Le service de presse du Conseil départemental du Haut-Rhin ne désavouerait pas le titre de l’article de L’Alsace, publié le 15 juin 2018, tant il pèse son poids de complaisance journalistique à l’égard des notables du département, et des élus en général. A l’unisson de pas mal de ses confrères, un rédacteur du journal semble saisi d’exaltation, et gribouille, encore fiévreux d’émotion: « RSA contre bénévolat : le Département était dans son droit ». Parole de Pravda haut-rhinoise !
Pourtant, un examen attentif de l’arrêt du Conseil d’État (si tant est que des journalistes l’aient lu) démontre que le rapport à la compréhension et à l’analyse des faits juridiques est inversement proportionnel au triomphalisme des autorités départementale, et aux calicots de leurs supplétifs médiatiques. Car avant de flatter les bas instincts d’une fraction du lectorat ignorant, et soucieux de voir conspué le pauvre ou « l’assisté », (citons par exemple « papou67610 » qui sur le site du quotidien commente : « Je trouve tout à fait normal que tout salaire mérite travail »), mieux vaut apprendre à bien lire le droit, tant la décision du Conseil d’État relativise sensiblement la titraille de « l’Alsace ». Mais à quoi bon s’embarrasser de nuances juridiques, quand le quotidien du Crédit Mutuel à l’agonie peut se payer facilement sur le dos des pauvres, et choisir des raccourcis qui rassureront l’abonné qui se lève tôt ?
Alors examinons en détail les termes choisis par la Haute Autorité administrative. Tout d’abord, l’arrêt expose que « dans certains cas », une activité bénévole peut-être demandée dans le cadre d’un « contrat librement débattu » [entre le bénéficiaire et le CD] et selon un mode qui ne peut être que « personnalisé ». Comprendre, tenir compte de l’opportunité de la proposition eu égard à l’histoire et aux besoins de la personne allocataire, laquelle ne peut faire l’objet d’un traitement systémique, puisque s’inscrivant sur la base du consentement, sauf à frapper le contrat de nullité ! Cette activité bénévole ne pouvant servir que l’objectif visé par le contrat, c’est à dire l’insertion professionnelle du bénéficiaire, dès lors que celle-ci ne contrevient pas à des actions de recherche d’emploi.
Première conséquence directe: interdiction des clauses non écrites. Le Conseil départemental « ne peut légalement justifier une décision de suspension par la circonstance que le bénéficiaire n’aurait pas accompli des démarches d’insertion qui ne correspondraient pas aux engagements souscrits dans un contrat en cours d’exécution ». Autrement dit, nul ne pouvant obliger un allocataire à du bénévolat, l’absence de celui-ci au sein du contrat « librement débattu » ne peut être sanctionné valablement par une suspension du versement du RSA. Le tribunal administratif de Strasbourg énonçait déjà la même chose en 2016.
Pour ce faire, le Conseil d’État se situe dans la perspective du droit commun de l’emploi, c’est à dire qu’il considère que l’allocataire du RSA est un chercheur d’emploi comme un autre, dès lors qu’il est capable de travailler, et mentionne donc à ce titre l’article L.5425–8 du Code du travail dans sa décision. Cet article dispose que : « tout demandeur d’emploi PEUT exercer une activité bénévole. Cette activité ne peut s’accomplir chez un précédent employeur, ni se substituer à un emploi salarié, et doit rester compatible avec l’obligation de recherche d’emploi ». Donc, pour abréger : liberté absolue de s’engager ou non dans le bénévolat, et affirmation par la négative de ce que le bénévolat n’est pas, c’est à dire un travail oligatoire pour ceux qui n’en ont pas, puisque l’allocataire s’oblige à en chercher un véritable, comme le ferait tout demandeur d’emploi salarié de droit commun. Et comme tout demandeur d’emploi de droit commun, il ne peut refuser plus de deux offres « raisonnables » d’emploi (article L.262–35 du Code de l’action sociale), par opposition évidente aux principes du bénévolat.
En revanche, le Conseil élude un peu le propos sur le fait de savoir exactement à quel titre et pour quel type d’allocataire serait proposé une activité bénévole. Le communiqué de presse du tribunal administratif de Strasbourg daté d’octobre 2016 semble prioriser les personnes « rencontrant des difficultés qui font temporairement obstacle à leur engagement dans une démarche de recherche d’emploi d’insertion sociale ou professionnelle ». Nous en saurons peut-être davantage après le réexamen d’une partie de l’affaire par la Cour administrative d’Appel de Nancy…
Enfin et surtout, le Conseil d’État, en toute cohérence juridique, n’établit nulle part de quotité ou de fréquence minimale d’engagement bénévole, puisque cet engagement ne peut être une contrepartie obligatoire conditionnant le versement du RSA, mais peut être négocié par l’allocataire aussi librement qu’il le veut.
Par ailleurs, il convient de rappeler ici les chiffres officiels d’entrée dans l’engagement « bénévole » diffusés par le département: 800 allocataires sur un total de 17243, et dont le quart (soit 200) étaient déjà bénévoles avant même l’entrée en vigueur du dispositif. Cela nous fait un ratio de «SBO» [service de bénévolat obligatoire] d’à peine 4,64 %, ou 3,48 %, si l’on exclut les 200 qui étaient d’authentiques bénévoles à l’origine. Pour reprendre une formule affectionnée par Eric Straumann : « c’est peanuts » !
En revanche, le journaliste conclut par un « Le nombre de bénéficiaires du RSA a baissé de 15 % en deux ans dans le Haut-Rhin ». Certes ! Mais ce n’est évidemment pas en raison de la potion du docteur Straumann, ainsi que le concède Brigitte Klinkert, actuelle présidente du Conseil départemental.
Pour autant, rappelons qu’il a toujours existé une contrepartie au bénéfice du RSA, car l’allocation n’est pas (juridiquement) un revenu d’existence, même si elle l’est de fait pour beaucoup. Cette contrepartie a déjà été décrite précédemment : il s’agit de retrouver un emploi, et/ou de s’extraire de difficultés matérielles et morales pénalisantes. Voilà les réels termes sociaux de la contrepartie au RSA, lequel n’est pas un salaire, mais un filet social minimal de protection élémentaire.
En conclusion : pas de quoi plastronner pour les élus du Conseil départemental. Car non, le travail forcé non rémunéré n’a pas été légalisé par le Conseil d’État ! Sa décision ne fait que figer la situation présente (même si elle est appelée à faire jurisprudence), c’est à dire autoriser l’entrée volontaire de l’allocataire du RSA dans une activité bénévole, en tant que simple proposition d’action, parmi l’éventail des choix possibles à mentionner dans son contrat d’insertion, au même titre qu’un bilan de compétence, par exemple. Au demeurant, le Conseil d’État veille à le faire dans le cadre du droit commun de l’emploi (et certainement pas de manière discrétionnaire et dérogatoire, comme l’ambitionnait Eric Straumann). Ainsi, implicitement, la décision de la Haute Autorité administrative ne permet plus au département de se prévaloir des dispositions illégales d’origine (et qui le demeurent !), en termes d’obligation générale, de volume horaire et de fréquence hebdomadaire.
Il n’y a donc pas de « victoire » pour le CD68 (et contre qui, d’ailleurs ?). Pas même symbolique, puisque son projet originel n’a pas de base légale. En revanche, les élus de la majorité départementale ont un intérêt évident à laisser croire le contraire auprès de l’opinion, car on ne fait jamais assez de petits profits bassement politiques, y compris au détriment de citoyens qui leur apparaissent suffisamment négligeables pour n’être pas l’objet de leurs cajoleries électorales.
Cela dit, il faudra toutefois que les associations de soutien au allocataires du RSA soient très vigilantes dans les prochains temps, et cela pour au moins 2 raisons :
1° Le Conseil d’État n’a jugé que le droit. Souhaitons que la prochaine décision de la Cour administrative d’Appel de Nancy devant laquelle l’affaire est renvoyée, et qui reviendra sur le fond, ne sorte pas des clous fixés par la Haute Autorité administrative, et en l’occurrence valide des dispositions abusives du Conseil départemental, en termes de contreparties obligatoires au bénéfice du versement du RSA. Ce serait aberrant et en tout état de cause non conforme au droit énoncé par le Conseil d’État.
2° Il faudra veiller à ce que le Conseil départemental s’oblige à indiquer clairement aux allocataires que toute activité bénévole est nécessairement… volontaire, et ne peut constituer en aucun cas une contrepartie au bénéfice de ce droit social intangible qu’est le RSA.