Après de véri­tables appels au meurtre, Rosa Luxem­burg fut assas­si­née avec Karl Liebk­necht et jetée à l’eau, “sous les yeux des socia­listes au pou­voir” (Han­nah Arendt), le 15 jan­vier 1919.

Elle avait 47 ans. Rosa Luxem­burg était l’une des plus belles figures révo­lu­tion­naires euro­péennes. Sa fin tra­gique avec celle de Karl Liebk­necht aura des consé­quences impor­tantes sur l’histoire de l’Europe. Son aura dépas­se­ra lar­ge­ment le cercle des mili­tants. A preuve l’hommage que lui ren­dit, par exemple, Albert Schweit­zer. Le célèbre doc­teur de Lam­ba­ré­né, éga­le­ment phi­lo­sophe et théo­lo­gien, a en effet écrit un article sur  Rosa Luxem­burg, en 1921, après la lec­ture des Lettres de pri­son (Lettres à Sophie Liebk­necht, la femme de Karl Liebk­necht) parues en alle­mand en 1920. Elles nous rap­pellent en pas­sant quel grand écri­vain elle était. Une seconde édi­tion paraî­tra dès 1921.

Jean Paul Sorg qui publie ce texte dans les Cahiers Albert Schweit­zer (2007) le pré­sente ainsi :

«Ce n’était sans doute pas une chose évi­dente que d’écrire en jan­vier 1921 pour le Kir­chen­bote (‘Le Mes­sa­ger’ – des Eglises pro­tes­tantes d’Alsace et de Lor­raine) un article sur Rosa Luxem­burg, en mon­trant l’humanisme, la noble âme de cette femme qui dans les milieux conser­va­teurs sen­tait encore le souffre de la révo­lu­tion. Schweit­zer, pas­teur à Saint Nico­las et assis­tant en der­ma­to­lo­gie aux hôpi­taux civils de Stras­bourg à ce moment-là avait été visi­ble­ment ému par les Lettres de pri­son (…)»

Un peu plus loin, JP Sorg sou­ligne ce qui fait le cœur de cette proximité :

«Une femme comme Rosa Luxem­burg, avec sa sen­si­bi­li­té, témoigne de l’universalité de l’idée de res­pect de la vie. A sa manière, sans connaître la for­mule ou le concept, elle en appli­quait spon­ta­né­ment le prin­cipe. Ravi, Schwei­zer a pris la peine de reco­pier (plume à la main, il faut l’imaginer) un long récit où elle dit sa pitié pour des bœufs qu’un sol­dat tor­ture à coups de fouet dans la cour de la pri­son. Ce récit cir­cons­tan­cié a la force d’une para­bole. Fait remar­quable : Schweit­zer en a écrit de semblables (…)»

Voi­ci donc le texte
Les pen­sées de Rosa Luxem­burg en prison
par Albert Schweitzer

«Rosa Luxem­bourg était une socia­liste com­mu­niste ; avec Karl Liebk­necht, elle avait conduit l’insurrection de Ber­lin, qui fit cou­ler tant de sang. On sait qu’elle et Liebk­necht furent ensuite assassinés.
Tous ceux qui l’ont connue de près ont décla­ré que dans la révo­lu­tion­naire anar­chiste qu’elle fut bat­tait le cœur d’une grande idéa­liste. Elle en vint à choi­sir une voie révo­lu­tion­naire parce qu’elle avait soif de jus­tice et d’humanité ; elle pen­sait que seule une socié­té nou­velle, fon­dée par la révo­lu­tion, pour­rait réa­li­ser ses idéaux. Récem­ment, on a fait connaître les lettres qu’elle avait écrites en pri­son pen­dant les années de la guerre. Elles révèlent une per­son­na­li­té ter­ri­ble­ment agi­tée, mais aus­si une âme noble et sen­sible. La scène sui­vante, qu’elle a obser­vée dans la cour de sa pri­son, témoigne pour elle :

« Ah ! chère amie, j’ai vu ici une grande souf­france. Dans la cour où j’ai droit à des pro­me­nades, arrivent fré­quem­ment des cha­riots de l’armée rem­plis à ras bord de sacs ou d’uniformes de sol­dats et de vieilles che­mises sou­vent tachées de sang. On décharge tout cela chez nous, on le répar­tit dans les cel­lules, pour que les femmes le réparent, puis c’est réex­pé­dié dans les casernes. Der­niè­re­ment, un de ces cha­riots était tiré non par des che­vaux, mais par des buffles. J’ai pour la pre­mière fois vu ces ani­maux de près. Ils sont plus vigou­reux et d’une consti­tu­tion plus large que nos bœufs ; leurs têtes un peu apla­ties portent des cornes recour­bées assez courtes, un peu comme nos mou­tons, leurs grands yeux doux sont entiè­re­ment bruns. Ils sont ori­gi­naires de Rou­ma­nie, des tro­phées de guerre en quelque sorte. Les sol­dats qui conduisent ces cha­riots racontent qu’il est très dif­fi­cile de cap­tu­rer ces bêtes sau­vages, habi­tuées à la liber­té, et encore plus dif­fi­cile de les faire ser­vir d’animaux de trait. C’est hor­rible comme on les frappe. D’elles aus­si on pour­rait dire : Mal­heur aux vain­cus! Il y en aurait une cen­taine, rien qu’à Bres­lau. Et à elles qui sont habi­tuées à l’herbe grasse des prai­ries rou­maines, on ne donne qu’un four­rage misé­rable et sec. On les exploite sans mer­ci, pour tirer toutes sortes de cha­riot, et beau­coup d’entre elles meurent rapidement.
Il y a quelques jours donc, une de ces voi­tures est entrée, lour­de­ment char­gée, les sacs empi­lés très haut, de sorte que les buffles n’ont pu fran­chir le seuil et pas­ser le por­tail. Le cocher, une brute, com­men­ça à frap­per sur les bêtes avec le gros bout du manche de son fouet et il s’obstina avec une telle féro­ci­té que la sur­veillante, indi­gnée, lui deman­da s’il n’avait aucune pitié pour les ani­maux. Avec un mau­vais sou­rire il répon­dit que «pour nous les hommes non plus, per­sonne n’a de pitié», et il redou­bla ses coups. Fina­le­ment, les bêtes réus­sirent à fran­chir la bosse, mais il y en avait une qui saignait.
Chère amie, tu sais que la peau des buffles est épaisse et résis­tante, elle était déchirée.
Pen­dant qu’on déchar­geait, les bêtes res­taient sans mou­ve­ment, épui­sées ; l’une, celle qui sai­gnait, regar­dait devant elle avec dans son visage et ses yeux noirs l’expression d’un enfant en pleurs. Oui, elle appa­rais­sait comme un enfant qui vient d’être puni dure­ment et ne sait pas pour­quoi, ni com­ment il pour­ra jamais échap­per à la peine et à la vio­lence. Je me tenais devant et la bête me regar­da, des larmes cou­lèrent sur mes joues, c’étaient ses larmes; on ne peut tres­saillir, en res­sen­tant la dou­leur d’un frère, plus que je n’ai tres­sailli à la vue de cette grande dou­leur muette. Loin­taines, per­dues à jamais main­te­nant, les vertes prai­ries de la Rou­ma­nie aux herbes drues ! Là-bas, tout était dif­fé­rent : le soleil, le vent, le chant des oiseaux ou l’appel mélo­dieux des ber­gers ! Ici, cette sinistre ville, cette étable sombre, ce foin dégoû­tant, filan­dreux, mélan­gé à de la paille pour­rie, et tous ces hommes hos­tiles, aux ter­ribles réac­tions, qui ne savent que frap­per, faire sai­gner, faire cra­cher du sang … Ô mon pauvre buffle, mon cher frère, nous sommes là tous les deux si impuis­sants, sans voix, et nous ne sommes qu’un dans la dou­leur, la fai­blesse et la nos­tal­gie. Pen­dant tout ce temps, les pri­son­niers s’occupaient de déchar­ger les lourds sacs et les traî­naient dans le bâti­ment, mais le sol­dat, les mains enfon­cées dans les poches, se pro­me­nait à grands pas dans la cour, sou­riant et sif­flo­tant une ren­gaine des rues. Toute la réa­li­té de la guerre se rap­pe­lait à moi en cet instant.»

«Heu­reux les misé­ri­cor­dieux, car ils obtien­dront misé­ri­corde!» Cette femme avait bien com­pris cela. Mais elle n’avait pas vu que par la vio­lence aucune renais­sance de l’humanité n’est pos­sible. «Qui prend l’épée péri­ra par l’épée.» Ce mot-là aus­si s’est véri­fié sur elle. On songe à tout ce que cette noble âme aurait pu accom­plir dans le monde, si elle avait accep­té de  ne com­battre que pen­sée contre pen­sée, Si elle n’avait vou­lu n’être qu’une force spirituelle.»
A.S.
Extrait du Evan­ge­lisch-Pro­tes­tan­ti­scher Kirch­bote für Elsass-Lothrin­gen n°5, 29 jan­vier 1921, trans­mis par les archives de la Ville de Guns­bach et publié dans les Cahiers Albert Schweit­zer n°145–146 Avril-Juillet 2007

Alfred Döblin, au début du 3ème tome de son grand roman Novembre 1918, consa­cré à Karl et Rosa, décrit la même scène que celle qui est rap­por­tée dans la lettre reco­piée par Albert Schweit­zer. Il la pro­longe en méta­phore en don­nant un nom à ce sol­dat bri­mé et humi­lié à l’armée et qui fait subir aux ani­maux le sort qu’on lui fait subir, ce nom est celui du propre assas­sin  de Rosa Luxemburg.

“Lui, écrit Döblin, c’est le chas­seur Runge, qui jusqu’à pré­sent dans la vie, n’a encore jamais réus­si à conten­ter per­sonne. Il sait qu’à la mai­son non plus on ne veut pas de lui”.

Faci­le­ment ins­tru­men­ta­li­sable, le chas­seur Runge est enrô­lé dans les Corps francs, milices recons­ti­tuées d’éléments de l’armée alle­mande défaite en 1918 et  pré­cur­seurs des nazis.  Il reçoit l’ordre de tuer Rosa Luxem­burg. Il lui broya le crâne de deux coups de crosse. Elle fut jetée inani­mée dans une voi­ture et frap­pée encore. Fina­le­ment le lieu­te­nant Vogel l’acheva d’une balle dans la tête. Ils jetèrent son corps dans le Land­wehr­ka­nal. “Elle nage, la truie” : tel est le compte-ren­du de Runge qu’attendent ses supé­rieurs. Il est le seul à avoir été condam­né (à deux ans de pri­son),  ses supé­rieurs furent acquit­tés. Le plus haut gra­dé W. Pabst sera put­schiste et mar­chand d’armes et déco­ré par l’Allemagne fédé­rale. Mais cela, Albert Schweit­zer ne pou­vait pas le savoir au moment où il écri­vait son article.

Mais ceci montre cepen­dant que celui qui prend l’épée ne périt pas for­cé­ment par l’épée, cer­tains de ceux qui prennent l’épée quoique assas­sins meurent déco­rés. L’autre aspect contes­table de la conclu­sion d’Albert Schweit­zer concerne le fait qu’il laisse entendre qu’elle aurait choi­si la vio­lence. Elle n’a pas «conduit» l’insurrection. Elle a accom­pa­gné un mou­ve­ment qu’elle savait voué à l’échec et qui était issu de la Pre­mière  guerre mondiale.
Le début du texte d’Albert Schweit­zer, le «on sait que …» semble indi­quer qu’il admet que ses lec­teurs savent de qui il parle.  A‑t-il eu des échos de cette révo­lu­tion de novembre 1918, qui a atteint Stras­bourg et sa cathé­drale sur laquelle flot­ta quelque temps le dra­peau rouge ? Schweit­zer est reve­nu en Alsace en juillet 1918 après avoir été pen­dant 4 ans mis en rési­dence sur­veillée par l’armée fran­çaise. On sait mais on ne le dit pas trop que des alsa­ciens sol­dats du Kai­ser ont par­ti­ci­pé à cette révo­lu­tion y com­pris à Ber­lin même comme en témoigne le roman-sou­ve­nir de Jean Egen, les Tilleuls de Lau­ten­bach (pages 103/104) :

«Louis a pris une balle dans la fesse mais il n’en rou­git pas, au contraire, il pré­tend qu’une bles­sure au der­rière, ça prouve qu’on a fait la guerre pas­si­ve­ment. Comme il reve­nait du front russe, il s’est trou­vé à Ber­lin pen­dant la révo­lu­tion. Il nous a dit qu’il avait fait par­tie d’un conseil d’ouvrier et de sol­dats et qu’il s’était bat­tu dans la rue. Pour tout t’avouer, il s’est lais­sé gagner par les idées socia­listes. Notre pauvre papa qui était si pieux et si patriote n’aurait pas aimé ça… »

Ber­nard Umbrecht