Nicolas Boeglin professeur de droit international public à la Faculté de Droit de l’Université du Costa Rica (UCR) et Ghislain Poissonnier, magistrat français  proposent un commentaire d’une récente circulaire sur l’appel au boycott de produits israéliens en France, à propos duquel des citoyens mulhousiens ont été impliqués.

Peut-on encore espé­rer des auto­ri­tés fran­çaises une atti­tude ration­nelle au sujet des appels au boy­cott des pro­duits israé­liens relayés par des mili­tants asso­cia­tifs dans le cadre de la cam­pagne inter­na­tio­nale Boy­cott, Dés­in­ves­tis­se­ment et Sanc­tions (BDS) ? 

C’est une ques­tion que l’on peut légi­ti­me­ment se poser la ques­tion à la lec­ture d’une récente dépêche du minis­tère de la Jus­tice qui ignore une déci­sion de la Cour euro­péenne des droits de l’homme.

Bref rappel concernant les obligations internationales de la France sur le sujet

En effet, dans son arrêt Bal­das­si du 11 juin 2020 condam­nant la France [1], la Cour euro­péenne des droits de l’homme (CEDH) a jugé que l’appel au boy­cott des pro­duits israé­liens ne peut pas en soi consti­tuer une infrac­tion pénale : il est, en effet, cou­vert par la liber­té d’expression [2].

La France n’ayant pas fait appel de l’arrêt, celui-ci est donc juri­di­que­ment défi­ni­tif depuis le 11 sep­tembre 2020. Tant le Quai d´Orsay que la Place Ven­dôme le savent bien.

On pou­vait donc s’attendre à ce qu’une fois l’arrêt connu par les auto­ri­tés com­pé­tentes en la matière, celles-ci en tirent les consé­quences. En par­ti­cu­lier, que le minis­tère fran­çais de la Jus­tice prenne les mesures qui s’imposent afin d’abroger les cir­cu­laires Alliot-Marie du 12 février 2010 [3] et Mer­cier du 15 mai 2012 [4]. En effet, ces deux cir­cu­laires pres­crivent aux pro­cu­reurs de pour­suivre les per­sonnes appe­lant au boy­cott des pro­duits israé­liens dans le cadre de la cam­pagne inter­na­tio­nale Boy­cott, Dés­in­ves­tis­se­ment et Sanc­tions (BDS).

Le contenu de la dépêche

Le 20 octobre 2020, le minis­tère de la Jus­tice a cepen­dant adres­sé aux pro­cu­reurs une dépêche consa­crée « à la répres­sion des appels dis­cri­mi­na­toires au boy­cott des pro­duits israé­liens » [5], dépêche qui s’efforce de pré­ser­ver la péna­li­sa­tion à la fran­çaise des appels au boycott.

La dépêche (en réa­li­té une cir­cu­laire de poli­tique pénale) affirme même que les cir­cu­laires Alliot-Marie et Mer­cier sont tou­jours valables et que les opé­ra­tions appe­lant au boy­cott des pro­duits israé­liens sont encore sus­cep­tibles de consti­tuer une infraction.

On est donc en droit de se deman­der ce que fait la France d’un arrêt du 11 juin 2020 dans lequel le juge euro­péen s’est sen­ti obli­gé de rap­pe­ler qu’il :

« … a sou­li­gné à de nom­breuses reprises que l’article 10 § 2 [de la Conven­tion euro­péenne des droits de l’homme] ne laisse guère de place pour des res­tric­tions à la liber­té d’expression dans le domaine du dis­cours poli­tique ou de ques­tions d’intérêt géné­ral. » (§78).

Quelques lignes plus haut, le juge euro­péen avait éga­le­ment indi­qué que les appels au boy­cott des pro­duits israé­liens concernent précisément :

« un sujet d’intérêt géné­ral, celui du res­pect du droit inter­na­tio­nal public par l’État d’Israël et de la situa­tion des droits de l’homme dans les ter­ri­toires pales­ti­niens occu­pés, et s’inscrivaient dans un débat contem­po­rain, ouvert en France comme dans toute la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale » (§78).

Il est donc clair que les auto­ri­tés fran­çaises refusent, en vio­la­tion de la hié­rar­chie des normes, de se sou­mettre à la déci­sion de la CEDH et au droit européen.

La dépêche du garde des Sceaux face au raisonnement de la CEDH : une myopie inquiétante

Pire encore, cette dépêche nous fait reve­nir en arrière, avant le 11 juin 2020, quand la chambre cri­mi­nelle de la Cour de cas­sa­tion voyait dans l’appel au boy­cott un appel dis­cri­mi­na­toire. Comme si la sum­ma divi­sio consa­crée par la CEDH n’existait pas.

L’arrêt Bal­das­si explique pour­tant de manière très claire qu’il convient de dis­tin­guer entre, d’une part, l’incitation à ne pas consom­mer des pro­duits pour contes­ter la poli­tique d’un État, et d’autre part, des appels à la vio­lence contre les per­sonnes (ou des pro­pos racistes et anti­sé­mites visant les membres de la com­mu­nau­té juive en tant que col­lec­tif eth­ni­co-reli­gieux) ou à la des­truc­tion de biens :

La pre­mière est par­fai­te­ment licite, car cou­verte par le droit à la liber­té d’expression ;

Les seconds relèvent des dis­cours de haine qui doivent être interdits.

Le texte de la dépêche joue sur ce qui pour­rait à pre­mière vue appa­raître comme une zone grise située entre ces deux situa­tions, en deman­dant aux par­quets d’observer si l’appel au boy­cott de pro­duits consti­tue ou non un appel à la dis­cri­mi­na­tion fon­dé sur l’origine natio­nale d’une per­sonne ou d’un groupe de per­sonnes. Par­tant, la dépêche ali­mente l’ambiguïté autour de ces deux situa­tions, en refu­sant d’admettre, à la dif­fé­rence de la CEDH, qu’il est tout à fait pos­sible de dis­tin­guer, pour paro­dier Stein­beck, entre « des pro­duits et des hommes ».

Une ambi­guï­té qui est éga­le­ment ali­men­tée en entre­te­nant un flou entre appel au boy­cott des pro­duits israé­liens et anti­sé­mi­tisme, sans pré­ci­ser clai­re­ment ce qui pour­rait faire bas­cu­ler l’un vers l’autre [6].

Conclusion

En guise de conclu­sion, on doit admettre que la dépêche est plus que déce­vante en ce qui concerne son conte­nu juri­dique. Sans doute parce qu’elle ne par­vient pas à mas­quer son but, qui est mani­fes­te­ment poli­tique : répri­mer à tout prix les appels au boy­cott des pro­duits israé­liens lan­cés dans le cadre de la cam­pagne Boy­cott, Dés­in­ves­tis­se­ment et Sanc­tions (BDS).

Quant à la posi­tion juri­dique de la France au regard de l´arrêt de la CEDH pré­ci­té, il ne fait aucun doute que le man­que­ment de la France à ses enga­ge­ments décou­lant de ses obli­ga­tions inter­na­tio­nales est clair et manifeste.

Fau­dra-t-il que le Comi­té des ministres du Conseil de l’Europe en charge de la sur­veillance de l’exécution des arrêts de la CEDH rap­pelle la France à ses obligations ?

Espé­rons que d’ici là, la Place Ven­dôme et le Quai d’Orsay auront retrou­vé les voies d’une approche plus ration­nelle et déci­dé d’abandonner défi­ni­ti­ve­ment toute péna­li­sa­tion de mili­tants asso­cia­tifs qui exigent d´Israël, par la pra­tique du boy­cott de ses pro­duits, de faire quelque chose de fort simple : se confor­mer au droit international.

Nico­las Boe­glin, pro­fes­seur de droit inter­na­tio­nal public à la Facul­té de Droit de l’Université du Cos­ta Rica (UCR)

Ghis­lain Pois­son­nier, magis­trat fran­çais, a été juge et vice-pro­cu­reur à Béthune, Lille et Paris. Il a tra­vaillé comme juriste au Koso­vo, en Pales­tine, en Répu­blique démo­cra­tique du Congo, en Thaï­lande, en Afgha­nis­tan, en Gui­née et en Côte d’Ivoire.

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1 CEDH, 11 juin 2020, Requêtes n° 15271/16 et 6 autres, Bal­das­si : la France est condam­née à ver­ser à cha­cun des requé­rants 380 euros pour dom­mage maté­riel et 7.000 euros pour dom­mage moral et aux requé­rants, ensemble, 20.000 euros pour frais et dépens.

2 Voir, par­mi divers com­men­taires sur cette déci­sion de la CEDH, QUÉRÉ A., « L’arrêt Bal­das­si de la CEDH : l’interdiction fran­çaise d’appeler au boy­cott des pro­duits israé­liens viole la liber­té d’expression», Revue des Droits et Liber­tés Fon­da­men­taux (RDLF), 2020 chron. n°58, dis­po­nible ici; LAVRIC S., ”CEDH : appel au boy­cott des pro­duits venant d’Israël et droit à la liber­té d’expression“, Dal­loz Actua­li­té, 17/07/2020, dis­po­nible ici; OESTERLÉ J. et POSSONNIER G., “Le boy­cott des pro­duits et des ins­ti­tu­tions de l’apartheid israé­lien : un droit et un devoir”, Asso­cia­tion des Uni­ver­si­taires pour le Res­pect du Droit Inter­na­tio­nal en Pales­tine (AURDIP), 11/06/2020, dis­po­nible ici.

3  CRIM-AP n°09–900-A4

4 CRIM-AP n°2012–034-A4

5 DP 2020/0065/A4BIS

6 DUBUISSON F. et POISSONNIER G., «Boy­cott des pro­duits israé­liens : la France per­siste à y voir un délit en dépit de la déci­sion de la CEDH »  Actu-Juridique.fr, 12/11/2020, dis­po­nible ici