Si le mythe est bien une « construction imaginaire à vocation explicative de pratiques sociales en fonction des valeurs fondamentales d’une communauté à la recherche de sa cohésion » (Wikipedia), alors le revenu de base « d’existence » ou « universel » en est un.

L’exposé sui­vi d’un débat de Denis Durand éco­no­miste à la revue Eco­no­mie et poli­tique qui s’est dérou­lé à l’instigation de l’Alterpresse 68 à l’auberge de jeu­nesse de Mul­house ce 31 jan­vier a  contri­bué à enri­chir la réflexion sur un sujet deve­nu un « mar­queur » impor­tant des pro­jets des can­di­dats en ces temps de cam­pagnes politiques.

Reve­nu de base, Reve­nu uni­ver­sel garan­ti, de quoi s’agit – il ? Quelques rap­pels préalables 

Reve­nu uni­ver­sel et donc ver­sé à tous sans condi­tions, reve­nu indi­vi­duel ou condi­tion­né par des situa­tions fami­liales comme le pré­voient les mini­ma sociaux actuels, reve­nu incon­di­tion­nel ou lié à des contre­par­ties exi­gées par l’autorité publique, autant de visions du R.U.

Vieille uto­pie ver­sions Tho­mas More au 16° siècle ou Tho­mas Paine, révo­lu­tion­naire fran­co – amé­ri­cain du 18ème, ver­sion Mar­tin Luther King ou ver­sion Mil­ton Fried­man éco­no­miste ultra – libé­ral, ver­sion André Gorz, phi­lo­sophe pro­gres­siste… autant d’approches par­mi bien d’autres du R.U.

C’est évi­dem­ment la pro­fon­deur des bou­le­ver­se­ments éco­no­miques et sociaux actuels, la remise en ques­tion rapide de notre modèle social, l’explosion des inéga­li­tés et les inquié­tudes de ceux qui ne sont pas – plus – « inclus » dans notre socié­té, les évo­lu­tions tech­no­lo­giques majeures, les craintes sur la nature et le volume glo­bal de l’emploi dis­po­nible dans nos socié­tés, l’absence de visi­bi­li­té à moyen, voire à court terme, qui expliquent l’ampleur des réflexions actuelles autour du R.U.

R.U : avan­tages, risques, questions

Le reve­nu uni­ver­sel serait un moyen pour notre socié­té de s’adapter à une situa­tion éco­no­mique et sociale glo­bale où seule une frac­tion de la popu­la­tion  en âge de tra­vailler pro­dui­rait des richesses au sein d’une éco­no­mie moné­ta­ri­sée, dans le cadre d’un emploi  rémunéré.

Mais les gains de pro­duc­ti­vi­té, le numé­rique, la robo­ti­sa­tion, sont loin d’être una­ni­me­ment admis comme fac­teurs de sup­pres­sions mas­sives d’emplois; nombre d’études et de pré­vi­sions sur le sujet s’avèrent contradictoires.

De même la vision de la « machine » Moloch détrui­sant des emplois ren­voie-t-elle aux grandes peurs des périodes d’in­dus­tria­li­sa­tion et de bou­le­ver­se­ments tech­niques; les « lud­dites » du 19e siècle, par exemple, étaient des « bri­seurs de machines » causes sup­po­sées de des­truc­tions d’emplois…

Autre idée force : le tra­vail humain serait seul géné­ra­teur de richesses « moné­ta­ri­sables » au-delà des intrans néces­saires pour pro­duire biens et ser­vices; les heures de loi­sirs, le tra­vail béné­vole sous toutes ses formes ne seraient donc pas pro­duc­tives de « valeur » et un reve­nu ser­vi pour favo­ri­ser leur déve­lop­pe­ment fleure encore l’hé­ré­sie, comme et le « droit à la paresse » évo­qué par le gendre de Kart Marx.

La créa­tion d’un R.U per­met­trait à l’Etat de sim­pli­fier, voire d’a­bo­lir, ses tâches de contrôles et d’assistances sociales, la stig­ma­ti­sa­tion des pauvres et des exclus du tra­vail serait moindre, mais quid de l’impact d’un tel reve­nu garan­ti sur les valeurs d’une socié­té du  » travail » ?

Autres ques­tions: un  R.U fac­teur de pres­sion posi­tive sur la qua­li­té et la rému­né­ra­tion des emplois pro­po­sés par l’économie moné­ta­ri­sée à des indi­vi­dus moins enclins à accep­ter « n’importe quoi » ou fac­teur de baisse des salaires pour cause de R.U garanti?

Un posi­tion­ne­ment moins « low cost » dans la divi­sion inter­na­tio­nale du tra­vail pour le/les pays concer­nés ou un risques de délo­ca­li­sa­tions d’emplois accrue dans une divi­sion du tra­vail et des chaînes de valeur internationalisées ?

La lan­ci­nante ques­tion du financement:

Un reve­nu garan­ti à 500 euros mois – qua­si­ment le RSA actuel pour un adulte iso­lé sans enfant –  ou de 1000 euros mois – chiffre sou­vent cité comme « conve­nable » –  géné­re­raient des besoins de finan­ce­ment égaux à 18% du PIB ou à 36% alors que les mini­ma sociaux en vigueur repré­sentent envi­ron 1,1% du PIB (selon des cal­culs à valeur plus que rela­tive tou­te­fois; s’a­git – il de sommes ver­sées impo­sables ?pour quelle durée de mon­tée en puis­sance du dis­po­si­tif ?avec quelles sub­sti­tu­tions à tout ou par­tie des  aides/allocations exis­tantes ? Et quid des allo­ca­tion chô­mages, des retraites ?

Ver­se­ment du R.U avec ou sans réduc­tion dras­tique d’autres formes de dépenses publiques ? Quelles évo­lu­tions induites pour la pro­tec­tion sociale?

On aura com­pris que le coût du le reve­nu de base, et pour en res­ter à l’essentiel des 28 mil­lions de Fran­çais  qui per­çoivent très peu de pres­tions sociales  et qui occupent un emploi rému­né­ré, est une variable extrê­me­ment capricieuse…

Entre la mise à dis­po­si­tion d’un mon­tant indi­vi­duel garan­ti à chaque indi­vi­du et l’obligation pour cha­cun de gérer seul ses situa­tions de vie, san­té, édu­ca­tion, trans­port, loge­ment… et le filet social d’une socié­té du « care » revi­si­tée le fos­sé pour­rait s’avérer  qua­si infran­chis­sable et le concept prendre des signi­fi­ca­tion très dif­fé­rentes, voire tota­le­ment contradictoires.

denis

La réflexion et les pro­po­si­tions de Denis Durand

Denis Durand avait choi­si en intro­duc­tion du débat de pré­sen­ter un point du vue cri­tique sur une ver­sion du concept de RU, « vraie fausse bonne idée » et d’insister sur la néces­saire pri­mau­té du pro­jet poli­tique sous ten­dant  le R.U, de sou­li­gner la vision d’un RU situé dans une socié­té où « s’indigner ne suf­fit pas et qui doit se struc­tu­rer autour d’une vision de jus­tice sociale ».

Son insis­tance sur la dimen­sion de sécu­ri­sa­tion glo­bale tout au long de la vie pro­fes­sion­nelle,  des par­cours construits tout au long de la vie, comme sur une vision de « syn­di­ca­lisme » global.

Et son insis­tance sur la ques­tion du néces­saire contrôle des entre­prises, de leurs emplois et de leurs inves­tis­se­ments, en par­ti­cu­lier par leurs ins­tances élues comme les comi­tés d’entreprise ren­force cette approche.

Poser la ques­tion du pou­voir  éco­no­mique, de la capa­ci­té de déci­sion – celui de blo­quer des licen­cie­ments éco­no­miques, celui d’imposer des finan­ce­ments ban­caires pour des entre­prises en évo­lu­tion – sont pour lui les vraies garan­ties d’une sécu­ri­sa­tion des vies et des par­cours personnels.

La ques­tion de la for­ma­tion tout au long de la vie « au cas où », sans oublier le volet « réduc­tion du temps de tra­vail »  comme deuxième par­tie du dyp­tique de l’approche pro­po­sée sont com­plé­tées par des pro­po­si­tions sur la rému­né­ra­tion des chô­meurs contre un tra­vail socia­le­ment utile.

Quand au finan­ce­ment, les pistes de réponse expo­sées pri­vi­lé­gie­raient la lutte contre l’évasion fis­cale, les para­dis fis­caux, la récu­pé­ra­tion d’un part des divi­dendes du CAC 40, la résis­tance aux contraintes géné­rées par l’Union européenne.

Les deux formes de reve­nu uni­ver­sel qu’il faut abso­lu­ment évi­ter, selon le confé­ren­cier sont :

  • S’il est des­ti­né à chaque citoyen, ce serait de le finan­cer en sup­pri­mant toutes les pres­ta­tions et cou­ver­tures sociales exis­tantes, désha­billant donc Pierre pour habiller Paul…
  • S’il est adap­té aux seules pos­si­bi­li­tés finan­cières dis­po­nibles dans le bud­get de l’Etat, il serait dis­tri­bué à des caté­go­ries bien par­ti­cu­lière (jeunes, bas-salaires, pri­vés d’emplois…) et per­drait donc son carac­tère « universel ».

Les ques­tions posées par une salle lar­ge­ment acquise à ces ana­lyses  ont encore élar­gi le champ des inter­ro­ga­tions  et des craintes:

Risques de « détri­co­tage » du Code du Tra­vail par des entre­prises déga­gées grâce au R.U de leurs res­pon­sa­bi­li­tés sociales, risques de régres­sion mas­sive du sala­riat et des condi­tions de défense col­lec­tive des sala­riés par l’action syn­di­cale et menaces sur l’organisation même de la pro­tec­tion sociale basée sur l’entreprise, mino­ra­tion de l’impératif poli­tique et socié­tal de lutte contre le chô­mage, risques liés à des orga­ni­sa­tions éco­no­miques pri­vi­lé­giant l’individuel sur le col­lec­tif, des auto-entre­pre­neurs « ubé­ri­sés » aux allocataires/bénéficiaires du R.U …

….mais aus­si impact posi­tif du R.U sou­li­gné par des inter­ve­nants : aide aux capa­ci­tés inven­tives de béné­fi­ciaires ain­si « sécu­ri­sés », aide aux micro-pro­jets qui peuvent repré­sen­ter des poten­tiels éco­no­miques réels, prise en compte de la digni­té des per­sonnes libé­rées de contrôles admi­nis­tra­tifs qui les stig­ma­tisent, faci­li­ta­tion de pro­jets asso­cia­tifs, d’économie col­la­bo­ra­tive, d’économie dis­tri­bu­tive – sou­vent à dimen­sion locale.

De quoi le Reve­nu uni­ver­sel garan­ti est il donc le nom ?

D’une démarche pour la prise de pou­voir dans l’entreprise d’autres groupes/classes sociales que celles que repré­sen­te­raient les « action­naires » dans  une ver­sion actua­li­sée des réflexions auto­ges­tion­naires des années 70 ?

D’un outil ambi­tieux de répar­ti­tion plus juste des richesses ?

D’un outil pour la prise en compte signi­fi­ca­tive des pauvres, des exclus, des pré­caires ou d’ex­clu­sion à peu (ou beau­coup?) de frais ?

D’une réponse à l’évolution d’une orga­ni­sa­tion éco­no­mique glo­bale deve­nue désor­mais iné­luc­table avec trop de deman­deurs d’emplois chas­sant après trop peu de postes de travail ?

D’une aide à la libé­ra­tion d’énergies, notam­ment entrepreneuriales ?

D’un fac­teur de col­la­bo­ra­tions locales, au plus près des bas­sins de vie?

D’un levier de trans­for­ma­tion socié­tale sociale majeure, d’une orien­ta­tion poli­tique adap­tée au nom de valeurs redé­fi­nies, loin du pro­duc­ti­visme ou d’un ali­bi pour un pro­duc­ti­visme libéral ?

Les réponses dépen­dront d’intérêts de groupes sociaux, de leurs valeurs plus ou moins par­ta­gées pour « faire socié­té », de la capa­ci­té de notre modèle à gérer ses ten­sions, ses contra­dic­tions, de plus en plus marquées.

C’est en  ce sens que le Reve­nu uni­ver­sel répond très exac­te­ment à la défi­ni­tion du « mythe » précitée.

Mais peut-on espé­rer qu’il devienne aus­si fac­teur clé d’un nou­vel uni­ver­sa­lisme qui redé­fi­ni­rait le concept de droits de l’Homme? Qu’il appor­te­rait une nou­velle dimen­sion phi­lo­so­phique inté­grant toutes les dimen­sions de l’engagement poli­tique dans notre socié­té qui doute et où montent des colères ?

En somme le reve­nu uni­ver­sel par­ti­ci­pe­rait-il du concept de « com­muns »*, des ser­vices publics aux fac­teurs envi­ron­ne­men­taux, aux condi­tions du débat démo­cra­tique, à l’é­ga­li­té des chances, aux réponses socié­tales et poli­tiques basées sur des valeurs com­munes dont les pre­mières res­tent  la soli­da­ri­té et le res­pect des biens communs ?

Chris­tian Rubechi

*Voir la Revue Hommes & Liber­tés de la Ligue des Droits de l’Homme – Décembre 2016