Ils sont apparus progressivement depuis quelques décennies jusqu’à devenir, au nombre de dix millions, le groupe social le plus important du pays : on les appelle « les chômeurs et précaires », et ces noms sont loin d’être un cadeau pour ceux à qui notre « Etat », pas si « providentiel » que ça,  n’en fait pas davantage.

 

Ety­mo­lo­gie

 « Chô­meur », en effet, vient du latin « cau­mare », qui signi­fie « se repo­ser durant la cha­leur et est voi­sin de « calme ». Pour Mon­taigne, il est fran­che­ment syno­nyme d’oisiveté.

Le vocable n’a pas d’équivalent en anglais, en alle­mand, ni en espa­gnol : on uti­lise dans les langues de nos voi­sins des mots plus neutres et fac­tuels (« unem­ployed, « arbeits­los », desem­pleo »), soit « sans emploi », ou mieux, parce que plus conforme à la réa­li­té, « pri­vé d’emploi ».

Quant à « pré­caire », au-delà du sens de « obte­nu par la prière » dont on ne voit pas bien la per­ti­nence ici, le terme ren­voie à « incer­tain, instable ». Or, atta­cher ces pro­prié­tés à des per­sonnes et non à des condi­tions d’existence lais­se­rait à croire que leur situa­tion est liée à des fai­blesses psy­cho­lo­giques ou de carac­tère qui ren­draient ces per­sonnes res­pon­sables, au moins par­tiel­le­ment, de leur sort, un sous-enten­du qui arrange bien du monde.

Mais le mal séman­tique est fait, et il sera dif­fi­cile de reve­nir sur ces for­mu­la­tions inadé­quates : « exclu » serait plus appro­prié, si la vio­lence sociale que le mot sug­gère n’était pas aus­si insoutenable.

Va donc, à défaut de mieux,  pour les « chô­meurs et pré­caires », une part aujourd’hui consé­quente de la popu­la­tion, « fata­le­ment » appe­lée à croître avec le déve­lop­pe­ment de l’économie numé­rique, selon les Cas­sandre du libé­ra­lisme et autres sophistes qui dis­si­mulent der­rière cette iné­luc­ta­bi­li­té en trompe‑l’œil le poids des délo­ca­li­sa­tions, entre autres causes, dans le chô­mage désor­mais endé­mique.  Ceux qui en sont vic­times ont en outre à subir des autres un regard soup­çon­neux, nour­ri pour beau­coup par la peur de tom­ber dans une situa­tion iden­tique, comme si la stig­ma­ti­sa­tion des chô­meurs éloi­gnait le risque de par­ta­ger leur des­tin ; et à preuve de cette peur, la fai­blesse syn­di­cale et reven­di­ca­tive sur­pre­nante au moment où l’environnement social est tant malmené.

Craintes et incertitudes

Car « les chô­meurs et pré­caires » sont le miroir de ce que ceux et celles (encore) en acti­vi­té qui pour­raient connaître à leur tour, dans un monde du tra­vail où, d’exception, le CDD est deve­nu la règle, un sort sem­blable : craintes et incer­ti­tudes par­ta­gées du len­de­main font que le qua­li­fi­ca­tif de pré­ca­ri­té finit par s’appliquer à la socié­té sala­riale toute entière.

Et cette inquié­tude com­mune du len­de­main oblige l’ensemble du monde du tra­vail à remé­dier au plus vite à la situa­tion dra­ma­tique de ceux qu’on prive de moyens décents de vivre, que ce soit dans l’immédiat par une indem­ni­sa­tion chô­mage décente que n’interromprait que le seul retour du contrat de tra­vail, à défaut d’une créa­tion mas­sive d’emplois, en soi pré­fé­rable, et ce au nom d’une soli­da­ri­té élé­men­taire et exempte de toute condes­cen­dance parce qu’elle est un dû et non une faveur octroyée, tant les places qu’occupent res­pec­ti­ve­ment ceux qui béné­fi­cient d’un emploi et ceux qui en sont pri­vés sont inter­chan­geables et attri­buées par le seul hasard.

Un autre enjeu de cette bataille est de rendre inopé­rant le chan­tage qu’exerce sur les condi­tions sala­riales, à la faveur de cet état de fait, un patro­nat pour qui la pré­ca­ri­té de masse consti­tue une telle aubaine qu’on se demande s’il ne l’aurait pas fabri­quée de toutes pièces.

L’armée – sans solde ! – des tra­vailleurs, selon la for­mule, existe bel et bien, flan­quée d’un dis­cret malthusianisme.

il n’y a pas que les exis­tences des pri­vés d’emploi qui soient pré­caires : s’y ajoutent celles aux retraites trop faibles, ou encore de sala­riés, le plus sou­vent des femmes, en emploi par­tiel contraint.

Les « chô­meurs et pré­caires » ne sont, non seule­ment en aucun cas « exté­rieurs à la socié­té », mais en sont deve­nu le noyau et la preuve fla­grante de son inef­fi­ca­ci­té : au vu de leur nombre, leur mise au ban est deve­nue impossible.

Ouvrage col­lec­tif

André Bar­noin, (« Dédé »), ne pen­sait pas, quand il a com­men­cé à mili­ter au début de sa retraite des Télé­coms, qu’il serait dix ans plus tard encore à se battre contre la pré­ca­ri­té, tant l’évidence de son carac­tère injuste ne sem­blait lui accor­der qu’une durée limi­tée, le temps d’y trou­ver des remèdes.

Dédé pré­sen­tait à Mul­house, jeu­di 26 jan­vier der­nier, à la librai­rie 47° Nord, un ouvrage col­lec­tif inti­tu­lé « chô­mage, pré­ca­ri­té : halte aux idées reçues », édi­té à l’initiative du MNCP (Mou­ve­ment Natio­nal des chô­meurs et pré­caires) aux Edi­tions de l’Atelier, coor­don­né par Jean-Fran­çois Yon et pré­fa­cé par Ken Loach.

Vingt-cinq asso­cia­tions et orga­ni­sa­tions, dont des syn­di­cats,  se sont atte­lés à réfu­ter cha­cune une idée fausse concer­nant le chô­mage et ses victimes.

La suc­ces­sion des nom­breux points de vue res­pec­tifs  impose une pré­sen­ta­tion suc­cincte – pre­nant à l’occasion la forme de mani­festes en minia­ture – qu’on aurait aimé par­fois voir déve­lop­pés, mais c’est la loi du genre.

Il serait hasar­deux de ten­ter une syn­thèse de ces contri­bu­tions tant les hori­zons et les angles d’approche sont divers, mais on déga­ge­ra au moins deux constantes : le carac­tère inac­cep­table de la pré­ca­ri­té et l’absence de fata­li­té du chômage.

A preuve la foi­son de solu­tions concrètes de ter­rain, certes limi­tées dans leur ampleur et en nombre de gens concer­nés, mais qui ont a mini­ma le mérite de prou­ver que des voies existent.

Cer­taines ini­tia­tives consistent  en créa­tions d’entreprises d’insertion, ou en aide aux chô­meurs pour créer leurs propres entre­prises : sans nier leur apport, on ne peut guère ima­gi­ner qu’elles soient autre chose qu’une solu­tion mar­gi­nale, et non dépour­vues de risques pour les acquis sala­riaux, sur­tout quand elles revêtent des formes auto-entre­pre­neu­riales, véri­tables pièges du libéralisme.

Les pro­po­si­tions d’action de ce type ne sont pas non plus exemptes de renon­ce­ment à exi­ger la prise de ses res­pon­sa­bi­li­tés par l’Etat en la matière, actant le recul de l’intervention publique pour tout attendre de la micro-éco­no­mie et d’ ini­tia­tives locales.

On rap­pelle que les plus frap­pés sont les jeunes, les femmes, les per­sonnes han­di­ca­pées et les immi­grés, et une contri­bu­tion de la MNCP de la Réunion nous ren­voie au cou­si­nage du sala­riat avec l’esclavage, une réa­li­té que ne renie­rait pas Eduar­do Galeano.

Visions plus systémiques

La CGT met le doigt sur ce para­doxe : plus le chô­mage a mon­té, moins il est indem­ni­sé (à 57% du salaire, alors qu’il était à 90% dans les années 80), y com­pris dans la durée.

Des visions plus sys­té­miques sont expri­mées, convergent sans coïn­ci­der : pour cer­tains, il est urgent d’instaurer un « reve­nu per­son­nel garan­ti » quand d’autres réflé­chissent  à un « salaire à vie » dans le cadre d’une Sécu­ri­té Sociale Professionnelle ».

Les idées se frôlent, se côtoient, et par­fois … se télé­scopent : ain­si, pour une orga­ni­sa­tion d’agents du Pôle Emploi, le SNU PE-FSU, c’est leur entre­prise qui devrait pilo­ter la dite « SSP », pour la CGT en revanche, l’opérateur d’un main­tien du salaire en cas de perte d’emploi serait d’évidence la Sécu­ri­té sociale, qui inté­gre­rait ain­si la prise en charge d’un risque social omis à la créa­tion de l’organisme en 1945.

Curieux d’y lire que pour beau­coup d’organisations, dont la CIP (coor­di­na­tion des inter­mit­tents et pré­caires) l’assurance chô­mage est finan­cée par les sala­riés, omet­tant de citer les coti­sa­tions patro­nales, alors que c’est pré­ci­sé­ment là que se situe, au moins au par­tie, le pro­blème, dans la mesure où les employeurs, MEDEF en tête, refusent obs­ti­né­ment de les aug­men­ter, bien que la res­pon­sa­bi­li­té du chô­mage leur incombe en totalité.

On s’étonne éga­le­ment de voir la même CIP « oublier » qu’elle n’était pas seule dans la bagarre pour le main­tien et l’amélioration de l’indemnisation chô­mage des artistes et tech­ni­ciens du spec­tacle : la CGT, et notam­ment sa Fédé­ra­tion du Spec­tacle, y a contri­bué de façon déci­sive, en étant l’irremplaçable relais de la pro­fes­sion au cœur même des négo­cia­tions. Sur­pre­nant encore de voir l’organisation reven­di­quer la « flexi­bi­li­té », plaie de tant de sala­riés, ou l’inéluctabilité des contrats courts (qui, en fait, le sont de plus en plus dans le secteur).

Néces­si­té d’une socié­té nouvelle

En dia­go­nale du texte à plu­sieurs mains, s’exprime la convic­tion  que l’enjeu ne réside pas seule­ment dans l’exigence d’un reve­nu de rem­pla­ce­ment  pis-aller à la pri­va­tion d’emploi : le tra­vail est aus­si la condi­tion d’une pleine citoyen­ne­té, comme seule réponse au besoin d’être utile (« employé » a comme éty­mo­lo­gie « impli­care, impli­quer »). Ce besoin est com­pen­sé à l’occasion par un tra­vail social béné­vole qui reste, estiment les uns, à être recon­nu (aide aux per­sonnes âgées, impli­ca­tion dans le quar­tier ou dans des associations).

L’ouvrage col­lec­tif de la MNCP a le mérite de (re)mettre au cœur du débat la pré­gnance d’un sujet de fond, parent pauvre de la cam­pagne élec­to­rale en cours, en le relé­guant au rang de dom­mage col­la­té­ral iné­luc­table de la « moder­ni­té » économique.

Et le sen­ti­ment final de la lec­ture est que le pro­blème de la pri­va­tion d’emploi et de reve­nus, mal­gré les louables solu­tions ponc­tuelles, ne pour­ra être vrai­ment réso­lu qu’à la faveur d’un choix de socié­té pro­fon­dé­ment nou­velle : un hori­zon qui peut sem­bler loin­tain, mais dont l’urgence peut hâter la sur­ve­nue, car le temps presse : les « chô­meurs et pré­caires » sont, les chiffres l’attestent, bien plus ten­tés par le sui­cide que par la paresse.

Daniel MURINGER