Ser­vi­tude volontaire

Il fait beau, c’est le prin­temps, et un irré­pres­sible désir de net­toyage, de res­tau­ra­tion et d’embellissement s’empare de nom­breuses com­munes sises dans la péri­phé­rie de Mulhouse.

A cette fin, les équipes muni­ci­pales s’adressent à la popu­la­tion, dis­tri­buant des tracts dans les boîtes aux lettres appe­lant les habi­tants à par­ti­ci­per à des jour­nées bap­ti­sées « citoyennes », non sans sub­li­mi­nal sous-enten­du culpa­bi­li­sant : les Tra­vaux d’Intérêt Géné­ral ne sont pas loin.

Les tracts en ques­tion énu­mèrent les dif­fé­rentes tâches par­mi les­quelles l’on est invi­té à choi­sir celle à sa convenance.

Il s’agit, en géné­ral et entre autres, des types de tra­vaux sui­vants : remise en état de bancs publics, réfec­tion de cha­pelle, tra­vaux de pein­ture, dont poteaux incen­die ou façade d’école, désher­bage, amé­na­ge­ment pay­sa­ger et plan­ta­tion de mas­sifs floraux.

Ce ser­vice, cette « ser­vi­tude volon­taire », sur laquelle avait dis­cou­ru en son temps La Boé­tie, serait consen­ti ici au nom du sens de la col­lec­ti­vi­té, d’où l’emploi du terme « citoyen », terme émi­nem­ment flou, dont l’utilisation à tout bout de champ a le don d’agacer, tant il finit par son­ner creux, et qui, au-delà de son sens concret d’appartenance éta­tique (all. « Staat­san­gehö­ri­gheit »), ne veut plus dire grand-chose, ou alors tout et son contraire. Un mot tel­le­ment écu­lé que contri­buer sans bron­cher, en se ser­rant la cein­ture, à rem­bour­ser aux banques l’argent qu’on leur a prê­té, devien­drait éga­le­ment sans peine, à ce compte-là, un acte « citoyen ».

Car on devine bien sûr l’aubaine : sous pré­texte et sous cou­vert d’encourager l’esprit civique des popu­la­tions (y com­pris de la jeu­nesse, puisque éga­le­ment conviée à se joindre aux chan­tiers), il s’agit, avant tout, d’un moyen com­mode de pal­lier les consé­quences des baisses de dota­tion de fonc­tion­ne­ment en cours et à venir que le gou­ver­ne­ment a imposées.

La géné­ro­si­té (sans doute sin­cère pour cer­tains) des habi­tants qui répondent à de telles mobi­li­sa­tions n’est elle-même pas exempte d’arrière-pensées moins altruistes : en effet, les tra­vaux concer­nés étaient jusqu’à pré­sent assu­més, ou par des agents com­mu­naux, ou par des entre­prises ou arti­sans. Se fendre de quelques heures de tra­vail gra­tuit peut, dans cer­tains esprits, avoir comme moti­va­tion, pre­mière ou conco­mi­tante, en consen­tant à ces cor­vées, d’empêcher les taxes d’habitation de grim­per et de ména­ger ain­si son porte-mon­naie. Ce qui me conforte dans l’idée que la pré­ten­due soli­da­ri­té n’est sou­vent qu’une forme supé­rieure d’égoïsme.

Cor­vées ? Tiens, celles, médié­vales, étaient de nature assez voi­sine, et l’on s’en affran­chis­sait alors en … payant (ceux qui pouvaient).

Notre ave­nir, le tra­vail bénévole

La sol­li­ci­ta­tion des jeunes dans ces opé­ra­tions n’est pas ano­dine : il s’agit ni plus ni moins d’une pré­pa­ra­tion idéo­lo­gique à l’acceptation que le tra­vail, à l’avenir, pour­ra être lar­ge­ment non rému­né­ré. Les « jour­nées de soli­da­ri­té » rem­pla­çant le lun­di de Pen­te­côte férié ont pré­pa­ré le ter­rain et, qui sait ? Peut-être que la polé­mique sur le taux com­pen­sa­toire de salaires des dimanches désor­mais ouvrables pour­rait être tran­chée en décré­tant que le tra­vail domi­ni­cal sera doré­na­vant obli­ga­toire et gra­tuit, au nom de la contri­bu­tion citoyenne à réta­blir la com­pé­ti­ti­vi­té éco­no­mique du pays, par exemple (impro­bable, peut-être, impos­sible, pas sûr).

Si l’on vou­lait sau­ver le sol­dat « Citoyen » et lui don­ner une figure accep­table, il fau­drait objec­ter à ces mani­fes­ta­tions qu’elles sont en fait tout bon­ne­ment anti­ci­viques, car elles font tota­le­ment fi de l’emploi en bonne et due forme que ces tra­vaux géné­raient et pour­raient à nou­veau géné­rer, tout en déva­lo­ri­sant, au pas­sage, les com­pé­tences pro­fes­sion­nelles qu’ils requièrent quand ils sont cor­rec­te­ment accom­plis: on le voit, nous ne sommes pas loin de la ques­tion du recours aux ama­teurs dans le spec­tacle vivant déjà évo­qué dans ces colonnes(1), ou des papi-mami béné­voles dans les médiathèques.

Et, comble d’ironie, il n’est pas exclu que se trouvent, par­mi les volon­taires de ces jour­nées « pseu­do-citoyennes », de vrais chô­meurs, qui y par­ti­cipent en espé­rant renouer avec un lien social que la perte d’emploi leur a reti­ré : en vain, car ce qui confère au tra­vail sa digni­té pre­mière est la capa­ci­té d’en tirer des moyens suf­fi­sants d’existence.

Si cette dimen­sion de la citoyen­ne­té n’était pas atteinte, alors, fina­le­ment, ne vaut-il pas, et tout compte fait, encore mieux être esclave que vivre dans la pré­ca­ri­té : après tout, au moins, un esclave est bien nour­ri : le sort du capi­tal constant est, de nos jours, plus enviable que le variable.

Daniel MURINGER

  1. Voir sur ce site : Pra­tiques artis­tiques en ama­teur : rétros­pec­tives (mars 2015)