Nous publions ici un texte proposé par Jano Celle, membre du comité de soutien 
au Nicaragua de Lutterbach, à propos de la situation politique et sociale de ce pays, 
et notamment du climat contestataire, voire insurrectionnel, qui le frappe actuellement.

Le comité de soutien au Nicaragua 68 (CSN) est atterré à la connaissance des graves évènements qui se déroulent au Nicaragua depuis la mi-avril 2018 et dont la presse se fait l’écho depuis quelques jours.

Des manifestations pacifiques durement réprimées par les forces de l’ordre mutent en émeutes, elles exigent le départ du couple présidentiel, Daniel Ortega/Rosario Murillo. Celui-ci contre attaque en organisant la répression avec des groupes paramilitaires qui tirent à balle réelle sur les opposants-es. À ce jour, selon les organisations des droits humains, on dénombre plus de 400 morts-es (dont également des policiers), des milliers de blessés-es et des dizaines de disparus-es.

A la vic­toire de la révolution

Le comi­té CSN a été créé en 1984 en soli­da­ri­té active avec la révo­lu­tion san­di­niste. Cette soli­da­ri­té s’exprimait notam­ment à tra­vers l’organisation de bri­gades de la paix. Ceux qui sont par­tis au Nica­ra­gua ont tra­vaillé sur des chan­tiers, à des pro­jets et ain­si par­ti­ci­per au déve­lop­pe­ment social en faveur de popu­la­tions par­mi les plus pauvres du monde. Ils ont aus­si pu témoi­gner de la guerre « contre  révo­lu­tion­naire » orches­trée par les Etats-Unis lors de l’accession de R. Rea­gan à la mai­son Blanche. Enfin, aus­si pour por­ter la contra­dic­tion au mains­tream d’ici, que le Front San­di­niste de Libé­ra­tion Natio­nale (FSLN), après avoir ren­ver­sé le dic­ta­teur A. Somo­za le 19 juillet 1979, avec le sou­tien d’une frange impor­tante du peuple, a enga­gé un pro­ces­sus révo­lu­tion­naire, sans impo­ser un régime poli­tique type tota­li­taire. Le plu­ra­lisme est de même nature qu’il l’est ici au pays dit des droits de l’homme (presse, par­tis poli­tiques, associations…)

Les membres du comi­té auront durant de nom­breuses années, fait le voyage au pays de San­di­no, même après l’accession des libé­raux au gou­ver­ne­ment en 1990, suite à des élec­tions démo­cra­tiques. Ces mili­tants-es ont d’ailleurs pu consta­ter le recul social consé­quent ; c’était pour­tant la seule voie pour en finir avec la « sale guerre »…

Méta­mor­phose du San­di­nisme à l’«Ortéguisme »

Le FSLN, après avoir chas­sé le des­pote, orga­ni­sa des élec­tions géné­rales en 1984. Com­man­dante Daniel (Daniel Orte­ga) est élu pré­sident de la répu­blique. Il per­dra son man­dat six années plus tard.

Can­di­dat et chef du FSLN aux élec­tions géné­rales, le diri­geant his­to­rique est réélu en 2006. Pour péren­ni­ser son man­dat, il axe sa gou­ver­nance sur deux leviers. Pri­mo, il couvre, voire sur­en­ché­rit sur des tra­di­tions reli­gieuses les plus réac­tion­naires : s’alliant avec ses farouches enne­mis de l’église d’hier (sou­tien sans faille de la contra, les contres révo­lu­tion­naires), il rend l’avortement cri­mi­nel, même lors d’un viol d’une enfant… Secun­do, il intègre le pays au sein de l’AL­BA (Alliance boli­va­rienne pour les Amé­riques) pour concré­ti­ser des pro­grès sociaux tant espé­rés, mais sans remettre en cause les inté­rêts de la bour­geoi­sie et du patro­nat, et tout en hono­rant rubis sur l’ongle la dette et ses intérêts.

Réélu par un plé­bis­cite en 2011 (66,42 % au 1er tour), il en pro­fite pour réfor­mer la Consti­tu­tion. Celle-ci limi­tait notam­ment à deux man­dats le poste de pré­sident. L’union fai­sant la force, y sera ajou­té un poste de vice-pré­si­dence, per­met­tant ain­si d’asseoir son épouse, Rosa­rio Murillo, aux manettes du pou­voir. En fait, c’est elle, la « poé­tesse », évan­gé­liste et mor­due d’ésotérisme, qui gou­verne (…) Elle passe quo­ti­dien­ne­ment à la télé, sur les ondes… usant d’un ton mater­nel, ou insul­tant, nour­rie de délire…

En novembre 2016, D. Orte­ga est réélu pour un troi­sième man­dat consé­cu­tif, avec 72,5 % des suf­frages, loin devant les 15 % du can­di­dat du Par­ti Libé­ral Consti­tu­tion­na­liste (droite extrême). Alors que le Conseil suprême élec­to­ral annon­çait une abs­ten­tion de 31,8 % (abs­ten­tion crois­sante…), la coa­li­tion d’opposition du Front large de la démo­cra­tie l’a esti­mée, sans citer aucune source iden­ti­fiable, à plus de 70 %. A qui se fier ?

Le couple Orte­ga aura pour un bon bout de temps réus­si le grand écart : être élu par un élec­to­rat de gauche, en par­ti­cu­lier la base fidèle au FSLN (pre­mier par­ti du pays) ; pro­té­ger la bour­geoi­sie et réa­li­ser une poli­tique de droite conser­va­trice concer­nant des liber­tés fondamentales…

En effet, dès 2007, déjà, le CSN dénon­çait une dérive, celle du pou­voir qui grise le couple Orte­ga. Au fur et à mesure des prises de posi­tion anti démo­cra­tiques : inter­dic­tion de l’avortement – créé durant la révo­lu­tion – contrôle des syn­di­cats, pro­cès d’intention grave et injus­ti­fié contre le père Ernes­to Car­de­nal, âgé de 93 prin­temps (fidèle à la théo­lo­gie de la libé­ra­tion, poète, ministre de la culture durant la période révo­lu­tion­naire), etc. Mais, de nom­breux cadres et ex-com­man­dantes du Frente (FSLN) ont, en désac­cord pro­fond avec la ligne direc­trice du couple Orte­ga, quit­té le « navire », dont la plu­part ont créé le Mou­ve­ment de réno­va­tion san­di­niste (MRS) ; consi­dé­ré comme « sociaux démo­crates » par les « purs » du Frente.

Par­mi les plaies cau­sées par l’ortéguisme, ajoutons :

- Depuis 2008, il contrôle tous les pou­voirs de l’Etat – exé­cu­tif, judi­ciaire, Conseil élec­to­ral suprême et Par­le­ment. Toute ten­ta­tive de consti­tu­tion de forces d’opposition, ain­si que celles se reven­di­quant de la tra­di­tion san­di­niste, est écrasée.

- Lors de mobi­li­sa­tions et de mani­fes­ta­tions paci­fiques, la répres­sion est pra­ti­quée avec des gangs de choc, ou direc­te­ment par la police anti-émeutes.

- La cor­rup­tion s’affirme en toute impu­ni­té : exemple celui du pré­sident du Conseil élec­to­ral suprême, Rober­to Rivas, qui pos­sède des jets pri­vés, des vil­las, des demeures au bord de l’océan et à l’étranger… Les fils Orte­ga, sont patrons des prin­ci­paux quo­ti­diens : Bar­ri­ca­da, Nue­vo Dia­rio, La Pren­sa, etc.

- Des femmes, des éco­lo­gistes, des mili­tants-es des droits humains sont empri­son­nés-es, pour crimes de droit com­mun. Exemple avec le cas de Mar­vin Var­gas, coor­di­na­teur des Cachor­ros de San­di­no empri­son­né depuis huit ans.

- Les uni­ver­si­tés, les muni­ci­pa­li­tés, les régions auto­nomes (deux dépar­te­ments sur la côte Atlan­tique) subissent le même pro­ces­sus. Les étu­diants en ont eu assez de ne pas dis­po­ser de la liber­té d’organisation parce que les rec­teurs et de nom­breux ensei­gnants agissent en tant que « com­mis­saires poli­tiques » du gouvernement.

- La « livrai­son » du pays à des inté­rêts étran­gers. Le cas le plus bru­tal est la loi 840 : loi qui attri­bue la conces­sion d’un canal inter­océa­nique à un consor­tium chi­nois, avec la pos­si­bi­li­té d’exproprier des terres 20 000 pay­sans. Le pro­jet est aujourd’hui mort-né. Le couple pré­si­den­tiel a aus­si éten­du ce type de conces­sions dans les sec­teurs miniers, fores­tiers et de la pêche, sans aucune consul­ta­tion avec les per­sonnes touchées.

- Pour béné­fi­cier d’un emploi dans les ser­vices publics, la carte de membre du FSLN est indispensable.

- Mal­gré toute l’aide véné­zué­lienne reçue au fil des ans et les avan­tages que pro­duit l’ALBA, le Nica­ra­gua reste le pays le plus pauvre de la région avec Haï­ti et le Hon­du­ras, pen­dant que ban­quiers et grands patrons amassent des fortunes.

Depuis 2007, notre comi­té dénonce le glis­se­ment liber­ti­cide et bru­tal du régime lors de ses sous­crip­tions annuelles.

Aux ori­gines du mécontentement

- Celui-ci sera confir­mé avec un accrois­se­ment de l’abstention élec­to­rale en 2016.

- Mais les ori­gines de la colère remon­te­raient lors de la résis­tance face au canal il y a quatre ans. Pour contrer la menace de dépos­ses­sion, un mou­ve­ment pay­san de grande ampleur fut orga­ni­sé. Quelques 100 marches furent répri­mées par un déploie­ment dis­pro­por­tion­né de forces antiémeutes.

- L’assassinat de deux ado­les­cents par l’armée en novembre der­nier à La Cruz de Río Grande, a accen­tué l’indignation et la par­ti­ci­pa­tion à la Jour­née des droits humains, orga­ni­sée annuel­le­ment le 10 décembre.

- Idem à l’occasion des mani­fes­ta­tions des femmes, répri­mées alors que les fémi­ni­cides sont en aug­men­ta­tion, et les meur­triers non pour­sui­vis : vieille endémie…

- Début avril, un incen­die dans la réserve bio­lo­gique d’Indio Maíz a mobi­li­sé pour la pre­mière fois des étu­diants de l’Université cen­tra­mé­ri­caine (UCA), moti­vés par l’inaction du gou­ver­ne­ment et sa com­pli­ci­té avec les colons qui enva­hissent les réserves des indi­gènes, les ter­ro­risent afin d’accaparer leurs terres. L’Etat a orga­ni­sé des contre marches (avec des groupes de choc) et a mili­ta­ri­sé la zone tou­chée par l’incendie.

- Quelques jours plus tard, le gou­ver­ne­ment annon­çait le décret exé­cu­tif de l’INSS (Ins­ti­tut de Sécu­ri­té Sociale). Dans une décla­ra­tion datée du 16 avril, Sid­har­tha Marin, le pré­sident de l’INSS a ren­du public une série de mesures des­ti­nées à redres­ser l’institution, laquelle annonce un défi­cit de 71 mil­lions $, basées sur la baisse dras­tique des pen­sions de retrai­tés. Après un moment de stu­peur, cette ampu­ta­tion du pou­voir d’achat d’hommes et de femmes âgées, sou­vent très modestes, a pro­vo­qué un fort rejet. Mais il était déjà connu que les fonds de l’organisme auraient été uti­li­sés pour des inves­tis­se­ments ris­qués et que l’institution aurait gon­flé la masse sala­riale et les pri­vi­lèges de cer­tains fonc­tion­naires, géné­rant déjà des cri­tiques et des troubles.

L’État ter­ro­riste

Alors que des cen­taines de bar­rages rou­tiers ont été déga­gés par les para­mi­li­taires, en par­ti­cu­lier la Pan­amé­ri­caine (seule voie d’accès ter­restre nord-sud du conti­nent), mais que des comi­tés de lutte des oppo­sants ont fleu­ris sur tout le ter­ri­toire, les négo­cia­tions avec le régime ne devaient jamais abou­tir. Ces pour­par­lers, reje­tés par les Orte­ga, en fait, repré­sentent l’église (de Rome et non la concur­rence évan­gé­liste) et le patro­nat (le Cosep), alors que le mou­ve­ment popu­laire, en mal de droit et de démo­cra­tie réelle, n’était pas invité.

Face aux émeutes, les Orte­ga accusent l’église et le patro­nat, de fomen­ter un coup d’Etat popu­laire, ain­si que l’impérialisme état­su­nien, qui agi­rait dans l’ombre…

Que les inté­rêts du capi­tal états-unien et du Penta­gone soient à la manœuvre n’est pas impos­sible… Que la droite revan­charde et le grand capi­tal soient der­rière des émeu­tiers est cer­tain. D’autant que la réforme sur l’INSS pré­voyait notam­ment une aug­men­ta­tion des coti­sa­tions patro­nales. Mais com­ment peuvent-ils léga­li­ser l’usage d’armes de guerre face à des mani­fes­tants-es ? L’armée ayant offi­ciel­le­ment refu­sé de prendre part à la répres­sion, des groupes para­mi­li­taires épaulent la police. Rap­pe­lons que Hum­ber­to Orte­ga – le frère de Daniel – est ministre de la défense natio­nal et chef des armées. Enfin, des « milices » contin­gen­tés de membres du FSLN, agressent éga­le­ment les opposants-es.

Pour l’opposition – hété­ro­doxe – le couple pré­si­den­tiel doit par­tir, et pré­pa­rer très rapi­de­ment des élec­tions. Quant à ces der­niers, ils n’ont pas la volon­té poli­tique de trou­ver une issue paci­fique aux évè­ne­ments. Ils semblent vou­loir se débar­ras­ser des meneurs et des acti­vistes par n’importe quel moyen et ain­si inti­mi­der les « sui­veurs » et donc de sau­ver le régime ; c’est là la carte que joue le couple pré­si­den­tiel. D’où les offen­sives poli­cières, épau­lés par des milices civiles et para­mi­li­taires pour ter­ro­ri­ser sur tout le ter­ri­toire et notam­ment à Este­li, Léon, Masaya, Mata­gal­pa, cer­tains quar­tiers de Mana­gua… Or, la colère imbibe aujourd’hui, d’un front large, l’ensemble les caté­go­ries sociales. Aus­si, un pro­lon­ge­ment dans le temps et une inten­si­fi­ca­tion des affron­te­ments peut mettre le pays au bord de la faillite éco­no­mique, pire, pro­vo­quer une guerre civile. Il sem­ble­rait donc que le mou­ve­ment de lutte sou­haite chan­ger de stra­té­gie, afin d’éviter de nou­velles vic­times et de durer dans le temps : coor­di­na­tion des comi­tés de lutte, grèves, occu­pa­tions, déso­béis­sance civile…

Le CSN condamne la pino­che­ti­sa­tion de ORMU (Ortega/Murillo, le couple ain­si sur­nom­mé), et affirme son entière soli­da­ri­té avec le mou­ve­ment popu­laire en lutte.

Un appel à la soli­da­ri­té inter­na­tio­nale est publié sur le site A l’En­contre le 18 juillet 2018 :

http://alencontre.org/ameriques/amelat/nicaragua/declaration-urgente-pour-le-nicaragua.html

De plus, des articles sur l’évolution de la situa­tion paraissent habi­tuel­le­ment sur ce site.

A lire éga­le­ment, mais en espa­gnol, sur le site : https://confidencial.com.ni/

Tou­jours dans la langue de San­di­no : http://www.rebelion.org/

Ou encore : https://barricada.com.ni/ et : https://www.elnuevodiario.com.ni/

Jano Celle

Comi­té de Sou­tien au Nica­ra­gua – 17 rue des Vosges, 68430 – Lut­ter­bach. Tél : 06 50 10 80 41. Cour­riel : nicaragua68 AT laposte.net