La gauche, oui, mais laquelle ?

Syri­za, à pré­sent au pou­voir en Grèce, est qua­li­fié, par les com­men­ta­teurs, de « gauche radi­cale ». Le terme de « radi­cal » méri­te­rait, lui aus­si, de figu­rer dans cette rubrique car quelle proxi­mi­té y aurait-il entre les « radi­caux de gauche » fran­çais et Alexis Tsi­pras. Nous nous bor­ne­rons ici de ten­ter de défi­nir ce que recouvre la « gauche poli­tique » dans toute sa complexité.

 Un héri­tage de la Révo­lu­tion française

La France à offert au reste du monde ce clas­se­ment de la poli­tique. Le 11 sep­tembre 1789, les dépu­tés de l’Assemblée consti­tuante, réunis pour déli­bé­rer sur le droit de veto accor­dé au roi Louis XVI, se répar­tissent spon­ta­né­ment de part et d’autre du pré­sident : à gauche les oppo­sants au veto, à droite les par­ti­sans du roi. Cette pra­tique s’enracine lorsqu’à par­tir d’octobre 1789 lorsque les dépu­tés déli­bèrent dans la salle du Manège des Tui­le­ries. Ceux qui sont hos­tiles à la Révo­lu­tion s’assoient sur le côté droit de la salle, par rap­port au pré­sident de l’Assemblée. Les autres, favo­rables à la Révo­lu­tion, s’assoient à la gauche du président.

 Cette notion de « gauche » et de « droite » en poli­tique s’est ensuite répan­due dans la plu­part des pays démo­cra­tiques au cours du XIXe et du XXe siècle.

 Les valeurs

 Se décla­rer de « gauche » ou de « droite » signi­fie se récla­mer de cer­taines valeurs. Tra­di­tion­nel­le­ment, les valeurs de gauche sont : l’égalité, le pro­grès, la soli­da­ri­té, la tolé­rance, le chan­ge­ment, l’insoumission. On attri­bue à la « droite » d’autres valeurs : l’ordre, le tra­vail, la sécu­ri­té, le conser­va­tisme, la tra­di­tion… Pour sim­pli­fier les choses, cer­taines valeurs peuvent être par­ta­gées : la liber­té, la jus­tice, la nation, la tolé­rance… Ce qu’on pour­rait appe­ler les valeurs « républicaines ».

C’est pour­quoi il est tota­le­ment insup­por­table d’entendre la droite fran­çaise (et par­fois d’autres) mettre en paral­lèle l’extrême-gauche et l’extrême-droite. Sauf cas raris­sime, ces extrêmes sont tota­le­ment anta­go­nistes. L’extrême-gauche fran­çaise recon­naît, dans son immense majo­ri­té, les valeurs de la Répu­blique, alors que l’extrême-droite les rejette.

 Divers cou­rants

La « gauche » poli­tique, comme la droite d’ailleurs, n’est pas uni­forme. Au cours de l’histoire, divers cou­rants se sont struc­tu­rés ; ce qui fait le cli­vage entre eux, c’est la réfé­rence au mar­xisme (chan­ge­ment du capi­ta­lisme) pour les uns, l’acceptation du libé­ra­lisme éco­no­mique et des méca­nismes poli­tiques du sys­tème capitaliste.

 La social-démo­cra­tie

 Jusqu’à ce jour, c’est elle qui incarne la « gauche gou­ver­ne­men­tale », par­fois appuyé par des alliés de cir­cons­tances (PC  et Verts en France, Die Linke dans cer­tains Län­der alle­mands…) Mais qu’y a‑t-il en com­mun entre les socio-démo­crates du début du XXe siècle affron­tant ouver­te­ment le capi­tal et les familles qui le repré­sen­taient et qui ont connu empri­son­ne­ment et mort vio­lente pour leurs idées, et nos gou­ver­nants d’aujourd’hui ?  Zaki Laï­di,  dans « Le com­pro­mis social-démo­crate est-il péri­mé ? », (Fon­da­tion Jean-Jau­rès, février 2003) rap­pelle : « Il y a trente ans, la social-démo­cra­tie ren­voyait l’image de modèles avant-gar­distes et stables. Aujourd’hui, ils s’apparentent davan­tage à une tra­di­tion poli­tique qu’à un modèle de société ».

 Est-ce dire que « la gauche » est soluble quand elle arrive au pou­voir ? C’est ce que semble pen­ser Gilles Deleuze quand il déclare dans un entre­tien avec Claire Par­net en 1988 (Nou­vel Obs 2012) « Mais un gou­ver­ne­ment de gauche ça n’existe pas, parce que la gauche n’est pas affaire de gou­ver­ne­ment ».  Et de rajou­ter : « Au mieux, ce qu’on peut espé­rer, c’est un gou­ver­ne­ment favo­rable à cer­taines exi­gences ou récla­ma­tions de la gauche ».

Devant le conseil natio­nal du Par­ti socia­liste le 14 juin 2014, Manuel Valls a solen­nel­le­ment mis en garde sur le risque de voir «la gauche mou­rir», appe­lant sa majo­ri­té à ser­rer les rangs autour du seul «che­min» pos­sible:  le «réfor­misme».

Régis Debray, dans Le Nou­vel Obser­va­teur du 3 juillet 2014 va plus loin : « La gauche est déjà morte ; ce qui en sur­vit est soit pathé­tique, soit paro­dique ; si on s’occupait d’autre chose ? » Il récolte une réponse cin­glante de Fré­dé­ric Lor­don : « Mais ce sont deux erreurs en une phrase : l’une qui confond la gauche comme caté­go­rie poli­tique géné­rale avec ses misé­rables réa­li­sa­tions par­ti­daires, l’autre qui, par para­phrase, devrait remettre en tête que si tu ne t’occupes pas de la gauche, c’est la droite qui s’occupera de toi ».

Et de rap­pe­ler sa manière de situer la gauche : « Il faut donc rap­pe­ler sans cesse cette tri­via­li­té qu’être de gauche sup­pose de ne pas admettre le capi­tal comme une évi­dence (…) Le rap­port au capi­tal qui signe la situa­tion carac­té­ris­tique de la gauche est donc un rap­port poli­tique de puis­sance, un rap­port qui conteste un règne et affirme une sou­ve­rai­ne­té, celle de la mul­ti­tude non-capi­ta­liste. » (EN°726 Sep­tembre 2014)

Et pour essayer de com­prendre ce que n’est pas la « gauche », Pierre Bour­dieu nous rap­pelle que « les majo­ri­tés de gauche ont conduit au désastre chaque fois qu’elles ont vou­lu appli­quer les poli­tiques de leurs adver­saires et pris leurs élec­teurs pour des idiots amné­siques ». www.homme-moderne.org/societe/socio/bourdieu/varia/pourgau.html

La gauche radi­cale, l’avenir de la gauche ?

Com­ment défi­nir l’extrême-gauche ? Et la gauche « radicale » ?

 Comme toutes les défi­ni­tions, elles sont évo­lu­tives avec le temps et dans l’espace. Cer­tains socio­logues la classent dans les mou­ve­ments qui veulent « l’abolition du capi­ta­lisme ». Néan­moins, des par­tis clas­sés à « gauche » comme le Par­ti Com­mu­niste ou le Par­ti de Gauche réclament, eux aus­si, l’abolition du capi­ta­lisme à terme. C’est plus sur les moda­li­tés et sur la manière d’y arri­ver que les diver­gences apparaissent.

 C’est là que se situe la mani­pu­la­tion idéo­lo­gique actuel­le­ment bien en cours : il y aurait une « bonne » gauche, celle qui adhère aux valeurs libé­rales et une « méchante » gauche, qua­li­fiée d’  « extrême », de « radi­cale », « source de révo­lu­tion san­glante », de « grand soir » tra­gique. En règle géné­rale, les mili­tants et par­ti­sans de ces ten­dances ne sont pas les inven­teurs de ces qua­li­fi­ca­tifs, bien sou­vent ils ne les reven­diquent même pas. C’est une créa­tion du monde poli­tique et des médias pour défi­nir aisé­ment les dif­fé­rences entre les cou­rants. Mais les mots ayant un sens, les termes choi­sis ont éga­le­ment pour but de sus­ci­ter la crainte, voire la peur, de l’arrivée au pou­voir de ces par­tis. Les mili­tants de cette famille lui pré­fèrent les qua­li­fi­ca­tifs tels que « vraie gauche » ou tout sim­ple­ment « gauche ».

 Dans un essai très docu­men­té, Chris­tine Pina, (« L’extrême gauche. Définition(s) et diver­si­té des posi­tion­ne­ments poli­tiques », Grande Europe n° 16, jan­vier 2010 – La Docu­men­ta­tion fran­çaise © DILA) écrit : « Ain­si, serait-il très lar­ge­ment trom­peur de n’étudier l’extrême gauche qu’au tra­vers de son pas­sé, même si cette famille poli­tique fait régu­liè­re­ment appel à lui et à ses figures tuté­laires. Les contextes natio­naux, les recom­po­si­tions au sein même des gauches euro­péennes, voire l’émergence de nou­veaux enjeux (la crise des éco­no­mies capi­ta­listes, la consti­tu­tion d’une mou­vance alter­mon­dia­liste, pour ne citer qu’elles) et de nou­velles géné­ra­tions de mili­tants invitent à rafraî­chir l’analyse de l’extrême gauche contemporaine. »

Mais la gauche existe-t-elle encore ? Le cli­vage gauche-droite a‑t-il encore du sens ?

 L’analyse des poli­tiques menées actuel­le­ment en Europe par des gou­ver­ne­ments se défi­nis­sant à gauche peut faire naître des doutes…  Emma­nuel Macron, le ministre de l’Economie, défi­nit ain­si la gauche : « Être de gauche, pour moi, c’est en effet être effi­cace, recréer les condi­tions pour inves­tir, pro­duire et inno­ver (…), être juste pour que les efforts comme les gains soient équi­ta­ble­ment répar­tis. Être de gauche, c’est être res­pon­sable, ce n’est pas prendre une pos­ture… » Ain­si, défendre les 35 h serait une pos­ture ? Décla­rer que « la finance, voi­là mon enne­mi » itou ?

 Il est évi­dem­ment bien dif­fi­cile pour la social-démo­cra­tie d’exister sur les mêmes bases que par le pas­sé. L’omniprésence des mar­chés, l’intégration euro­péenne, la mon­dia­li­sa­tion de l’économie, la crise et la faible crois­sance, laisse peut de marges pour redis­tri­buer et prendre des mesures sociales posi­tives pour ceux qui en ont cruel­le­ment besoin. Manuel Valls n’a pas tort : oui, la social-démo­cra­tie d’aujourd’hui est en passe de dis­pa­raître en se fon­dant dans le confor­misme du sché­ma poli­tique européen.

 Mar­cel Gau­chet le dit à sa façon :  « Je ne crois pas qu’on puisse par­ler de « forme poli­tique » à pro­pos de la social-démo­cra­tie. C’est un pro­jet poli­tique à l’intérieur de la démo­cra­tie, comme le néo­li­bé­ra­lisme en est un. Ce pro­jet est en dif­fi­cul­té pour une bonne rai­son qui est qu’il s’est lar­ge­ment réa­li­sé, en Europe. Il ne fait plus rêver : il est en grande par­tie ce que nous vivons. »

Une décla­ra­tion d’Henri Emma­nuel­li, ancien secré­taire du Par­ti socia­liste, expli­cite cette dérive qui ne date pas d’hier : «Nous avons fait notre Bad Godes­berg le 23 mai 1983 à 11 heures du matin. Le jour où nous avons déci­dé d’ou­vrir les fron­tières et de ne pas sor­tir du SME. Nous avons choi­si une éco­no­mie de mar­ché.» Rap­pe­lons que c’est au congrès de Bad Godes­berg, en 1959, que le Par­ti social-démo­crate d’Al­le­magne (SPD) aban­don­na la réfé­rence au mar­xisme et se ral­lia à l’éco­no­mie de mar­ché.

 Quand la « gauche » au pou­voir reprend à son compte les valeurs tels que « auto­ri­té », « ordre social », « mesures sécu­ri­taires »… qui sont celles de la droite, elle brouille son image et… perd son élec­to­rat… Cela peut jus­ti­fier la per­cep­tion de la dis­pa­ri­tion du cli­vage gauche-droite.

 Et Syri­za est arrivé…

 L’arrivée de Syri­za au pou­voir en Grèce rebat les cartes. Les élec­teurs grecs ont sciem­ment don­né le pou­voir à un par­ti qui se réclame des valeurs de gauche et qui s’inscrit dans le com­bat contre le dogme éco­no­mique libé­ral et ses dégâts sociaux. L’effet de peur n’a pas joué. Il est d’ailleurs à remar­quer que l’absence de liesse popu­laire lors de la pro­cla­ma­tion des résul­tats semble démon­trer que le peuple grec est bien conscient des dif­fi­cul­tés qui l’attendent. Car les mar­chés finan­ciers et la « droite » ne lui feront aucun cadeau. Il semble même que la social-démo­cra­tie soit sur la même lon­gueur d’onde…

 En tout cas, ces élec­tions montrent qu’il y a bien un cli­vage entre « droite » et « gauche » à condi­tion de reve­nir aux fon­da­men­taux de l’existence de ces deux visions de la socié­té tel­le­ment dif­fé­rentes à l’origine.

 Cela ne peut repo­ser sur les seules épaules de Syri­za. C’est un défi pour l’ensemble des forces qui se réclament du pro­grès : par­tis poli­tiques, syn­di­cats, asso­cia­tions ;  la recons­truc­tion de la « gauche » est un long che­min à parcourir.

 Pour conclure, je ne résiste pas à citer Rafaelle Simone, phi­lo­sophe et écri­vain ita­lien : « Le fait d’être de gauche est plus fati­gant que d’être de droite. Il faut faire un effort pour être de gauche. Il faut faire des sacri­fices. C’est plus facile de renon­cer à la soli­da­ri­té et au sens du bien public que le contraire. C’est même ins­tinc­tif. C’est en fait plus natu­rel d’être «bar­ba­re­ment» de droite. »

 Michel Muller