Le gaz cor­po­rel s’est enflam­mé sou­dai­ne­ment. Au sein même des entrailles d’un orga­nisme informe, voué au façon­nage consan­guin des ser­vants de messe de l’Etat jaco­bin. Et le gazier pyro­mane, à l’origine de la dif­fu­sion des miasmes, est l’un des anciens. Un Macron de la pire espèce : celle des rené­gats de l’énarchie. Oppor­tu­né­ment déten­teur du titre de Grand Satrape Natio­nal Jupi­té­rien, il menace de fer­mer le réfec­toire de la fameuse Ecole Natio­nale d’Administration, man­quant d’affamer toute une tri­bu d’amateurs de tête de veau.

Confes­sons-le d’emblée, les mau­vaises effluves étaient per­cep­tibles depuis un cer­tain temps. C’est que le culte dés­in­té­res­sé du ser­vice public est deve­nu une impos­ture bien ven­true. Une bour­sou­flure rhé­to­rique. Une méta­phy­sique du pet-de-nonne. Ça sen­tait la pos­ture à plein nez. 

Pour preuve, les voi­ci s’épanchant, vic­times des cir­cons­tances, dans « Le Monde ». Nous sommes « tou­chés au cœur », déclarent-ils. On vou­drait faire d’eux des boucs-émis­saires ! C’est dire le niveau de luci­di­té des com­pa­gnons du devoir ser­vile interchangeable. 

En marche vers la grande pres­su­ri­sa­tion libérale

Car au cours des 40 der­nières années, c’est toute l’architecture idéo­lo­gique des sup­po­sés ser­vi­teurs de l’intérêt géné­ral qui fut pro­gres­si­ve­ment ébran­lée au pro­fit de sec­ta­teurs néo­li­bé­raux, qui devaient ins­tau­rer un ser­vice public du lucre à res­pon­sa­bi­li­té sociale nulle, et à durée poli­tique illimitée. 

De sorte que les nou­veaux dis­ciples ont rapi­de­ment eu pour appé­tit natu­rel de remâ­cher leur bré­viaire sur la fin de l’Etat-providence, la pro­mo­tion exclu­sive de l’économie de mar­ché, et la déré­gu­la­tion sys­té­mique du sec­teur public, en lâchant de temps à autre un mol­las­son zéphir dans le giron de ses condis­ciples, par pur esprit de contrac­tion épigastrique. 

Pour autant, le Grand Satrape Natio­nal Jupi­té­rien n’a pas encore ren­du ses divi­na­tions, et rien n’est offi­ciel­le­ment éven­té. Ne serait-ce là qu’une péri­pé­tie par­mi tant d’autres, aux­quelles ont déjà fait face « nos p’tits gaziers de la Marianne », comme on les sur­nomme par mau­vaise foi administrative ?

Mais il est aisé de conspuer. Encore faut-il se pin­cer le nez ! Et se sou­ve­nir du « Grand-Tran­sit » qu’ils furent pres­ser d’affronter sans foi­rer, et en dépit de leur plein gré !

Foi­rade, oui, lorsqu’ils durent accep­ter de quit­ter Paris pour Stras­bourg voi­ci quelques années, afin que le culte tri­ni­taire-répu­bli­cain s’enrichisse d’un Gol­go­tha alsa­cien. Il s’agissait de condi­tion­ner nos futurs maîtres aux cal­vaires qu’ils auront à nous infli­ger. Cela ne se fit donc pas sans quelques dif­fi­cul­tés, puisque la volon­té du gou­ver­ne­ment d’Edith Cres­son sou­le­va, dès l’origine, en 1991, un puis­sant vent de contes­ta­tion par­mi les maqui­sards du coltard. 

Les pre­mières pro­mo­tions s’étrangleront d’ailleurs contre leur « exil for­cé » ! Se sen­tant lâchés comme des sup­pôts de Saint-Chris­tophe en terre impie. Com­ment ne pas s’en retour­ner aus­si­tôt l’estomac ? Des sau­cisses au petit-déjeu­ner, et du chou en com­pote ! Qui tien­drait décem­ment un pareil régime d’ostrogoths ?

La situa­tion res­te­ra confuse au moins jusque 1993. Pen­dant de longs mois, les « résis­tants » pari­siens tinrent un siège homé­rique, en assom­mant la popu­lace stras­bour­geoise à coup de som­ma­tions par for­mu­laires impé­ra­tifs. Leur bra­voure inouïe entra­ve­ra ain­si le trans­fert total de l’établissement pen­dant 10 ans ! 2003 marque alors l’année à par­tir de laquelle les futurs ges­tion­naires d’Etat res­te­ront défi­ni­ti­ve­ment enfer­més dehors, à Stras­bourg. Signe suprême de leur déré­lic­tion : la Com­man­de­rie Saint-Jean de Stras­bourg, où s’est ins­tal­lé l’établissement, se trou­vaient être une pri­son jusqu’en 1988 !

Etoile rouge de Lor­raine gonflable

Mais pas­sons de la geôle à la liesse. Il faut dire que la Répu­blique, bonne mère, régale ses futurs grands admi­nis­tra­teurs depuis une paye. Née sous une belle étoile gaul­lo-com­mu­niste par les efforts conju­gués d’un Mau­rice Tho­rez (PCF), d’un Michel Debré (Gaul­liste), et du pou­voir règle­men­taire de « Mon­gé­né­ral », la belle école des hauts-domi­nants char­gés de lubri­fier les fon­de­ments admi­nis­tra­tifs de la grande nation, et de consti­tuer, puis d’irriguer, le per­son­nel poli­tique de garde répu­bli­caine, se croyait une ins­ti­tu­tion indéboulonnable.

C’était sans comp­ter les ruades anti-tech­no­cra­tiques enga­gées des 2 côtés du spectre poli­tique depuis 40 ans, les contes­ta­tions popu­laires embrayées depuis quelques mois dans le sillage des gilets jaunes, mais sur­tout les coups de bou­toirs flan­qués par des anciens ou anciennes, aus­si fiel­leux qu’un Macron, et qui trouvent à mordre la main de ceux qui les ont nourris. 

Ade­line Bal­dac­chi­no, diplô­mée de l’E­NA en 2009 et magis­trate à la Cour des comptes, est de celles qui ne veulent plus d’indigestion de conscience.

Son constat, estam­pillé dans son livre inti­tu­lé : « La Ferme des énarques », évoque l’aug­men­ta­tion de la défiance popu­laire à l’é­gard des ins­ti­tu­tions poli­tiques et admi­nis­tra­tives tra­di­tion­nelles, ain­si que du vote Front natio­nal, comme le témoi­gnage d’un déli­te­ment d’une élite qui ne par­vient plus à trou­ver de réponse à une crise ins­tal­lée. Consi­dé­rant que le manque de culture cri­tique, de com­pé­tences dis­ci­pli­naires de haut niveau et d’ex­pé­rience de ter­rain consti­tue la prin­ci­pale fai­blesse de l’é­cole (beau­coup de lieux d’enseignement for­ma­tés ou éli­taires souf­frant des mêmes maux), et l’une des causes de la décré­di­bi­li­sa­tion des tech­no­crates. Elle pro­phé­tise enfin que l’institution : « pour­rait bien finir comme la ferme orwel­lienne».

Un réqui­si­toire bien injuste en véri­té. Après tout, une étude inti­tu­lée : « Que sont les énarques deve­nus ? », réa­li­sée en 2015 par le Centre euro­péen de socio­lo­gie et de science poli­tique, à l’oc­ca­sion des 70 ans de l’é­ta­blis­se­ment, illustre que c’est bien plus gâté ! 

Inver­sion sociale à compresseur

Si la France est un pays rela­ti­ve­ment éga­li­taire, la mobi­li­té sociale y est de plus en plus anec­do­tique. Et cela se tra­duit par­ti­cu­liè­re­ment à tra­vers le recru­te­ment dans cette école, dont l’endogamie est sai­sis­sante. Ain­si, 10 pro­mo­tions étu­diées entre 1983 à 2009, per­mettent de conclure que 7 étu­diants sur 10 ont un parent exer­çant ou ayant exer­cé une pro­fes­sion supé­rieure. 72,2% en 2009, quand la part des enfants de pro­fes­sions inter­mé­diaires chute à 12%, celle des arti­sans à 9,6% et celle des employés et ouvriers, « regrou­pés en rai­son de la rare­té des effec­tifs », culmine à 6% ! 

Le temple de l’énarchie assume donc son archi­tec­ture folle de pyra­mide inversée. 

En 1964, dans son livre « Les Héri­tiers », le polis­son Bour­dieu dénon­çait cer­taines grandes écoles fran­çaises, dont l’E­NA, comme étant mono­po­li­sées par les « héri­tiers de la culture domi­nante ». Aujourd’hui, c’est bien fini. L’ENA a connu de nom­breuses réformes des­ti­nées à ouvrir lar­ge­ment son vivier de recru­te­ment. La ver­tu ger­mi­nale a por­té ses fruits : les domi­nants ont désor­mais une culture d’héritiers, ce qui change tout !

Résul­tat : le « clas­se­ment de sor­tie », qui concentre toutes les atten­tions des jeunes car­rié­ristes, déter­mine le choix des pla­ce­ments pro­fes­sion­nels. Les 12 ou 15 pre­miers peuvent tran­quille­ment péter dans la soie, et choi­sir les « grands corps » (Conseil d’É­tat, Ins­pec­tion géné­rale des finances et Cour des comptes). Le tout-venant quant à lui digère le reste (Autres ins­pec­tions géné­rales, Quai d’Orsay, Cours ou tri­bu­naux admi­nis­tra­tifs…). Tan­dis que les losers, qui émargent par­mi les der­niers, choi­sissent entre le tout-à‑l’égout des affaires publiques, ou l’abomination des minis­tères sociaux. Dur, dur, d’être un cas­sos de la haute fonc­tion publique ! 

Fort heu­reu­se­ment, le pan­tou­flage est le moyen de conso­la­tion pré­fé­ré de nos hauts-fonc­tion­naires (et pas que de l’énarchie), qui peuvent à leur guise exer­cer un contrôle sur une entre­prise un jour, en tant que ges­tion­naire d’un ser­vice public, et prendre le contrôle de celle-ci, en tant que PDG et sala­rié de droit pri­vé, un autre jour. Cette consan­gui­ni­té décom­plexée entre public et pri­vée, source de conflits d’intérêts majeurs, est l’illustration empi­rique que les inté­rêts sociaux et éco­no­miques sont deve­nus poreux, et ne connaissent plus de traits dis­tinc­tifs pour les gou­ver­ne­ments suc­ces­sifs. La matrice idéo­lo­gique étant de rétro­cé­der l’ensemble des richesses publiques au bon vou­loir des pré­da­teurs capi­ta­listes, avec le plein assen­ti­ment des lic­teurs de l’Etat que sont les énarques, les­quels sau­ront y prendre leur part en temps voulu. 

Clo­nage poli­tique aérophagique

En entre­bâillant les arrière-cours d’un pou­voir cen­tral aux pra­tiques démo­cra­tiques suf­fo­cantes, sur­plom­bantes et infan­tiles, assis­te­rons-nous enfin à l’effondrement pro­gram­mé du sanc­tuaire admi­nis­tra­tif dont sont struc­tu­rel­le­ment issus tous ses prin­ci­paux repré­sen­tants poli­tiques, de droite comme de gauche, depuis 70 ans, et ver­ra-t-on les ser­vants de la messe éta­tique se retrou­ver à la cloche, comme des merdeux ?

Et en la matière, il y a du pire, et pire encore : Fran­çois Hol­lande, Jacques Chi­rac, Emma­nuel Macron, Valé­ry Gis­card d’Estaing, Bru­no Le Maire, Laurent Wau­quiez, Valé­rie Pécresse, Flo­rian Phi­lip­pot, Fran­çois Asse­li­neau, Hen­ry de Les­quen, Ségo­lène Royal, Phi­lippe De Vil­liers, pour ne citer que les médaillés d’or…

Pour­tant, rien n’est moins sûr que la dis­pa­ri­tion de cette abba­tiale de l’entre-soi. Car com­ment un pou­voir de tra­di­tion jaco­bine se pas­se­rait-il d’un corps d’exécutants de pre­mier choix, man­da­tés pour exé­cu­ter ser­vi­le­ment cha­cune de ses injonctions ?

La vraie ques­tion n’est donc pas de savoir s’il faut en finir avec l’ENA, mais plu­tôt com­ment le corps des repré­sen­tants de l’Etat, trou­ve­ra à se repro­duire socia­le­ment, pour conti­nuer d’assurer le pilo­tage ins­ti­tu­tion­nel et l’orientation éco­no­mique libé­rale de tout un pays, si d’aventure l’ENA disparaissait ? 

Enar­chie vaincra ?

Bien sûr, il y a d’autres grandes écoles, ou l’homogénéité sociale reste pré­ser­vée, mais il n’est pas sûr que leurs élé­ments rem­placent avan­ta­geu­se­ment un corps de fonc­tion­naires com­pa­rable aux énarques. Aus­si sou­cieux de sa ser­vi­li­té comme moyen d’assurance pro­fes­sion­nelle, et de pro­mo­tion personnelle !

Cela, alors que la créa­tion de l’ENA en 1945 venait sup­pléer les pra­tiques de la IIIème Répu­blique, dans laquelle la majo­ri­té du per­son­nel poli­tique était avo­cat, tan­dis que les élites admi­nis­tra­tives fai­saient l’objet d’un recru­te­ment dis­cré­tion­naire, c’est-à-dire par recom­man­da­tions et copi­nages. L’objectif était à la méri­to­cra­tie et à la démo­cra­ti­sa­tion. Mais com­ment escomp­ter sin­cè­re­ment le mérite per­son­nel dans une socié­té si peu sou­cieuse de démo­cra­tie sociale et d’égalité réelle depuis 40 ans ? 

En creux, cela inter­roge par ailleurs sur la capa­ci­té et les moyens de tous ceux et celles qui ne sont plus dis­po­sés à jouer les sol­dats de plomb, devant les repré­sen­tants d’un pou­voir se dila­tant sur des bases tou­jours plus creuses et ver­ti­cales, à résis­ter aux objur­ga­tions et pres­crip­tions anti­so­ciales de ces bau­druches d’Etat.

Car, pour para­phra­ser un per­son­nage du roman « Le gué­pard » de Lam­pe­du­sa, il se pour­rait même que nous assis­tions jeu­di 25 avril, lorsque Macron com­mu­ni­que­ra ses arrêts en matière de réformes démo­cra­tiques, à la décla­ra­tion d’un énarque-pré­sident décré­tant qu’il faut que l’ENA change, pour que rien ne change à l’ENA…