L’Alterpresse, très en phase avec la réalité sociale et culturelle de notre région, publie bien volontiers un article de Jean-Philippe Atzenhoffer, docteur en économie de l’Université de Strasbourg, publié le 14 juin 2016 sur son blog personnel.
Les arguments pour démontrer que le bilinguisme n’a pas qu’une dimension culturelle (pourtant fondamentale et essentielle pour les habitants de cette région) mais est aussi un atout pour le développement de l’emploi. Contrairement à nos dirigeants politiques régionaux, maîtriser l’alsacien ne doit pas seulement servir à aller travailler en Allemagne ou en Suisse, J.-P. Atzenhoffer fait la démonstration que cela peut développer l’emploi dans la région même. MM. Richter, Straumann et Bierry, de quoi étoffer votre réflexion…

De nos jours, le bilin­guisme est per­çu de manière très posi­tive. En 2015, un son­dage montre que 72% des Fran­çais sont favo­rables à la recon­nais­sance offi­cielle des langues régio­nales. Les orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales comme l’ONU ou l’Union Euro­péenne les consi­dèrent comme un patri­moine à pro­té­ger, voire même un droit fon­da­men­tal des com­mu­nau­tés humaines à faire vivre leurs langues. En Alsace, région par­ti­cu­liè­re­ment concer­née par la ques­tion lin­guis­tique, la popu­la­tion, les élus, et diverses asso­cia­tions cultu­relles mar­tèlent régu­liè­re­ment leur atta­che­ment à la langue alsacienne.

Pour pro­mou­voir le bilin­guisme, les mili­tants insistent prin­ci­pa­le­ment sur l’attachement sen­ti­men­tal et la richesse du patri­moine cultu­rel véhi­cu­lé par la langue. La richesse de connaître deux langues repré­sente une grande valeur en soi, qui peut légi­ti­me­ment jus­ti­fier des actions en faveur du bilin­guisme. Mais il existe un argu­ment d’une autre nature sou­vent évo­qué. Le bilin­guisme serait un atout pour l’emploi, per­met­tant le tra­vail trans­fron­ta­lier en Alle­magne et en Suisse.

Dans quelle mesure l’argument éco­no­mique en faveur du bilin­guisme est-il per­ti­nent ? Peut-il jus­ti­fier une poli­tique d’envergure en faveur du bilin­guisme ? Entre les études de Fran­çois Grin et de la Fon­da­tion Fran­co-Alle­mande, il est pos­sible d’apporter un éclai­rage en regrou­pant un cer­tain nombre d’éléments pour appré­cier les retom­bées éco­no­miques du bilin­guisme. Après avoir briè­ve­ment rap­pe­lé la situa­tion du bilin­guisme en Alsace, nous étu­die­rons dif­fé­rents impacts que peut avoir le bilin­guisme sur l’emploi, au-delà de la seule pro­blé­ma­tique du tra­vail frontalier.

Le bilin­guisme en Alsace

L’Alsace dis­pose d’une richesse unique : elle est bicul­tu­relle, fruit d’un mélange ori­gi­nal de culture ger­ma­nique et fran­çaise. A par­tir de l’installation des peuples ger­ma­niques ala­mans et francs au 5ème siècle, l’alémanique devien­dra la pre­mière langue d’Alsace, et tra­ver­se­ra le temps jusqu’à nos jours en tant que dia­lecte, l’alsa­cien.

Au 16ème siècle, l’allemand stan­dard Hoch­deutsch devien­dra le stan­dard écrit de toute l’aire lin­guis­tique ger­ma­nique, y com­pris l’Alsace.

L’annexion pro­gres­sive de l’Alsace par la France après la guerre de Trente Ans (17ème siècle) dif­fuse la langue fran­çaise, mais seule une petite mino­ri­té de la socié­té alsa­cienne est concer­née. Ce ne sera qu’après la Seconde Guerre mon­diale que le fran­çais s’imposera à la majo­ri­té de la popu­la­tion, via son uti­li­sa­tion exclu­sive dans l’éducation. Ain­si, dans les décen­nies sui­vant la guerre, la majo­ri­té de la popu­la­tion en Alsace est bilingue, à tra­vers la trans­mis­sion fami­liale de l’alsacien et la trans­mis­sion sco­laire du français.

Le bilin­guisme géné­ra­li­sé est un phé­no­mène rela­ti­ve­ment récent, fruit d’une his­toire à la croi­sée des che­mins fran­çais et alle­mand. Tou­te­fois, ce n’est pas une situa­tion stable, car la mon­tée en puis­sance du fran­çais s’est accom­pa­gnée d’une poli­tique d’éradication de la langue régio­nale après-guerre. L’alsacien, de même que l’allemand stan­dard, est pros­crit à l’école. Des puni­tions sont infli­gées aux enfants sur­pris à par­ler dans leur langue mater­nelle. Au lieu de la consi­dé­rer comme une richesse, l’école la trans­forme en han­di­cap sco­laire. On assiste dès lors à une auto­cen­sure des familles, qui ne trans­mettent plus la langue aux jeunes générations.

La baisse de la trans­mis­sion aux enfants nés en Alsace est illus­trée par la courbe en vert (source : INSEE 2012).

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Afin d’enrayer le déclin de la langue régio­nale, des asso­cia­tions cultu­relles engagent des actions en faveur du bilin­guisme, notam­ment dans l’enseignement (Culture et bilin­guisme, ELTERN Alsace, ABCM, APEPA, ICA, Hei­mets­proch un Tra­di­tion, Office pour la Langue et la Culture d’Alsace). Leurs actions en faveur du bilin­guisme se fondent sur la pré­ser­va­tion de la spé­ci­fi­ci­té de la culture alsa­cienne, qui est un objec­tif fon­da­men­tal lar­ge­ment partagé.

La péren­ni­té du bilin­guisme repose sur l’enseignement pari­taire entre la langue régio­nale et le fran­çais à l’école (voire l’immersion totale en langue régio­nale à la mater­nelle). Or, ceci mobi­lise des res­sources finan­cières, notam­ment pour assu­rer la for­ma­tion d’enseignants aptes à trans­mettre en alsacien/allemand. Ces coûts peuvent être jus­ti­fiés par l’objectif de pré­ser­ver la culture alsa­cienne, qui est légi­time en soi et repré­sente une vraie valeur. Nous ver­rons qu’en plus de l’aspect cultu­rel, le bilin­guisme génère éga­le­ment des avan­tages éco­no­miques favo­rables à l’emploi. Ces effets posi­tifs du bilin­guisme sont par­fois immé­dia­te­ment visibles, par­fois plus dif­fus (mais néan­moins impor­tants). Sans pré­tendre à l’exhaustivité, les sec­tions sui­vantes explorent quelques pistes et exemples.

L’emploi fron­ta­lier

Un argu­ment éco­no­mique régu­liè­re­ment évo­qué pour pro­mou­voir le bilin­guisme est l’accès au mar­ché du tra­vail alle­mand et suisse. Pla­cée à l’est des cartes de France, on a par­fois ten­dance à oublier que l’espace géo­gra­phique natu­rel de l’Alsace est le Rhin Supé­rieur. Cette carte de la Confé­rence du Rhin Supé­rieur montre l’ampleur des flux de tra­vailleurs fron­ta­liers en 2012.

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Ain­si, près de 60 000 Alsa­ciens tra­versent la fron­tière chaque jour pour aller tra­vailler en Alle­magne et en Suisse. Ce chiffre peut sem­bler impor­tant, mais est-il réel­le­ment signi­fi­ca­tif au regard de la popu­la­tion alsa­cienne ? Le tableau sui­vant de l’INSEE détaille la répar­ti­tion de la popu­la­tion active selon le lieu de tra­vail en Alsace.

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En 2008, les fron­ta­liers repré­sentent donc 7,9% de la popu­la­tion active occu­pée, soit près d’un actif alsa­cien sur douze. C’est un nombre très impor­tant, sachant que cette pro­por­tion est en moyenne de 1,2% en France. Dans cer­taines zones proches de la fron­tière, comme Wis­sem­bourg, un actif sur trois est fron­ta­lier. C’est éga­le­ment le cas à Saint-Louis près de Bâle.

A Séles­tat, l’emploi trans­fron­ta­lier est consi­dé­ré comme un atout. Un ser­vice de pla­ce­ment trans­fron­ta­lier com­po­sé de cinq conseillers de Pôle emploi et de quatre conseillers de la Bun­de­sa­gen­tur für Arbeit accom­pagne les deman­deurs d’emploi. Résul­tat : plus de 300 deman­deurs d’emploi ont trou­vé un emploi en Alle­magne en 2015 (source : bul­le­tin muni­ci­pal de Séles­tat – été 2016).

Bien évi­dem­ment, la mai­trise de l’allemand est indis­pen­sable pour tra­vailler en Alle­magne et en Suisse. Peut-on en conclure que si les fron­ta­liers actuels n’avaient pas été bilingues, on aurait 60 000 chô­meurs de plus ? Ce n’est pas le cas, car une par­tie d’entre eux occu­pe­rait sans doute un emploi en Alsace ou ailleurs. Néan­moins, la contri­bu­tion en emploi est posi­tive pour une par­tie d’entre eux. L’autre avan­tage éco­no­mique est lié au niveau des rému­né­ra­tions. Le salaire moyen est envi­ron 20% plus éle­vés au Pays de Bade qu’en Alsace (la dif­fé­rence est encore plus grande en Suisse). Or, puisqu’ils vivent en Alsace, les reve­nus éle­vés des fron­ta­liers sont injec­tés dans l’économie locale, ce qui engendre des retom­bées positives.

Le pro­blème, c’est que le déclin de la langue régio­nale se tra­duit par une baisse du nombre de fron­ta­liers. Direc­te­ment visible et mesu­rable, l’évolution du tra­vail fron­ta­lier est sou­vent mise en avant pour jus­ti­fier l’intérêt éco­no­mique du bilin­guisme. Tou­te­fois, il existe d’autres consé­quences beau­coup moins connues et média­ti­sées, mais non moins importantes.

L’attractivité éco­no­mique de l’Alsace

L’Alsace a une éco­no­mie très inter­na­tio­na­li­sée. Cette ouver­ture se tra­duit par une implan­ta­tion impor­tante d’entreprises étran­gères. En 2012, les entre­prises étran­gères repré­sentent 37% des ETI (entre­prises de taille inter­mé­diaire). Plus frap­pant encore, elles four­nissent 50% de l’emploi, ce qui est considérable.

Si on regarde plus pré­ci­sé­ment la com­po­si­tion des capi­taux étran­gers inves­tis en Alsace, on trouve par origine :

  • l’Allemagne : 37,5% ;
  • Etats-Unis : 26,2% ;
  • Suisse : 13,5%.

Ain­si, 50% des capi­taux étran­gers viennent d’Allemagne et de Suisse, c’est-à-dire de pays ger­ma­no­phones. La posi­tion éco­no­mique de l’Alsace dans le pelo­ton de tête des régions fran­çaises ces der­nières décen­nies est vrai­sem­bla­ble­ment liée à l’implantation d’entreprises alle­mandes d’envergure. INA rou­le­ment à Hague­nau, Hart­mann près de Séles­tat, sont deux exemples d’entreprises majeures ayant implan­té leur siège social en Alsace. Implan­tées res­pec­ti­ve­ment en 1958 et 1972, elles comptent par­mi les plus gros employeurs des régions concer­nées. On constate éga­le­ment qu’elles sont venues en Alsace dans une période où la grande majo­ri­té de la popu­la­tion était ger­ma­no­phone. Est-ce un hasard ? Peut-être pas.

Lors d’une confé­rence le 27 mai 2016 au Schi­ckele-Kreis, Jean-Claude Hager et Ber­trand Lin­der (de l’Agence d’Attractivité de l’Alsace) ont four­ni quelques expli­ca­tions. Les prin­ci­paux attraits de l’Alsace pour les inves­tis­seurs sont les sui­vants : la géo­gra­phie (accès aux mar­chés euro­péens)  et le bilin­guisme. L’Alsace est par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­sante pour les inves­tis­seurs alle­mands qui sou­haitent déve­lop­per leurs acti­vi­tés en direc­tion des mar­chés fran­co­phones. Ils voient la région comme une porte d’entrée sur le mar­ché fran­çais ou un trem­plin vers l’Afrique fran­co­phone. Une enquête de la Banque Popu­laire en 2009 auprès d’entreprises alle­mandes confirme cette idée. Elle montre que les deux prin­ci­paux cri­tères d’attractivité de l’Alsace sont la proxi­mi­té avec l’Allemagne (pour 62% des entre­prises son­dées) et la mai­trise de l’allemand (60%). La troi­sième rai­son est la proxi­mi­té de la culture alsa­cienne avec la culture alle­mande (31%), qui est évi­dem­ment inti­me­ment liée à la langue régio­nale. La langue est donc sans conteste un fac­teur déter­mi­nant dans les déci­sions d’implantation d’entreprises allemandes.

L’Alsace a été par­ti­cu­liè­re­ment attrac­tive les der­nières décen­nies grâce au bilin­guisme fran­co-alle­mand, qu’on trouve ailleurs seule­ment au Luxem­bourg et dans une par­tie de la Moselle. Selon Ber­trand Lin­der, char­gé de favo­ri­ser l’implantation d’entreprises alle­mandes en Alsace, il s’agit même du seul véri­table avan­tage com­pa­ra­tif de l’Alsace dans la concur­rence effré­née pour atti­rer les inves­tis­se­ments. Par exemple, dans les grandes métro­poles amé­ri­caines comme New-York, Bos­ton ou San Fran­cis­co, plus de 300 agences de dif­fé­rents pays et régions sont pré­sentes pour ten­ter d’attirer les entre­prises vers leurs ter­ri­toires. Dans un tel envi­ron­ne­ment, le seul moyen de séduire les inves­tis­seurs est de se dif­fé­ren­cier en pro­po­sant des atouts que les autres n’ont pas. Or, l’Alsace pos­sède un fac­teur de dif­fé­ren­cia­tion par rap­port aux autres régions limi­trophes. Cet atout, c’est le bilinguisme.

Même s’il est en déclin, l’Alsace pro­fite tou­jours du bilin­guisme à tra­vers l’image qu’en ont les inves­tis­seurs alle­mands. Leur repré­sen­ta­tion ima­gée de l’Alsace est tou­jours celle d’une région bilingue, avec laquelle ils pour­ront com­mu­ni­quer et col­la­bo­rer faci­le­ment. Lors des pro­jets d’implantation, la pre­mière requête des inves­tis­seurs ger­ma­no­phones est de trou­ver des col­la­bo­ra­teurs mai­tri­sant leur langue. Le pro­blème, c’est que ce cri­tère est de plus en plus dif­fi­cile à satis­faire, ce qui com­plique cer­tains pro­jets d’implantation actuels.

L’allemand dans les entre­prises alsaciennes

Si la mai­trise de la langue régio­nale est un avan­tage indé­niable pour tra­vailler dans les entre­prises alle­mandes et suisses, elle est éga­le­ment un avan­tage pour d’autres entre­prises alsa­ciennes. La connais­sance de l’allemand per­met d’envisager des pos­si­bi­li­tés d’échanges, de par­te­na­riats et d’exportations vers le mar­ché le plus grand d’Europe.

L’Alsace repré­sente 6,7% des expor­ta­tions fran­çaises pour seule­ment 3% de la popu­la­tion (INSEE 2012). Les expor­ta­tions par habi­tant sont donc plus du double de la moyenne fran­çaise. Chiffre encore plus spec­ta­cu­laire, 68% des entre­prises expor­ta­trices alsa­ciennes exportent vers l’Allemagne (CCI Alsace 2013). Pour arri­ver à de tels niveaux, la com­pé­tence lin­guis­tique est vrai­sem­bla­ble­ment un élé­ment indis­pen­sable. Il est évi­dem­ment beau­coup plus facile d’exporter en nouant des par­te­na­riats dans des zones dont on connait la langue.

Ima­gi­nons main­te­nant une entre­prise dont les usines réa­lisent la pro­duc­tion en Alsace, et dont les ventes ne sont pas des­ti­nées au mar­ché alle­mand. Cela signi­fie-t-il que l’allemand y est inutile ? Pas néces­sai­re­ment, car ce type d’entreprise existe. Pre­nons l’exemple du groupe Schmidt, fabri­cant de cui­sines bien connu. Le groupe dis­po­sant déjà d’une usine en Alle­magne spé­cia­le­ment dédiée à ce mar­ché, les usines en Alsace sont des­ti­nées au mar­ché fran­çais. Lors d’une visite de l’usine de Séles­tat avec mes étu­diants, nous avons décou­vert une usine très moderne, à la pro­duc­tion robo­ti­sée. Or, ces robots indus­triels viennent d’Allemagne. Et pour ce type d’équipement très sophis­ti­qué, les notices sont en alle­mand. Par consé­quent, les employés char­gés de la main­te­nance des robots doivent être ger­ma­no­phones, de même pour ceux qui sont en rela­tion avec les four­nis­seurs. La res­pon­sable adjointe de l’usine a indi­qué que c’est une condi­tion indis­pen­sable pour être recru­té. Certes, il ne s’agit que d’un exemple par­ti­cu­lier, mais il en existe de nom­breux autres.

Le sec­teur du tou­risme est éga­le­ment concer­né par la langue régio­nale. En matière d’accueil et de conseil aux tou­ristes, la connais­sance des langues étran­gères est un atout pour ce sec­teur. D’autant plus qu’en Alsace, 4 nui­tées sur 10 viennent de la clien­tèle étran­gère, pla­çant la région au deuxième rang en France (Obser­va­toire Régio­nal Tou­risme, avril 2016).

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On constate que, par­mi la clien­tèle étran­gère, l’Allemagne repré­sente le pre­mier mar­ché étran­ger avec 29% des nui­tées étran­gères en 2015. Or, cette clien­tèle – géné­ra­le­ment très peu à l’aise en fran­çais – appré­cie de pou­voir par­ler en alle­mand. Mieux encore, selon Patrick Hell de la CCI Sud Alsace, lorsque les Alle­mands parlent de leurs vacances en Alsace, ils évoquent immé­dia­te­ment à leur entou­rage le carac­tère ger­ma­no­phone qui leur est très sym­pa­thique. Ce qui per­met d’attirer de futurs tou­ristes allemands.

Conclu­sion : com­ment péren­ni­ser le bilinguisme ?

La langue régio­nale est-elle un atout pour l’emploi ? Assu­ré­ment oui. Nous avons vu que pour dif­fé­rentes rai­sons, de nom­breuses acti­vi­tés éco­no­miques néces­sitent la connais­sance de l’allemand. Ce constat est somme toute assez logique au vu de la situa­tion géo­gra­phique de l’Alsace, plei­ne­ment inté­grée dans le Rhin Supé­rieur. Tou­te­fois, la perte de l’allemand et du dia­lecte menace les avan­tages éco­no­miques que les Alsa­ciens tirent du bilinguisme.

Selon les acteurs cultu­rels alsa­ciens, une stra­té­gie de recon­quête de la langue régio­nale est néces­saire, notam­ment en géné­ra­li­sant l’enseignement bilingue à l’école. Outre l’aspect cultu­rel, une telle stra­té­gie pour­rait être favo­rable à l’emploi. Une région alle­mande a d’ailleurs bien com­pris l’intérêt du bilin­guisme fran­co-alle­mand : la Sarre. Alors que le fran­çais n’a jamais été la langue mater­nelle domi­nante dans cette région, son gou­ver­ne­ment a déci­dé d’introduire via l’école le bilin­guisme géné­ra­li­sé. A l’horizon 2043, tous les Sar­rois devront par­ler le fran­çais. Cette stra­té­gie s’inscrit à la fois dans un cadre cultu­rel et éco­no­mique. Selon un article des Echos du 28 jan­vier 2014, la pré­si­dente du Land Anne­gret Kramp-Kar­ren­bauer déclare : nous avons affaire à un véri­table espace éco­no­mique com­mun et à un mar­ché du tra­vail trans­fron­ta­lier. N’est-ce pas pré­ci­sé­ment le cas de l’Alsace ?

Mal­gré une cer­taine volon­té affi­chée lors des assises de la langue et culture régio­nale d’Alsace en 2013, les efforts pour péren­ni­ser la langue régio­nale sont insuf­fi­sants. Alors pour­quoi ce qui serait pos­sible dans la Sarre ne le serait-il pas en Alsace ? La dif­fé­rence essen­tielle réside dans les ins­ti­tu­tions. La Sarre, en tant que région alle­mande, est dotée d’un par­le­ment et d’un gou­ver­ne­ment qui dis­pose d’une auto­no­mie forte. En par­ti­cu­lier, l’éducation est du res­sort de la région. Les moyens affec­tés à l’introduction du fran­çais à l’école ne sont pas sou­mis aux aléas du gou­ver­ne­ment fédé­ral. Ils résultent des déci­sions prises par le gou­ver­ne­ment local. C’est le prin­cipe de sub­si­dia­ri­té qui est à l’œuvre.

Par rap­port à la Sarre, la situa­tion alsa­cienne est très dif­fé­rente. L’éducation, qui reste natio­na­li­sée et uni­for­mi­sée en France, n’est pas du res­sort de la région. Quand on parle des com­pé­tences des col­lec­ti­vi­tés locales dans le domaine de l’éducation, il s’agit essen­tiel­le­ment d’entretien des bâti­ments, mais pas du conte­nu même de l’enseignement. Néan­moins, il existe quelques marges de manœuvre pour sou­te­nir le bilin­guisme à tra­vers des finan­ce­ments aux écoles. Les écoles bilingues pri­vées ABCM ont été sou­te­nues par la région Alsace. Mais les moyens des col­lec­ti­vi­tés sont trop limi­tés pour avoir un impact glo­bal sur la situa­tion linguistique.

Pire encore, la région Alsace ayant été sup­pri­mée fin 2015, les Alsa­ciens ne dis­posent plus d’une col­lec­ti­vi­té pou­vant jouer le rôle de socle d’une poli­tique lin­guis­tique ambi­tieuse. Le nou­veau contexte poli­tique du Grand Est, dans lequel les élus alsa­ciens sont mino­ri­taires, fait naitre des craintes. Jus­tin Vogel et Isa­belle Schöp­fer (pré­sident et direc­trice de l’OLCA), ont déjà évo­qué leurs dif­fi­cul­tés à se faire entendre au sein de la grande région (voir l’Ami Heb­do du 12 juin 2016). Ce résul­tat était pré­vi­sible. Quel est en effet l’intérêt des Lor­rains et Cham­pe­nois de mobi­li­ser des finan­ce­ments en faveur du bilin­guisme en Alsace ? Par sa nature même, la région Grand Est fra­gi­lise l’avenir du bilin­guisme, pour­tant déjà menacé.

Si l’objectif est de péren­ni­ser le bilin­guisme en Alsace, ceci ne peut se faire qu’à tra­vers le sou­tien d’une col­lec­ti­vi­té alsa­cienne. Une telle col­lec­ti­vi­té – qui reste à créer – devra être dotée de com­pé­tences édu­ca­tives et lin­guis­tiques, et des moyens néces­saires à cette réa­li­sa­tion. Sans ce socle ins­ti­tu­tion­nel, la langue régio­nale sera tou­jours dans une situa­tion pré­caire, comme le montre bien la situa­tion actuelle.

Jean-Phi­lippe Atzenhoffer