Les oppo­si­tions à la mise en place des grandes régions se mul­ti­plient. Déci­dée d’en haut, sans concer­ta­tion avec les popu­la­tions concer­nées, la réforme va se mettre en place par le fait du prince. Pour notre région par­ti­cu­liè­re­ment, une oppo­si­tion hété­ro­clite n’a débou­ché sur rien de bien concret. Pire, cer­taines posi­tions ou décla­ra­tions enten­dues lors des mani­fes­ta­tions, inter­rogent sur la moti­va­tion poli­tique de ses acteurs.

Ne croyait-on pas entendre, par­fois, des accents res­sem­blant étran­ge­ment à ceux enten­dus à la Ligue du Nord ita­lienne, qui veut l’indépendance de la « Pada­nie » pour que la riche Lom­bar­die n’ait plus à payer pour ces « pouilleux » du sud.

D’autres mou­ve­ments de ce genre font flo­rès en Europe : la Bel­gique connaît les siens, l’Espagne aus­si. Comme si la soli­da­ri­té garan­tie par les Etats en Europe ne pou­vait sur­vivre à la crise…

Mais en fait, à quoi répond ce besoin impé­rieux de « régio­na­li­sa­tion » qui ne concerne pas que la France, pas que l’Europe mais est un phé­no­mène planétaire…

La fin de l’Etat tutélaire

Romain Pas­quier, cher­cheur au CRAPE (Centre de recherche sur l’Action poli­tique en Europe), tout comme Jean-Pierre Berg, ancien chef de cabi­net du pré­sident du comi­té des régions euro­péennes, consi­dèrent que le besoin de décen­tra­li­sa­tion est sur­ve­nu avec l’internationalisation de l’économie et la crise finan­cière liée, selon lui, aux coûts exor­bi­tants des poli­tiques du « Wel­fare ». Tra­duc­tion : les pres­ta­tions sociales assu­mées par les Etats. On nous explique donc que nous sommes dès los ren­tré dans une nou­velle séquence his­to­rique : l’équation de l’Etat key­né­sien est défi­ni­ti­ve­ment grippée.

Mais cette crise met éga­le­ment en exergue tous ceux qui font obs­tacle à la fré­né­sie du capi­ta­lisme dans l’économie mon­dia­li­sée : l’uniformité des règles, la rigi­di­té des cadres d’action… Selon Jean-Pierre Berg (« Pour­quoi régio­na­li­ser, pour­quoi ren­for­cer les régions ? »), dans « l’Europe sans fron­tières du mar­ché unique, ce ne sont pas seule­ment les entre­prises qui sont en concur­rence, mais aus­si les Etats et leur struc­tures poli­tiques et admi­nis­tra­tives (villes, pro­vinces, régions… ». Il faut donc « ratio­na­li­ser les struc­tures admi­nis­tra­tives… et uti­li­ser les éco­no­mies bud­gé­taires à des fins d’investissement productif. »

Il est donc mani­feste, qu’en Europe comme dans le reste du monde, la « décen­tra­li­sa­tion » répond aux exi­gences d’un capi­ta­lisme qui veut se  débar­ras­ser de contraintes sociales et admi­nis­tra­tives qui seraient deve­nus un obs­tacle à son déve­lop­pe­ment pla­né­taire. Il veut aus­si pou­voir accé­der au finan­ce­ment et au mar­ché publics sans obs­tacles admi­nis­tra­tifs trop contraignant.

A notre échelle, nous avons pu le consta­ter avec la volon­té affi­chée, à l’aéroport Bâle-Mul­house, de ne plus appli­quer les lois sociales du pays où il est ins­tal­lé… et des diri­geants poli­tiques appuyant cette demande des entre­pre­neurs tout en jurant main sur le cœur qu’ils sont atta­chés au modèle social français.

Lais­sons le mot de la fin sur ce point à Romain Pas­quier : « La région comme toute réa­li­té sociale est  une construc­tion au sens où sa défi­ni­tion peut varier selon qu’on lui attri­bue des carac­té­ris­tiques géo­gra­phiques, humaines, cultu­relles ou ins­ti­tu­tion­nelles. Elle est donc le pro­duit de rap­ports sociaux et de visions du monde qui ne sont pas immuables dans le temps. » Alors, de nos jours, l’Alsace aurait per­du toutes ses carac­té­ris­tiques qui en fai­saient une région aupa­ra­vant ? Un peu spé­cieux comme argu­ment, non ?

Une crise identitaire ?

 Mais les argu­ments déve­lop­pés par nos fins obser­va­teurs de la vie poli­tique euro­péenne ne sont pas uni­que­ment éco­no­miques ou sociaux. Ils font le constat d’une « crise iden­ti­taire » en Europe avec la résur­gence et la valo­ri­sa­tion des iden­ti­tés locales et régio­nales. C’est bien ce que nous consta­tons éga­le­ment en Alsace où des orga­ni­sa­tions poli­tiques comme Unser Land s’en font l’écho. Et ce n’est pas une inven­tion de leur part : c’est un sen­ti­ment de plus en plus pré­sent, mais pas seule­ment en Alsace. D’autres régions fran­çaises connaissent cette situa­tion et se font entendre. La poli­tique de cen­tra­li­sa­tion de la France, qui ne remonte pas qu’aux Jaco­bins faut-il le pré­ci­ser ici, a plu­tôt com­bat­tu ces vel­léi­tés par le pas­sé par­fois avec une vio­lence inouïe. Les Jaco­bins ont certes leur part de res­pon­sa­bi­li­té en confon­dant « uni­té » et « uni­for­mi­té », confu­sion qui reste encore d’actualité de nos jours.

Deux remarques pour­tant à ce sujet : mal­gré dix siècles de cen­tra­lisme poli­tique et admi­nis­tra­tif, le fait régio­nal n’a pu être extir­pé des régions et pro­vince et les popu­la­tions résistent comme ils peuvent. D’autre part, d’autres pays, qui n’ont pas connu un cen­tra­lisme iden­tique au nôtre, connaissent cette crise iden­ti­taire. L’Italie est une jeune nation à l’échelle de l’histoire et elle a res­pec­té une recon­nais­sance des cultures régio­nales. Pour­tant, elle connaît aus­si cette crise entre autres avec la Lom­bar­die et les régions du Nord.

Il faut bien recon­naître qu’il y a, dans cette résur­gence des iden­ti­tés locales et régio­nales pas que le noble com­bat pour la recon­nais­sance de sa culture, mais il s’agit aus­si des effets de la crise, de l’austérité impo­sé aux peuples qui réagit par­fois d’une manière pri­maire : s’il y a moins à se par­ta­ger, moins nom­breux on sera et mieux on s’en sor­ti­ra… Ana­lyse sim­pliste ? Com­ment a‑t-on mobi­li­sé des peuples pour faire une guerre avec ces argu­ments là ? 1914–1918 par exemple…

« Les régions qui gagnent sont celles qui asso­cient  l’autonomie politique… »

Alors, com­ment faire une régio­na­li­sa­tion en Europe avec ce pas­sé his­to­rique qui pèse. Selon Romain Pas­quier, la régio­na­li­sa­tion est un pro­cé­dé consti­tu­tion­nel inverse du fédé­ra­lisme. L’Allemagne ne serait donc pas le modèle de construc­tion euro­péenne ? Non, car « dans le fédé­ra­lisme, ce sont les régions ou Etats qui délèguent des pou­voirs à un éche­lon supé­rieur en se « fédérant ». »

L’Union euro­péenne consi­dère, elle, que la régio­na­li­sa­tion ou régio­na­lisme ins­ti­tu­tion­nel  est donc l’at­tri­bu­tion (dévo­lu­tion, délé­ga­tion) de cer­tains pou­voirs aux régions.

Le CRAPE fait état d’une « série de suc­cess sto­ries (qui) vient confor­ter  l’image d’une régio­na­li­sa­tion capable d’être un lieu de régu­la­tion de la glo­ba­li­sa­tion et de l’expression d’une nou­velle moder­ni­té : Cata­logne, Ecosse, Lom­bar­die, Bade-Wur­tem­berg. Ces  régions qui gagnent sont celles qui asso­cient auto­no­mie poli­tique, iden­ti­té cultu­relle et déve­lop­pe­ment économique. »

Et la démo­cra­tie dans tout cela ?

Il n’a échap­pé à per­sonne que ce terme est tota­le­ment tabou dans la réforme en cours. Hor­mis les éco­lo­gistes et le Front de gauche, per­sonne n’aborde cette ques­tion pour­tant cen­trale : sous cou­vert de la décen­tra­li­sa­tion en cours, on assiste en fait à une recen­tra­li­sa­tion à un éche­lon nou­veau. En outre, cette nou­velle enti­té admi­nis­tra­tive et poli­tique sera en concur­rence avec d’autres pour son déve­lop­pe­ment économique.

Si on ajoute le détri­co­tage des lois sociales avec la loi Macron en France, comme l’a fait Schrö­der en Alle­magne, l’absence totale d’une poli­tique sociale et fis­cale euro­péen, le libé­ra­lisme sera en fait dans ces régions qui n’auront, elles non plus, de lois de pro­tec­tion au niveau social.

Certes, sen­tant le dan­ger de cette évo­lu­tion pour les popu­la­tions, on voit fleu­rir des ini­tia­tives autour de l’instauration d’une « démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive ». Le maire de Mul­house en fait des tonnes… avec un résul­tat nul, bien évi­dem­ment.  La démo­cra­tie locale ne consiste pas d’entendre de temps à autres les asso­cia­tions, d’instaurer des com­mis­sions sur divers sujets mais d’entendre ce que veut la popu­la­tion. Et tenir compte de cet avis. Et le faire évo­luer le cas échéant non pas par l’autoritarisme mais par la concer­ta­tion et l’écoute.

Quel com­bat pour l’Alsace ? L’autonomie ?

Il est mal par­ti. Cette réforme a tout pour fédé­rer les oppo­si­tions… et pas seule­ment en Alsace. Mal­gré ces condi­tions favo­rables, les Alsa­ciens ont réus­si à envoyer un mes­sage tota­le­ment brouillé à ceux qui aurait pu être des appuis pour exi­ger une autre décentralisation.

Comme sou­vent dans l’Histoire, les Alsa­ciens seront une fois encore mal com­pris… et se consi­dé­re­ront comme des incom­pris. Sans pour autant se poser la ques­tion de leur propre res­pon­sa­bi­li­té dans l’affaire.

On l’a vu, la réforme en cours est tout sauf un ajus­te­ment admi­nis­tra­tif ou ins­ti­tu­tion­nel. Or, une grande par­tie de la mobi­li­sa­tion alsa­cienne s’est atta­chée qu’à ce seul aspect y voyant la dilu­tion d’un pou­voir qui aurait appar­te­nu aux Alsa­ciens. Je suis déso­lé, M. Richert est peut être alsa­cien mais je ne me sens aucune, mais alors, aucune affi­ni­té avec lui. Denis Kess­ler, vice-pré­sident du MEDEF en son temps, pré­sident de SCOR, est né à Mul­house comme moi, et alors ? Pen­dant que lui cas­sait les emplois et les conven­tions col­lec­tives, nous étions pas mal d’Alsaciens à ten­ter d’éviter la fer­me­ture des entre­prises ici et nous avions le sou­tien des tra­vailleurs vos­giens ou lor­rains… Soli­da­ri­té de classe oui, mais pas d’un « peuple alsacien »…

L’autonomie a été, dans l’histoire, incar­né par le Par­ti Com­mu­niste, un moyen pour ras­sem­bler poli­ti­que­ment contre les impé­ria­lismes fran­çais et alle­mands. Nous n’en sommes plus là : l’impérialisme mon­dial néces­site un ras­sem­ble­ment autre­ment plus large et il y a encore beau­coup de che­min à faire.

Alors que faire ?

L’argumentaire euro­péen pour rendre la régio­na­li­sa­tion poli­ti­que­ment cor­recte met en avant une triple dyna­mique dont il fau­drait s’emparer pour mobi­li­ser les Alsa­ciens et les autres dans le but de pré­ser­ver les acquis mais sur­tout d’imposer de nou­velles avan­cées favo­rables à la population…

Pre­mière dyna­mique invo­quée : la régu­la­tion de reven­di­ca­tions iden­ti­taires et cultu­relles. N’est-ce pas le moment de défi­nir quels sont les moyens néces­saires pour toutes celles qui concernent l’Alsace et les alsa­ciens. Du déve­lop­pe­ment des langues alsa­ciennes, de leur ensei­gne­ment, de la créa­tion cultu­relle, de la pré­ser­va­tion archi­tec­tu­rale d’un patri­moine y com­pris indus­triel. Les par­lers alsa­ciens ne sont pas qu’une richesse pour l’Alsace : ils le sont aus­si pour la France et pour notre concep­tion de l’ « autre » Europe : un atout pour éta­blir des liens avec d’autres popu­la­tions vivant dans un espace où cette langue ger­ma­nique est trans­fron­ta­lière et com­mune à une grande par­tie de notre conti­nent.  Deman­der que la gauche soit plus claire sur point est tota­le­ment légi­time à moins de vou­loir lais­ser cette ques­tion sen­sible à une grande par­tie de la popu­la­tion alsa­cienne, à d’autres qui l’utiliseront pour jus­ti­fier un repli identitaire.

La défense du droit local est un impé­ra­tif abso­lu dans cette dyna­mique. Non pas comme un simple par­ti­cu­la­risme mais comme une véri­table conquête, par­ti­cu­liè­re­ment pour le régime de pro­tec­tion sociale. Je suis per­sua­dé que les sala­riés lor­rains et cham­pe­nois ne diraient pas non à une exten­sion de ce droit à leur bénéfice.

Seconde dyna­mique : l’impératif d’efficacité dans l’action publique ! Pour toutes les forces pro­gres­sistes, par­tis, syn­di­cats, asso­cia­tions…, la bataille pour l’emploi, la relance d’activités indus­trielles, de recherches, de nou­velles tech­no­lo­gies, des ser­vices publics plus effi­caces… devraient faire par­tie de cette exi­gence d’efficacité de la nou­velle région.

Troi­sième dyna­mique : l’approfondissement démo­cra­tique : « contrôle » des élus par les citoyens. Alors que le seul élé­ment que l’on connaisse, c’est la trans­for­ma­tion-dis­pa­ri­tion du conseil géné­ral et la mise en place d’intercommunalités, rien n’est défi­ni pour don­ner au citoyen une place dans le pro­ces­sus de décision.

Dans les faits, la réforme actuelle ne se réfère aucu­ne­ment à cette triple dyna­mique. Mais les actuels res­pon­sables poli­tiques alsa­ciens ne l’ont jamais mise en œuvre non plus.

Je ne crois pas que sor­tir du cadre de la Répu­blique fran­çaise soit une garan­tie pour échap­per aux effets de cette régio­na­li­sa­tion bâclée démo­cra­ti­que­ment et construite autour des seuls inté­rêts éco­no­miques. Je crois au contraire que mener le com­bat dans notre pays pour impo­ser une autre poli­tique euro­péenne, une nou­velle démo­cra­tie, un pro­grès social réel, une prise en compte de notre iden­ti­té artis­tique et cultu­relle alsa­cienne est la seule voie qui vaille…

Michel Mul­ler