Le jeudi 14 avril 2016, une équipe de l’Alterpresse68 a rencontré Eric Straumann, président du Conseil département du Haut-Rhin, pour une entrevue exclusive.
La délibération RSA contre « bénévolat » ayant choqué nombre d’acteurs sociaux et militants, et durablement défrayé la chronique, nous voulions en savoir plus sur le sujet.
Ce faisant, nous avons en outre évoqué avec lui le problème de la dette départementale, ou encore celui de l’avenir des collectivités territoriales.
Vous êtes invités à laisser vos commentaires au bas du texte.

eric

L’Alterpresse68: Comment comprenez-vous les oppositions et résistances à votre projet de bénévolat obligatoire ?

Eric Straumann: Les opposants restent très marginaux. Très peu de gens rencontrés m’ont dit que cela pouvait être une mauvaise idée. Cela dit, je comprends les préoccupations du monde de l’insertion, mais l’ensemble du public bénéficiaire n’en dépend pas. Certains ont effectivement besoin d’être accompagnés, mais ce n’est pas le cas de la majorité.

AP68: Votre motivation est-elle économique ?

ES: Le chiffre des allocataires augmente de 8% par an. Ces personnes ont-elles intérêt à rester éternellement dans ce dispositif ? Certains s’y trouvent depuis 10 ans. Ils perdent prise avec leur environnement, n’ont plus de lien social. Ils sont décalés par rapport aux exigences du monde du travail.
L’idée n’est pas nouvelle, mais elle m’est apparue nécessaire après la rencontre avec un jeune qui se trouvait désocialisé. Difficile dans ces conditions de se rendre à un entretien d’embauche. L’objectif essentiel est de permettre le retour à l’emploi des gens.

AP68: Savez-vous qu’une fraction importante des bénéficiaires du RSA sont des salariés «proches de l’emploi», qui n’ont plus de droits au chômage, dont près de 30% sont diplômés de l’enseignement supérieur ou même en reconversion professionnelle. Ne craignez-vous pas de les reléguer à des « travaux d’intérêt général », à l’instar des condamnés de la justice pénale ?

ES: Je ne parle que du RSA socle [NDLR: allocataires qui n’ont aucun revenu]. Par ailleurs je n’évoque pas de travaux d’intérêt général. Il n’est question que d’activité. Et une activité librement choisie. Pas question de mettre des gens au bord des routes avec des pelles et des pioches. On leur demande de participer à la vie sociale de leur quartier ou village, à travers une tâche qui n’est pas un travail. L’activité est contrainte, mais ils la choisissent librement.

AP68: On est donc hors cadre salarial ?

ES: Totalement, il ne s’agit pas de remplacer des salariés. Je le répète, le fait d’aller chanter dans une chorale relève pour moi d’une activité.

AP68: Vous allez contraindre des gens à s’inscrire dans une chorale ?

ES: Il faut sortir, faire un geste en direction de la collectivité. Ce sont autant d’occasions qui permettent de nouer des relations, de savoir qu’un emploi se libère. Beaucoup d’offres d’emploi se trouvent par le bouche à oreille. La presse suisse a voulu savoir si le fait de se rendre au carnaval de Bâle pouvait être décompté dans le temps d’activité obligatoire. La réponse est oui !

AP68: Mais une partie importante des bénéficiaires sont « proches de l’emploi » ! [c’est à dire inscrits à Pôle-emploi mais sans droit aux allocations chômages]

ES: Pour ma part, je vise d’abord les 8000 personnes qui sont dans le dispositif depuis plus de 5 ans. Par ailleurs, il ne faut pas que ces personnes se chargent d’un travail à caractère social où ils ne se retrouvent qu’entre eux, à gérer des personnes qui sont elles-mêmes en difficulté. Il faut au contraire les sortir d’un tel environnement.

AP68: On peut comprendre le besoin de resocialisation. Ce qui a choqué c’est le risque de stigmatisation contre les plus modestes.

ES: Je ne veux stigmatiser personne. Ces dispositifs existent en Grande-Bretagne et en Allemagne. Par ailleurs, les allemands demandent aux réfugiés syriens ou afghans de travailler ! S’ils refusent un emploi ils ne pourront pas rester sur le territoire.
Il s’agit de trouver un modèle qui permette la dignité à travers une activité.

[NDLR] : Les demandeurs d’asile allemands (à ne pas confondre avec les réfugiés politiques admis au séjour) ne peuvent pas travailler. Outre la prise en charge intégrale de leurs dépenses courantes (logement, repas, frais d’habillement), l’état allemand alloue la somme de 143 euros par adulte, dès le dépôt de la demande d’asile. En outre, dès lors qu’il n’est pas statué sur leur demande, il leur est loisible de travailler de façon limitative à partir du 3ème mois et jusqu’au 15ème,  durée au-delà de laquelle ils peuvent percevoir (sans condition) l’allocation « Hartz IV », équivalente au RSA, pour un montant de 392 euros mensuels, sans compter la prise en charge intégrale de leur frais de logement. Un nouveau projet de loi en cours d’examen modifiera ces dispositions pour partie.
Sources allemandes:
http://www.merkur.de/politik/fluechtlinge-was-bekommen-sie-in-deutschland-faktencheck-5565086.html
http://www.ahs-kanzlei.de/2015/11/arbeitserlaubnis-asyl-fluechtling-migranten/

AP68: Dignité oui, mais par une activité salariale ! Or, il n’y a pas de salaire par votre proposition.

ES: Oui, mais ce n’est pas un travail ! Et puis il y a une prestation qui est versée et qui n’est pas négligeable. Enfin, on ne décrète pas la création d’emploi.

AP68: On en fait pourtant des responsables de leur propre situation !

ES: Personne ne saura qu’un bénéficiaire du RSA est susceptible de servir d’arbitre dans un club de tennis ! On ne va pas lui apposer de signe distinctif.

AP68: Que pensez-vous de l’initiative « territoires zéro chômeur » menée par ATD Quart Monde (voir plus bas), qui vise à replacer les chômeurs dans des emplois durables et en CDI ?

ES: Je ne connais pas vraiment. Mais notre budget n’est pas extensible. [NDLR M. Straumann nous pose des questions sur le dispositif]. Nous mettons 100 millions pour financer le RSA, dont 50 seulement sont compensés par l’Etat. La situation n’est pas durable. L’Etat ne peut pas continuer à emprunter pour son fonctionnement.

AP68: Pourquoi ne pas récuser les dettes, dont de nombreux organismes soulignent qu’elles sont illégitimes, voire fondées sur des actifs toxiques ?

“Ne pas rembourser la dette, c’est la guerre”!

ES: Le jour où l’on fera cela le système entier s’effondrera. On se retrouvera en 1929, et derrière c’est la guerre assurée. Si en 2008 Sarkozy n’avait pas sauvé le système bancaire, la guerre nous menaçait.
Si les gens perdaient leur épargne on serait sous cette menace là. Cela signifierait que l’argent ne vaut plus rien.

AP68: Un audit sur la dette doit faire la différence entre petits épargnants et les 1% les plus riches. N’est-ce pas simplement un sursis ? Car en rendant publique la dette qui était privée on n’aura pas levé les antagonismes ou tensions à l’échelle internationale.

ES: Avec notre recul, tous les économistes savent que si l’on était intervenu dans les années 30 pour sauver le système économique, on aurait évité l’avènement du régime hitlérien.

AP68: Pour en revenir au RSA, il faudra pourtant bien le financer !

ES: Oui, mais l’idée c’est l’insertion. Et j’observe que personne ne fait de proposition. Mis à part ATD Quart-Monde, dont le projet coûterait de l’argent.

AP68: ATD prétend que l’ensemble des financements consacrés à la gestion du chômage et du traitement social de celui-ci suffirait pour créer de l’emploi.

ES: Je ne sais pas trop quoi en penser. J’ajoute qu’un emploi créé dans ce cadre coûterait plus de 3 fois le montant du RSA.

AP68: En moyenne, 1/3 des allocataires RSA socle et 2/3 des allocataires RSA activité préfèrent éviter de solliciter cette aide. Comment l’expliquez-vous ?

ES: Les gens n’ont pas envie d’être au RSA, et c’est bien normal. Pour ma part je ne me soucie que du RSA socle. Le RSA complémentaire [NDLR devenu « prime d’activité » depuis le 1er janvier 2016] n’est pas une mauvaise chose. Cela permet d’améliorer la situation des travailleurs pauvres, même si 90% des bénéficiaires ne sont pas satisfaits de leur situation.

AP68: Pourtant un tiers ne le réclame pas !

ES: On fait dire ce que l’on veut aux chiffres… Mais il est possible que la progression des dépenses s’explique par une augmentation du taux de recours. D’autre part, il y a ceux qui en bénéficie et qui n’y ont pas droit, dans des proportions très faibles il est vrai.

AP68: Comment comptez-vous contrôler l’effectivité du travail et la présence des allocataires au sein des associations partenaires ?

ES: Par une attestation trimestrielle. Il faut laisser de la souplesse aux allocataires, qui organiseront leur temps d’activité comme ils le souhaitent, en fonction notamment de leur intérêt ou de la nature de l’activité. On se fiera à la bonne foi des associations, qui n’auront pas besoin d’être agréées, mais devront justifier d’une existence juridique. Il n’y aura pas de contrôle systématique, sauf déclarations anormales.

AP68: Dans ce cas, vous vous réservez le droit de suspendre le versement ?

ES: On convoquera la personne, qui fera l’objet d’interrogations par une commission. Il est possible qu’il y ait des motifs recevables, comme une mère avec 3 enfants par exemple. Des ajustements sont possibles en fonction de la situation de la personne.

AP68: Comment recevez-vous le terme SBO (service de bénévolat obligatoire) attribué par des associations à votre initiative ?

ES: C’est un peu le point Godwin, qui clôt tout débat. Nous ne sommes pas dans ce registre là.

AP68: On n’a pas du tout l’impression que le dispositif est souple et respectueux des personnes.

ES: Je l’ai toujours assuré, le dispositif sera très souple, même s’il est obligatoire. Après la presse l’interprète comme elle le veut.

AP68: Êtes-vous favorable à la mise en place d’un revenu d’existence ?

ES: C’est un thème récurrent. C’est une bonne idée en théorie, mais on ne peut pas se le payer, avec notre niveau d’endettement et de déficit public. On aurait peut-être pu dans les années 70.

AP68: Comment expliquez-vous la réaction du préfet, qui a déféré votre délibération devant le tribunal administratif ?

ES: C’est évidemment une décision du gouvernement. Il y a tout un environnement derrière cela. Nous sommes engagés dans un bras de fer avec le gouvernement sur la question du financement du RSA. La dépense est l’équivalent de la construction de 8 collèges. Juridiquement la décision préfectorale n’est pas assurée. L’article 72 de la constitution dispose de la libre administration des collectivités territoriales. Si on nous donne une compétence il faut nous donner les moyens financiers et une certaine liberté d’action, car sinon l’État pourrait le faire lui même à travers la sécurité sociale. Par ailleurs, le gouvernement redoute que les départements n’imposent l’obligation d’inscription à Pôle-emploi pour toucher le RSA, ce qui n’est pas obligatoire à ce jour.
Si tous les départements faisaient cela, on se retrouverait mécaniquement avec 300 000 chômeurs en plus.

AP68: Le Premier ministre n’a t-il pas prévu de renationaliser le RSA ?

ES: Oui, mais les services de Bercy voudraient imputer la charge en tenant compte des chiffres de 2016, qui s’élèvent à 100 millions, alors qu’il était question de 2014, où elle n’était que 94 millions. Le débat reste donc ouvert. Par ailleurs, ma délibération est venue s’entrechoquer avec les problématiques de transfert de compétences.
Or, le problème est simple, soit c’est une politique nationale et c’est l’État qui paye, puisque les conditions et modalités sont les mêmes en tout lieu du territoire. Ce n’est pas le sens de notre délibération, mais pour moi ce devrait être le couple département-commune ou intercommunalité qui seraient les mieux à même de gérer le RSA. Sauf à mettre en œuvre une logique de guichet sans proximité possible.

AP68: Autre chose. Vous avez mis en œuvre une logique de moratoire pour SNCF Réseaux. Pourquoi ?

ES: C’est pour faire pression. Mais la dette demeure toutefois. Le fait est que le département n’est pas desservi comme il était convenu au départ. La prestation promise n’est pas là, il n’y a que 8 TGV (Est) par jour en gare de Colmar et le sud du département n’est pas desservi.

AP68: Pourtant vous ne le faites pas dès lors qu’il s’agit des banques et des taux d’intérêts exorbitants.

ES: Cela ne représente que 2% [taux d’intérêt moyen].

AP68: C’est à dire plusieurs millions d’euros !

ES: On peut emprunter facilement aujourd’hui, et à des taux très faibles.
Il est d’ailleurs dommage que l’on ne dispose pas de marges de manœuvre car la période est exceptionnelle à ce titre. Pour autant la dette doit être remboursée.

AP68: Pourquoi pas un audit sur la dette, afin de connaître l’origine et la destination des flux ? L’affaire « Panama papers » est éloquente à ce titre !

ES: La dette n’est pas émise depuis Panama, mais depuis l’État français.
Ce sont des titres ou obligations émises par l’État à travers le monde, et souscrits par des étrangers, que ce soit l’Asie ou les Etats-Unis, notamment des fonds de pension.

AP68: L’évasion fiscale représente entre 60 et 90 milliards selon les évaluations. « Panama papers » a permis de replacer le focus sur le problème.

ES: Vous savez, notre base fiscale c’est le bâti sur le territoire.

AP68: Vous vous plaignez d’une réduction de la dotation de l’État dont le financement provient bien de la fiscalité, dont une partie s’évapore du fait de l’évasion fiscale !

ES: Cela n’a rien à voir avec l’enjeu dont nous parlons.

AP68: L’État donne priorité au remboursement de la dette, ce qui a pour effet de vous priver de dotations ! Par ailleurs, il y a une opacité de la part du Conseil départemental sur son budget, dans lequel figurent des éléments toxiques.

ES: A ma connaissance il n’y en a pas.

AP68: Un rapport de la chambre régionale des comptes signale la chose !

ES: L’endettement reste très modeste sur le département. Par ailleurs nous n’avons rien à cacher.

AP68: Nous sommes près du demi-milliard. Et à 2 ou 3% d’intérêt par an cela fait près de 12 millions d’euros !

ES: C’est à peu près 400 euros par habitant. C’est loin des 22 000 euros de l’État ! En 2016 elle baissera de 20 millions.

AP68: Cela se traduira par une baisse des investissements !

ES: On n’emprunte que si l’on peut rembourser.

AP68: Le département du Bas-Rhin a choisi d’effectuer des réductions drastiques, notamment sur l’hébergement d’urgence.

ES: C’est de la responsabilité de l’État. Il nous a supprimé la cause de compétence générale.

“Je ne vois pas comment la nouvelle région pourra fonctionner”

AP68: La réforme des collectivités territoriales entraîne des craintes et des oppositions. Tout cela s’opère dans la douleur. Comment examinez-vous cette centralisation en marche ?

ES: Le premier partenaire des collectivités locales c’était le département, notamment par des aides aux communes. On nous a prélevé 14 millions qu’on réinjectera à hauteur de 7 millions au travers de la grande région ! Est-ce de la compétence de cette région que de se charger d’examiner la demande financière d’une petite commune du Sundgau ? Cela n’a aucun sens, et relève du saupoudrage !

AP68: Vous avez laissé entendre que cette grande région n’est peut-être pas aussi définitive que cela.

ES: Je ne vois pas comment cet ensemble peut fonctionner. Il est sans âme, sans histoire. On est sur des bassins très distincts. La zone d’attraction de la Champagne c’est Paris, ce n’est pas Strasbourg. Je crois qu’il n’y a que 75 passagers dans les trains entre Reims et Strasbourg chaque jour. Il existe très peu de liens. Ce sont des réalités démographiques et économiques incontournables. Ceci ne relève que de décisions politiques internes au PS. Enfin, dans quel pays au monde donne-t-on un nom à une entité géographique par voie de décret ?


Notes:

Zéro chômeur de longue durée par ATD Quart Monde

Pour en savoir plus sur la dette publique du département :

Paru en mars dernier : Straumann a choisi la finance contre l’humain. Pas (encore) l’inverse…

Paru en février dernier : Au Conseil Départemental : des toxiques qui piquent.