie ? Le suis-je encore ? Sommes-nous tous les mêmes Charlie ?
Malaise dès jeudi soir, lors du rassemblement place de la Réunion, quand les mots si justes et percutants de Djamila Sonzogni ont recueilli des sifflets. Pourtant, tous, je dis bien tous, les responsables de partis avaient dit que ce ne sont pas des musulmans qui ont tué, mais des criminels.
Malaise quand dans toute la France, des mosquées ou lieux de vie musulmans sont tagués ou essuient des coups de feu
Malaise quand je vois le Nasdaq à New-York afficher un carré noir « Je suis Charlie », le même qu’on retrouve sur le Figaro, sur l’immeuble Springer à Berlin… Le même qui est aujourd’hui décliné sur tout support vendable : le marketing a déjà pris les choses en main.
Mais qu’avait-il de commun, ces gens qui affichent ces badges avec Charlie Hebdo. Parmi les dessinateurs tués, il se veut que j’en connaissais deux particulièrement. A de nombreuses reprises, Charb nous a aidé, nous syndicalistes de la presse, à défendre la liberté d’expression qui était mise à mal par les groupes financiers… Avec Wolinski, nous avons passé de nombreux moments, des soirées, à refaire le monde, à se moquer de ceux qui vilipendaient Cuba sans connaître le peuple cubain. A l’annonce de leur mort, l’émotion nous a tous submergés : oui, c’était beau de voir toute la population porter ce badge.
Mais malaise à la vue de certaines déclarations de nos dirigeants politiques : Charlie Hebdo est né après l’interdiction de parution de Hara Kiri sur décision du gouvernement. Pas pour des caricatures de Mahomet, pour un dessin irrévérencieux à l’égard du général de Gaulle… Les héritiers de ce gouvernement, qui il y a quelques semaines parlaient encore de « guerre de civilisation » entre l’orient (musulman) et l’occident (chrétien), se font aujourd’hui les chantres de la liberté de la presse ! Je n’avais pas vu qu’ils avaient changé si radicalement.
Malaise quand j’entends M. Valls parler de la nécessité d’un arsenal répressif plus important. Je me souviens que M. Bush, au lendemain du 11 septembre, à promulgué le « Patriot Act » en mettant à profit l’émotion qui étreignait les USA. Pour lutter contre les terroristes, disait-il. Personne n’osa s’y opposer, l’opinion n’aurait pas compris. Et puis quelques mois après, ce sont les syndicalistes des USA qui nous ont fait part de l’utilisation du Patriot Act pour interdire aux salariés d’organiser des manifestations. Oserai-t-on, en France, profiter de l’émotion, pour restreindre les libertés…
Malaise quand je vois comment les médias ont relaté la journée de vendredi : les journalistes tenus éloignés du lieu des événements, livrant comme des informations les communiqués de la police et du ministère de l’Intérieur… répétés inlassablement car l’information continu exige de la matière même quand il n’y en a pas.
Malaise encore et toujours, quand j’entends que le gouvernement, Mme Fleur Pellerin en l’occurrence, est prête à débloquer 1 millions d’euros pour aider Charlie Hebdo. Bravo pour la solidarité, évidemment. Mais il y a quinze jours, Charlie Hebdo risquait le dépôt de bilan, avait du mal à payer les salaires… Ce gouvernement, qui continue de réduire les aides à la presse voudrait-il se faire une bonne conscience dans ce moment d’émotion…
Charlie Hebdo, journal satirique mais engagé, combattant cette société totalement gangrénée par les intérêts financiers trouve aujourd’hui des soutiens pour qu’il puisse continuer à paraître. A quel prix !
Des dizaines de titres ont disparu ces dernières années : eux aussi auraient mérité de vivre au nom de la liberté d’expression : la vague de concentration de la presse française a balayé tout cela. Et on a entendu si peu de protestations…
Malaise quand l’émotion sincère d’une grande partie de la population est utilisé pour lui vendre une factice « unité nationale » qui n’est pas sans rappeler cette « union sacrée » qui, en 1914, a envoyé des millions de gens à l’abattoir.
Malaise enfin, quand on vend au bon peuple qu’il s’agit là de lutter contre le terrorisme sans que soient mises sur le tapis les politiques, les conflits, les guerres, qui l’ont engendré.
Mes malaises se dissiperont quant tout les sujets qui les motivent donneront lieu à une profonde révision.
D’ici là, j’honorerai Charb, Wolinski et ceux qui sont morts avec eux, en continuant leur combat avec tous ceux dont le « Je suis Charlie » ne sera pas enfoui, dans quelques jours, au fonds du tiroir aux souvenirs.
Michel Muller
Michel Muller est tout à fait dans le ton et dans le ton juste quand il parle de malaise ! Sans vouloir en rajouter, j’invite tous nos amis à se plonger dans la dernière livraison du journal « Marianne », qui consacre une bonne dizaine de pages à « Charlie ». Eric Conan et Martine Gozlan posent une question essentielle : « Pourquoi étaient-ils si seuls ? Les menaces des islamistes radicaux ont réussi à remettre en cause la notion même de liberté de penser car ceux qui, aujourd’hui sont « Charlie » les ont bien laissés se dépatouiller tout seul. C’est en 1979 que ça démarre avec Chirac qui traite Salman Rushdie de « fumiste », sous le coup d’une fatwa de Khomeyni, d’avoir […] utilisé les blasphèmes pour faire de l’argent. Utilisé des blasphèmes ! dans une République laïque .… ou le blasphème, à part dans notre région encore sous le coup de ce concordat pourri, n’existe plus depuis la Révolution ! Et c’est un président de la République qui dit ça. On croit rêver, il faut se pincer pour être certain de ne pas cauchemarder. « Charlie » se retrouve toujours seul face à cette lâcheté, celle de ne rien dire, de détourner les yeux ou laisser faire lorsque les menaces se rapprochent. Il y a même plusieurs groupes de rap (Akhenaton, Disiz, Kool Shen, Nekfeu …) qui appellent à un « autodafé contre ces chiens de Charlie Hebdo » … Personne ne réagit non plus quand le Conseil Français du Culte Musulman, censé représenter tous les musulmans, qualifie les caricatures de « Charlie » d’islamophobes alors que c’est tout le contraire en vérité. Mais les politiques, au lieu de tenter une explication de texte, faire un boulot de pédagogie, plus que nécessaire, se mettent aux abonnés absents et les médias ouvrent leurs antennes à des « spécialistes » comme Malek Chebel qui, au lieu de temporiser, en rajoute une louche en déclarant [que] « on ne peut pas rajouter de l’huile sur le feu. Il y avait déjà un brasier géant […] » Oui, malaise, vraiment !