Ils étaient dix à être invités à un déjeuner « secret » à l’Élysée ; on les nomme « les chouchous du président » : Françoise Fressoz (Le Monde), Guillaume Tabard (Le Figaro), Dominique Seux et Cécile Cornudet (Les Échos), David Revault d’Allones (Le Journal du dimanche), Stéphane Vernay (Ouest France), Nathalie Saint-Cricq (France Télévisions), Benjamin Duhamel (BFM-TV), Yaël Goosz (France Inter) et Alba Ventura (RTL).
C’était le 17 janvier. Alors que l’opposition à la réforme des retraites se structurait et que l’intersyndicale unie lançait la révolte contre un texte honni par une écrasante majorité des Français, M. Macron invite ce qu’il considère comme des « influenceurs » de la presse française.
Il convoque ses chiens de garde de la communication présidentielle !
Quelques voix indépendantes s’en offusquent : comment peut-on encore traiter ces gens-là de « journalistes » ? Edwy Plenel (Mediapart) parle d’un « journalisme de gouvernement » !
Mais immédiatement, la « profession » se mobilise : Le Monde considère que cela fait partie de sa mission, Libération (oui, celui qui se dit de gauche) proteste contre la vindicte qui frappe ses confrères qui ont « eu la chance » d’être convoqué par le Président himself !
En fait, cette petite caste journalistique ne peut pas condamner ceux qui vont à la soupe à l’Élysée, puisqu’eux-mêmes auraient bien voulu faire partie du pince-fesses… Et peut être seront-ils convoqués à la prochaine séance ? Il ne faut donc pas insulter l’avenir…
DE L’INFORMATION A LA COMMUNICATION
Acrimed qui veille à la pluralité de l’information note que « la proximité sociologique et la solidarité de classe qui unit fondamentalement cette élite journalistique avec un gouvernement au service des élites économiques, et l’homogénéité sociale des journalistes-vedettes – que ces derniers travaillent au Monde ou au Figaro, à RTL ou France Inter, à BFM-TV ou sur France Télévisions. Un entre-soi qui n’en finit pas de miner le pluralisme d’un côté, et l’information de l’autre. »
Une telle proximité entre médias et pouvoirs est essentiellement française dans le monde occidental : aucun journaliste allemand ne se ferait le petit télégraphique du Chancelier ! Sa crédibilité serait discréditée à jamais.
Non pas que la presse soit plus indépendante en Allemagne, les journaux sont également contrôlés par des milliardaires, mais le fonctionnement du pays n’est pas aussi vertical qu’en France.
De tout temps, le Président de la République gère les médias : les contenus des journaux sont dictés par l’agenda du gouvernement. Une conférence de presse de M. Macron est immédiatement diffusée en direct sur toutes les chaînes privées et publiques. Elle est systématiquement suivie de plateaux sur lesquels des « éditorialistes » viennent commenter la parole sacrée du Monarque, propos qui sont illustrées par une rediffusion de la conférence de presse découpée en thèmes… Puis la presse écrite prend le relais et c’est ainsi que l’information devient une simple communication…. Une indigestion !
Cette verticalité du système de gouvernance se retrouve également dans le monde médiatique : une poignée de personnes (toujours les mêmes quelles que soient les chaines sur lesquelles ils sévissent) font le « service après-vente » des décisions gouvernementales avec les éléments de langage fournis par les conseillers en communication de l’Élysée et de Matignon !
Ce qui donne bien évidemment une uniformité de ton, d’analyse, avec des critiques juste comme il faut pour donner une impression de pluralisme… Et qui n’est pas étranger au fait que les Français croient de moins en moins les médias…
L’enquête annuelle menée par Kantar et La Croix sur la crédibilité des médias montre qu’en 2022, « un Français sur deux (51%) déclare ressentir « très » ou « assez souvent » de la fatigue ou de la lassitude par rapport à l’information. (…) Si les plus jeunes partagent également ces raisons, ils sont plus nombreux à citer comme causes de leur lassitude : le sentiment que les médias ne parlent pas des sujets importants pour eux ou à se dire dépassés par la quantité d’informations. »
Et pire peut-être : « Parmi les causes de cette méfiance, les doutes sur l’impartialité et l’indépendance des journalistes sont importants. Ainsi, et de manière stable depuis plusieurs années, seul un quart des Français estime que les journalistes sont indépendants aux pressions de l’argent (26%) ou à celles du pouvoir (24%). »
2022–01-21-barometre-confiance-dans-les-mediaL’information en France c’est donc avant tout le fait du Prince ! Et Emmanuel Macron a encore accentué ce procédé.
LA RADIO PUBLIQUE SOUS CONTRÔLE, LES MÉDIAS PRIVES AUSSI…
Peut-être avez-vous été parfois surpris de voir que dans toutes les radios publiques, pourtant à vocation différentes, les informations sont alignées et identiques. Pas un poil ne dépasse. Même une station comme France Culture qui s’honorait de programmes d’information un peu plus pluralistes que les autres, a été mise au pas ! Pour l’instant, les émissions magazines restent un lieu de débats contradictoires mais combien de temps cela peut-il continuer ?
La nomination de la présidente et directrice générale de Radio France est caricaturale ! Mme Sibylle Veil, est une camarade d’Emmanuel Macron dans la promotion « Senghor » de l’ENA (2002–2004), et depuis, ils sont restés en contact. Elle fait depuis partie du premier cercle du président. En avril 2018, (un an après l’élection de M. Macron) elle est nommée, quel heureux hasard, présidente de Radio France par le CSA, après en avoir été la directrice financière pendant cinq ans !
Si les choses se sont aggravées avec Emmanuel Macron c’est qu’il pousse la verticalité du pouvoir à son paroxysme. Et dès lors, ses décisions doivent être communiqués aux Français par le biais de médias qui doivent être sûrs : l’objectif étant non pas de convaincre les Français de la justesse de telle ou telle décision mais de la faire accepter sans trop de réactions négatives.
LA REFORME DES RETRAITES : UN CAS D’ÉCOLE A BIEN DES ÉGARDS
M. Macron et Mme Borne le savaient : la réforme est impopulaire et il faudra jouer serrer pour la faire gober à la population sans trop de dégâts. Deux moyens à mettre en œuvre : fournir aux médias les éléments de langage censés convaincre et dénaturer, voire réprimer les contestations trop importantes.
En de ce début d’année 2023, les syndicats unis comme les doigts de la main appellent à une première manifestation le 19 janvier : tout indique que le succès sera au rendez-vous ! Les sondages sont catastrophiques pour le Président : une écrasante majorité de Français sont contre cette réforme et approuve les actions syndicales. A ce moment, M. Macron pense encore que tout cela n’est pas trop grave, un peu de pédagogie, une bonne purge médiatique et ces Français qui n’ont rien compris au génie de leur Président, rentreront bientôt à la niche.
Deux jours avant la journée d’action, Emmanuel Macron invitait donc les dix éditorialistes à déjeuner à l’Élysée. À l’avant-veille du premier jour de mobilisation contre la réforme des retraites, le président de la République souhaitait leur confier ses états d’âme, pour qu’ils se chargent de les faire savoir, mais sans qu’ils mentionnent leur source, ni le déjeuner. Les dix heureux élus se sont empressés d’obéir, mais la tenue de cette rencontre a fuité.
Parmi les dix, figurent des indéboulonnables soutiens du régime libéral : la dynastie « Duhamel » est présente, avec la mère Mme Saint-Cricq (France 2) et le fiston Benjamin (BFM), Mme Fressoz du Monde, fidèle parmi les fidèles du Président, le Figaro ne devait pas manquer, il y a donc M. Tabard, également éditorialiste sur la très conservatrice Radio Classique. Quant aux Echos, il en fallait bien deux : M. Seux qui sévit quotidiennement sur France Inter et prêche la doxa libérale sans aucune contradiction et Cécile Cornudet, omniprésente sur tous les plateaux télévisés… Bref, toutes ces personnes ont l’avantage d’être « multicartes » et « sûrs » ! En plus, ils interviennent aussi bien dans leur média que dans les nombreuses émissions télévisées ou radio traitant de l’information du jour… De bons communicants, quoi…
Un des participants a un profil intéressant puisqu’il se répand partout comme une « journaliste scrupuleux » et sérieux : Yaël Goosz est aussi bien éditorialiste à France Inter qu’invité permanent dans des émissions comme C’est politique et autres…
Il a, lui, réagi aux protestations qui ont suivi quand la tenue de ce déjeuner a fuité et sa réaction est teintée d’une duplicité et d’une malhonnêteté rare. Acrimed nous en relate les faits.
Vexé, le chroniqueur réagit sur son compte Twitter le 24 janvier : « Que savez-vous de l’usage qui a été fait de cet échange sur l’antenne ? Vous pensez que je suis une machine à recracher des éléments de langage ? Avez-vous écouté les journaux mercredi matin ? Un échange avec le président de la République ne fait pas de vous un perroquet »
Le site prend M. Goosz au mot et voilà le contenu de ses « éditos » sur la radio du service public au lendemain des agapes élyséennes :
Anaïs Feuga (animatrice du journal) : L’enjeu de la journée de demain, pour les syndicats, c’est d’afficher une mobilisation massive : combien de personnes dans les rues ? Certains en espèrent plus d’un million, comme lors des grandes grèves de 1995. Mais pour l’exécutif, peu importe le chiffre qui sera annoncé demain soir – bonjour Yaël Goosz, chef du service politique d’Inter –, car selon le président, la mobilisation ne reflète pas forcément l’état d’esprit des Français.
- Yaël Goosz : Et vous alors Anaïs, comment vous sentez les choses ? C’est la question que pose inlassablement le président en ce moment. Et ce qui remonte ne fait pas paniquer l’Élysée, loin de là. Oui, il y a une inquiétude, une lassitude profonde, les Français enchaînent, encaissent les crises, énergétique, inflationniste, parfois dans leur chair, le Covid. Mais de là à vouloir tout renverser, au contraire pense le président, les Français n’ont pas envie d’un pays bloqué. Et sa réforme va aider. Il n’y a pas que les intérêts défendus par les syndicats, les intérêts de ceux qui sont déjà insérés dans le monde du travail. Emmanuel Macron pense que sa réforme marque un progrès pour les jeunes, les chômeurs et les retraités modestes. Une réforme vue comme un moyen de réarmer le pays, en dégageant de la richesse grâce au fait de travailler plus longtemps, richesse qui peut permettre d’aider l’école et l’hôpital.
- Anaïs Feuga : Et plus question non plus de reculer.
- Yaël Goosz : Alors non, ça, c’est exclu. Que la CGT et la CFDT aient un mandat de leur base pour s’opposer, d’accord, mais lui, il a reçu un mandat démocratique clair des Français, c’est la présidentielle. Personne n’est pris par surprise contrairement à 1995. Alors est-ce le bon moment pour la faire cette réforme ? Le président pense qu’il n’y a jamais de bon moment mais lui est aux responsabilités, en prise avec le réel. Il faut arrêter, nous dit-on, avec l’argent magique d’un État et donc d’un contribuable qui bouche les trous. Un président déterminé, mais caché pour l’instant derrière Matignon. Y a‑t-il encore une marge de négociation ? Seulement si c’est neutre financièrement, on fait des économies, quoi qu’il en coûte.
Perroquet, peut être pas, mais porte-parole du Président sûrement… Et distrait avec ça, oubliant de préciser qu’il a vu le Président la veille… De la modestie, sans doute ?
UNE EFFICACITÉ DOUTEUSE…
Soyons clairs : ces professionnels n’ont pas ventilé les éléments de langage présidentiels sous contrainte, ni attendu, pour nombre d’entre eux, un déjeuner avec le président pour chanter les louanges de la réforme des retraites ! Pour une bonne et simple raison : tous (ou presque ?) l’approuvent, et profitent de leurs créneaux d’expression pour le faire savoir et prescrire leur opinion à cet égard.
Pourtant, le résultat de toutes ces opérations (qui se sont multipliées avec des rendez-vous du soir chez la Première ministre ou les ministricules en charge des dossiers) n’est pas probant. Malgré tout cela, les Français n’ont pas été plus convaincus que la veille ! On a même vu des interventions publiques présidentielles qui ont amplifié l’opposition à la réforme.
Peut-être que l’existence d’une presse alternative (pourtant modeste et ne disposant pas de grand moyen) pour donner un « autre son de cloche » contribue à rétablir un peu de pluralité en publiant d’autres « vérités » ?
Et plus sûrement, il ne faut pas prendre les Français pour des idiots ni des avaleurs de couleuvres : quand on veut leur vendre de la m…, ils savent la reconnaître sans pour autant être passé par une promotion Senghor de l’ENA…