Fondé en 2019 à Wasselonne (Bas-Rhin), le service de livraison de pain à domicile « Baguette Box » a été placé en redressement judiciaire le 5 juillet dernier par le tribunal judicaire de Saverne, pour défaut de rentabilité.
La société laisse dans le plus total désarroi nombre d’artisans boulangers associés, avec des ardoises impayées pouvant aller jusqu’à plusieurs milliers d’euros.
On apprenait le mardi 9 aout que la chambre commerciale du tribunal de Saverne consentait un délai supplémentaire afin d’appréhender les conditions d’une poursuite d’activité, et a prolongé la période d’observation dont bénéficie l’entreprise jusqu’au 13 septembre prochain.
Poussé par des partenaires institutionnels à se développer au plus tôt, Baguette Box 68 a été créée à Colmar par Maurice Heitz, par ailleurs gérant d’une société d’informatique et de formation, et également actif dans le commerce et l’immobilier, opère dans la région de Colmar.
Elle vient d’être liquidée. Une quinzaine de salariés à temps partiel y étaient employés, tout comme dans le Bas-Rhin.
Le succès ne devait être qu’une formalité. Les franchises devaient d’ailleurs se multiplier. Ainsi, « Baguette Box Sud Haut-Rhin », opère sous ce statut depuis 2021, et n’est pas concernée (pour le moment) par le placement en redressement judiciaire de son franchiseur…
Story telling box
Le fondateur, Maurice Heitz, raconte avoir eu l’idée du concept lors d’une conversation avec son fils, et en partant du constat que plus de 80% des clients, amateurs de pains, n’allaient plus chez leur boulanger pour s’approvisionner.
D’où l’idée d’installer des boites en plastique (recyclé) devant le portail des abonnés au service (à condition toutefois de jouir d’un pavillon, car la solution parait difficilement compatible avec une livraison en immeuble), dans lequel sera glissé le pain ou les viennoiseries en provenance du boulanger local, livré chaque jour en fourgonnette électrique.
Interrogé sur le site de par BPI France (co-investisseur institutionnel), Maurice Heitz compte passer la vitesse supérieure commerciale et informatique : « Nous [ferons] appel à l’intelligence artificielle, ce qui nous permettrait de nous surpasser dans l’organisation des commandes ».
Toujours sur BPI France, Heitz saisit la perche sociale que lui tend aimablement son interlocuteur-financeur : « notre solution permet aussi de participer au maintien à domicile de nos aînés, permettant aux personnes âgées isolées ou à mobilité réduite de profiter, elles aussi, des produits frais de leur boulanger ».
Et puis la franchise, c’est de l’emploi en perspective : « Devenir franchisé Baguette Box, c’est un projet générateur d’emplois grâce à l’embauche de livreurs en CDI. A l’échelle nationale, entre 8 000 et 10 000 livreurs devraient être embauchés en CDI au travers des franchises ».
A condition, bien sûr, de ne pas être trop regardant sur la qualité de l’emploi. Offrir des CDI de 12 ou 15 heures par mois, les hypermarchés, ou les fast-foods font cela continument, en s’en gargarisant, et pour la plus grande satisfaction des travailleurs pauvres qui y triment !
Baguette de sousourcier
Extasiés par l’idée de l’entrepreneur Heitz, la société est lauréate de plusieurs trophées régionaux. Un « incubateur » de start-up, Semia, est chargé de l’accompagner vers l’Olympe de la compétitivité.
Scal’E nov, un « accélérateur » pour startups du Grand Est, est créé à l’initiative… de la Région Grand Est ! Avec le soutien de la CCI Grand Est et de Bpifrance.
Les financeurs institutionnels, et « mécènes » privés voyaient déjà Baguette Box sur le haut de l’affiche financière.
On y repère ceux déjà nommés, mais également une holding patrimoniale, Bendélé, les banques Crédit Mutuel et Banque populaire, ou encore Renault, Nestlé, et même un relais médiatique particulièrement original : RCF Radio, une radio d’inspiration chrétienne…
Dieu était dans la place, mais la place ne fut point bénie.
Innovation scalpée dans l’oeuf
Paroxysme de son génie et potentiel startupien, la société devait être la première à se trouver cotée au sein de la « néo-bourse » régionale Europa !
Une initiative qui se veut unique en France, et qui voudrait constituer la première étape de la renaissance des anciennes bourses régionales.
La « néo-bourse » régionale du Grand Est, a ouvert ses portes le 24 mai 2022. Elle devait accueillir six entreprises d’ici la fin 2022.
Et afin de « contribuer à la redynamisation de l’écosystème de financement régional », les investisseurs (ou épargnants), sont supposés être de plus en plus friands d’entreprises qu’ils connaissent et en lesquelles ils croient.
Elle a donc pour ambition de faciliter le financement des entreprises du territoire en mobilisant l’épargne de proximité.
Les épargnants (plutôt qu’investisseurs) auront ainsi la possibilité de contribuer au financement des « forces vives de l’économie régionale », à partir de 1 euro, tout en disposant librement de la liquidité de leurs investissements.
« Europa » est donc une place de marché, qui promet l’échange d’actifs numériques des entreprises régionales (cotées en ligne), 7 jours sur 7, 24 h sur 24, grâce à la technologie déployée par la Fintech Kriptown avec le concours du Conseil régional Grand Est.
Et Kriptown se montre particulièrement optimiste. Elle vient encore de « lever » 1,35 million d’euros pour devenir LA néo-bourse des PME.
« Il est indispensable de trouver des solutions pour renforcer les fonds propres des startups et des PME régionales ». Avec son partenariat privilégié noué avec la Région Grand Est, Kriptown envisage déjà d’ouvrir cinq bourses régionales en France d’ici 2023.
Vert comme du jus de boudin
Comble du bonheur fait bourse, la technologie d’encryptage utilisée par la Fintech est la « blockchain », la même qu’utilise les crypto-monnaies.
Une technologie à la soutenabilité socioenvironnementale aberrante, tant elle rejette de gaz à effet de serre.
Mais le solutionnisme technologique n’a pas de limites en matière d’écoblanchiment. De sorte que pour se conformer à la tendance sociétale de réduction des effets de bords capitalistes un peu trop clairement patents sur les écosystèmes, il sera bien sûr question de « réduction de l’empreinte carbone » des serveurs informatiques qui gèrent le système d’encryptage.
Ainsi, Kriptown indique compenser l’intégralité des émissions CO2 de ses 25 serveurs, et a décidé dans le cadre de sa nouvelle levée de fonds de (re)calculer son empreinte CO2. De la sorte, les investisseurs ayant participé à ce tour de financement ont aussitôt compensé l’intégralité de leurs émissions « résiduelles »…
La néo-bourse disposera de locaux en région, comme à la grande heure des anciennes bourses régionales, dont la bourse de Nancy, en activité jusqu’à l’orée des années 2000 et dissoute depuis lors.
La bourse contre la vie
La France a compté sept puis six bourses des valeurs régionales jusqu’en 1990 : Bordeaux, Lille, Lyon, Marseille, Nancy et Nantes, qui ont d’abord été des bourses de commerce. Lyon remonte à 1540, Toulouse à 1549 et Rouen à 1566. Elles se sont ensuite toutes effacées devant la Bourse de Paris.
Paradoxe piquant et ironique tout à la fois, alors que le nec plus ultra du calcul algorithmique sert aujourd’hui d’aiguillon au fonctionnement de la « néo-bourse » du Grand Est, c’est précisément la mise en place des systèmes de cotation électronique qui ont fait disparaître les bourses de province dans les années 80 !
Mais qu’est-donc qui justifierait un retour des salles de marché régionales, près de 40 ans plus tard ?
Selon l’association des investisseurs pour la croissance « Cela répondrait à un besoin de plus en plus sensible de fonds propres des PME, qui n’ont quasiment pas accès aux marchés de capitaux ». Des besoins évalués à plus de 20 milliards d’euros (fourchette basse).
Et le retour de ces instances vouées au culte des start-up ne pouvait venir que du Président de la Start-Up Nation lui-même.
L’article 172 de la loi du 6 août 2015 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques (voulue par Macron, alors Ministre de l’Économie de François Hollande) dispose en effet que :
« Dans un délai de six mois à compter de la promulgation de la présente loi, le Gouvernement remet au Parlement un rapport sur la création de plateformes de cotations régionales ou de bourses régionales dans chaque métropole régionale, en hexagone et dans les outre-mer, afin de fournir un outil de circuits courts de financement régional ».
L’amendement est signé du député-maire UDI de Neuilly-sur-Seine Jean-Christophe Fromantin, chef d’entreprise, et accessoirement tombeur du clan Sarkozy dans leur fief municipal.
Il y était question de (re)créer une bourse dans chacune des 13 régions françaises. Succédant aux places financières de Lyon, Nantes, Marseille, Lille, Bordeaux et Nancy, « sacrifiées » en janvier 1991 sur l’autel de la mondialisation des marchés financiers.
La démarche boursière a pourtant de quoi surprendre, même pour un investisseur professionnel ou un particulier aisé, soucieux de varier son portefeuille de titres et choisir les projets les plus porteurs économiquement.
Car la finance alternative connait un développement bien plus spectaculaire, et réellement populaire.
Une alterfinance pleine de ressources
Entre 2017 et 2018, c’était plus 59% de fonds collectés par ce moyen novateur :
Et parmi ces moyens alternatifs aux « bourses », le financement participatif ou « crowdfunding » connait un succès sans précédent.
En 2021, le financement participatif français battait un record avec 1,8 milliard d’euros collectés sur une seule année. C’est 84% de plus que l’année précédente. Depuis 2015, plus de 4,6 milliards d’euros ont été financés par le moyen du financement participatif.
Moyen de soutien financier accessible, il favorise la créativité et encourage l’entreprenariat familial et coopératif, et surtout ouvre à la contribution le champ dédié à l’économie sociale et solidaire (ESS) ou « crowdimpacting ».
Depuis décembre 2015, le crowdfunding est même ouvert aux collectivités territoriales ! Ce mode de financement leur permet de s’engager soit en tant que partenaires de campagnes portées par des administrés, soit en tant que collecteurs pour financer des projets bénéfiques à l’intérêt de la collectivité.
BAROMETRE_CROWDFUNDING-2021_FPF-MAZARS‑3BAROMETRE_CROWDFUNDING-2021_FPF-MAZARS‑5Face à cela, les promoteurs des bourses régionales répondent que le crowdfunding est adapté pour les start-up, mais ne correspond pas aux besoins de PME en développement.
Des « besoins » dont « baguette box », qui n’est ni une start-up, ni même une PME viable, risque de recourir fréquemment…
Car c’est bien là l’illustration paradigmatique de ce que les politiques, au premier rang desquels Jean Rottner, président de la Région Grand est, sont dans l’incapacité structurelle de penser l’utilité sociale, plutôt que le lucre capitaliste protéiforme, dont ils sont coutumiers.
Avec les péripéties de « Baguette box », c’est par définition l’économie des services entendus au sens capitaliste (à quoi l’on ajoute des vocables naze-tech anglo-saxons), qui forme le modèle startupiste ardemment promus par le gouvernement et le personnel politique néo-libéral dans son ensemble.
« Baguette box » aurait eu en revanche toute sa place dans une économie fondée sur l’utilité sociale. Son dessein serait alors de servir les personnes âgées, ou en mobilité réduite, en pain quotidien et pourquoi pas en produits de première nécessité.
Mais dans la seule perspective de l’accumulation du capital par un ou quelques apporteurs de crédit, quel est donc l’intérêt objectif de se faire servir son pain dans une boite en plastique arrimée à son portail ? S’agissant d’un besoin artificiel, comme beaucoup d’autres services ou produits de consommation, il n’y en a aucun. En l’espèce, le plaisir et la gourmandise ne sont-ils d’ailleurs pas décuplés devant l’appétissante odeur de pâte, de sucre chaud, lorsque l’on passe la porte de son boulanger ?
Faut-il que sa baguette soit transportée en véhicule électrique, comme s’il s’agissait là d’un principe vertueux autosuffisant, dont le brevet écologique serait irréfutable ? Au demeurant, le véhicule électrique pour tous est-il la réponse startupienne à la continuation du principe de croissance indéfinie, un peu comme son jumeau, la « compensation carbone » ? Sa fabrication polluante, notamment celle de sa batterie en Chine, interroge-t-elle un tant soit peu les décideurs de la nouvelle économie des services ?
Et les morceaux d’emploi que l’économie des services génère dans son sillage, sous la forme de temps partiels subis, constituent-ils un modèle social à la fois enviable et durable ?
Dans son documentaire « Debout les femmes ! », consacré aux femmes de ménage, auxiliaires de vie sociale et assistantes aux élèves handicapés, le député François Ruffin déclare à la tribune de l’Assemblée nationale, alors qu’il défend une proposition de loi visant une augmentation de salaire pour ces personnels :
« La « société de services » nous est vantée avec gourmandise comme une promesse de bonheur. Forcément, nous sommes du côté des servis. Méfions-nous que cette société de services ne soit pas une société de servitude, avec le retour des serfs et des servantes, des bonniches, sous un nom plus moderne et acceptable, et qui nous laisse à nous la conscience en paix. Notre confort est assis sur cette main d’oeuvre bon marché ».
Assurément une bonne pâte, ce Ruffin !